Jean Prouvost, patron de presse

Tous ceux qui l’ont approché ont été subjugués, Jacques Séguéla en témoigne :

 « Match » fut ainsi mon université en communication. L’amphithéâtre s’appelait  » bouclage « . C’étaient les deux heures fatidiques hebdomadaires où Jean Prouvost, en personne, changeait la face de son journal en scrutant celle du monde. … L’instant qui faisait l’actualité. Des quatre coins du monde, nous ramenions de quoi remplir plusieurs fois l’édition de la semaine. Nous étalions le tout sur la moquette de son bureau. Jean Prouvost allait d’un article à l’autre, l’acceptant ou le refusant, d’un revers de canne, avec une violence qu’il ne maîtrisait pas. Mon journal s’appelle Match, hurlait-il, parce que la presse est un combat et vous ne montrez que de la guimauve. La photo n’est pas une illustration. C’est une information. Foutez-moi tout ça à la poubelle! Mes lecteurs ont besoin de choc, pas de chic. »

Surprenant assemblage de grand bourgeois et de poulbot, il savait se mettre à l’écoute de ce qu’il appelait « le trottoir », cet homme et cette femme de la rue dont il percevait les désirs et les besoins. Ce crocodile avait une âme de midinette et la midinette une âme d’aventurier … » (1)

Sa personnalité marque à la fois le textile et la presse durant près de … 70 ans. Pourtant on parle de lui en oubliant que son activité a été aussi  remarquable avant la guerre, qu’elle ne le fut après la guerre, quand à 60 ans, il poursuivit sa nouvelle carrière pendant 30 ans encore.

Son rôle dans le textile est clairement celui d’un créateur ! Il n’a pas  » reçu  » ce que des ancêtres lui auraient légué. Il a lancé lui même ! Certes, au début,  il a bien imaginé de prendre une place d’associé et gérant dans le groupe Prouvost créé par les deux familles Prouvost et Lefebvre en 1850… surtout après avoir épousé Germaine Lefebvre, mais les Lefebvre se sont opposés à sa venue pour des raisons d’équilibre entre les des deux familles : « un Prouvost pour un Lefebvre ». Il va donc créer  avec un sens marketing éblouissant un secteur qui n’existait pas dans le groupe : le fil de laine à tricoter. Ce sera « la Lainière » sous la marque : Laines du Pingouin, vendues en franchise et qui vont devenir leader sur le marché. Il en confiera la gestion à son fils Jackie et à des grands collaborateurs de talent comme Marc Midol.

Son « come back » après la guerre est impressionnant. Il concerne cette fois son groupe de Presse. Sa période d’avant guerre a été déjà très fructueuse avec les créations que l’on connaît : Paris Soir, Marie Claire, Match… mais c’est avec un acharnement exceptionnel qu’il se remet au travail en 1947 (il a 64 ans ! ) après trois ans de clandestinité, pour reconstituer un nouvel empire : ce seront Paris Match, Marie Claire, Télé 7 Jours, Parents, … sans compter la reprise du Figaro, un défi de taille.

Contrairement à ces fins de règnes douloureuses, surtout dans le textile (Le groupe textile Prouvost SA a fermé en 1999), son groupe de presse a trouvé une relève dans les mains de ses petites-filles. Si le nom de Prouvost est encore connu en 2000, c’est bien grâce à la presse dirigée aujourd’hui par sa petite fille Evelyne du Groupe Marie Claire.

Les collaborateurs de Jean Prouvost dans leurs livres de souvenirs (Marcel Haedrich, Hervé Mille et surtout Philippe Boegner dans son passionnant « oui Patron »), son neveu Albert Prouvost (« toujours plus loin ») ou le Who’s Who du XXe ont largement évoqué son parcours et sa personnalité

Jean (Jehan) PROUVOST est né à Roubaix en 1885 et décédé et inhumé à Ivoy-le-Marron (Loir-et-Cher), en 1978. Il est le fils d’Albert Prouvost-Devemy. Il épouse donc en premières noces en 1905, à Roubaix (Nord), Germaine Lefebvre, petite fille d’Henri Lefebvre-Mathon. Il attendra d’être veuf en 1973 pour épouser en janvier 1974 à Paris, Elisabeth Danet qui l’a accompagné toute sa vie. De son premier mariage, il a un fils Jacques (1906-1960) père de ses cinq petites filles.

Coté textile il sera bien sur gérant de la Lainière de Roubaix mais aussi gérant du Peignage Amédée Prouvost et Cie, créé par son grand-père, puis PDG de la Lainière de Roubaix-Filatures Prouvost-Masurel, cogérant de Prouvost et Lefebvre. L’ensemble devenu Prouvost  S.A.

Il entame sa carrière de journaliste ou plutôt de patron de presse dès 1917, à la demande de Clemenceau et de Louis Loucheur (son compatriote et ministre). Il leur rend le service d’acheter un journal défaitiste, Le Pays, pour le seul motif de le saborder. En 1924, toujours conseillé par Louis Loucheur, il crée la Société française d’information et de publicité dans le but d’acquérir un journal financier, Paris-Midi, mais, cette fois-ci, c’est pour l’adapter à une nouvelle clientèle et le développer.

Dix ans plus tard, Paris-Midi est devenu le grand journal de la mi-journée. En 1930, il acquiert avec Ferdinand Beghin, le quotidien Paris-Soir. Il s’adresse au grand public en recrutant des écrivains et de grands journalistes (Pierre Lazareff, Hervé Mille, Paul Bringuier…) et développe l’usage de la photographie.

En neuf ans, de 1930 à 1939, Paris-Soir passe de 70 000 exemplaires à plus de trois millions et dans le même temps, l’édition hebdomadaire Paris-Soir-Dimanche tire à plus de 2,4 millions d’exemplaires. Puis il crée un grand magazine d’actualités, Match (précédemment hebdomadaire sportif qu’il a racheté, toujours à parts égales avec Ferdinand Beghin, au groupe l’Intransigeant) et un magazine féminin, Marie Claire.

En 1940, du 5 au 16 juin, il entre au gouvernement en tant que ministre de l’Information dans le cabinet Paul Reynaud, où siégeait aussi de Gaulle puis, favorable à l’armistice, il devient Haut-Commissaire à la propagande française du 19 juin au 10 juillet 1940, dans le cabinet du maréchal Pétain, dernier cabinet de la IIIe  République. Après le vote du 10 juillet 1940 donnant au maréchal les pleins pouvoirs, il démissionne et se replie à Lyon en zone sud jusqu’en 1943, créant l’hebdomadaire Sept Jours.

Mais les Allemands continuent de faire paraître le journal sous l’occupation. Après la Libération, il est poursuivi en tant qu’ancien ministre du maréchal Pétain et les Autorités lui refusent de reprendre le titre et les bureaux de Paris-Soir. En 1947, il bénéficie d’un non-lieu. Il a 62 ans et s’apprête à retrouver sa place dans la presse !

Le rebond date de 1949, il relance l’idée du Match d’avant la guerre avec un nouvel hebdomadaire de reportages et de photos en noir et en couleur, toujours avec les Béghin ; c’est Paris-Match.  Toujours avec eux en 1950, il prend une large participation dans le Figaro rachetée à Madame Cotnaréanu, ex-femme du parfumeur François Coty. Ils reprennent le solde en 1965.

Dès 1953, Il relance Marie Claire qu’il préside, puis, en collaboration avec Hachette, créée l’hebdomadaire de télévision Télé 7 jours. Dix ans plus tard, c’est la Maison de Marie Claire et en 1969, Parents. En 1966, Il  rachète avec le groupe Hachette une participation dans la compagnie luxembourgeoise de télédiffusion Télé-Luxembourg et en devient administrateur délégué.

En 1970 : il rachète à Ferdinand Béghin toute la participation qu’il détient dans le Figaro mais ne s’entend pas avec l’équipe de la rédaction. En 1975, supportant encore des charges financières trop importantes, il cède le contrôle du Figaro à Robert Hersant et, en 1976 vend à la Librairie Hachette la plupart des autres titres de son groupe, dont Paris-Match, Parents et Télé 7 Jours, toutefois il lègue à trois de ses petites-filles le mensuel Marie Claire.

Maire depuis 1951 d’Ivoy-le-Marron, dans le Loir-et-Cher, il y décède en 1978, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Durant les années 60 et 70, grâce à son entregent dans la presse, il fait venir à Ivoy-le-Marron, pour la fête de la commune, les artistes les plus connus de France et de Navarre, de Claude François à Johnny et Sylvie, de Bécaud à Mireille Mathieu sous la houlette de Gilbert et Maritie Carpentier. Ces années-là, le Festival dYvoy le Marron, village de moins de 500 habitants, étonne la France entière.

Coté textile, les difficultés vont commencer au début des années 1970. « La Lainière » gère 25 sociétés telles que Pingouin, Stemm, Rodier et Korrigan, Prouvost-Masurel, les tissages Lepoutre. Elle se transforme en holding en 1973 (groupe V.E.V.) ; elle représente alors 2,4 milliards de chiffre d’affaires. Mais le secteur du fil à tricoter entre en crise et l’expansion du groupe à l’étranger (Espagne, Tunisie, Hong-Kong, Porto-Rico) se révèle onéreuse. En 1977, « La Lainière » annonce 200 licenciements. Malgré une restructuration (fermeture du site de Tourcoing et rapatriement de toute la production à Roubaix), l’entreprise reste en difficulté.

La suite de la Lainière tourne ensuite au drame : en 1980 Christian Derveloy, directeur de « La Lainière », obtient la fusion des sociétés Amédée Prouvost, Prouvost-Lefebvre et la S.A.I.T sous la raison sociale Prouvost S.A. Ce groupe éclate en 1986 en deux sociétés distinctes. Le secteur vêtements (Rodier, Vitos,  Stemm…) constitue la société « Intexal ». « La Lainière » ne conserve plus que la branche filature (fils à tricoter Pingouin, Welcomme, Pernelle, industriel de bonneterie et tissage; filiale Christory). Elle représente encore 1,5 milliards de chiffre d’affaires.

Ce chiffre s’effondre au cours des années 1980. Malgré des tentatives de redressement, les ventes de laine à tricoter, qui représentent 40 % du chiffre d’affaires, diminuent de moitié en 1988-1989. Les effectifs se  réduisent au rythme des cessions et des fermetures de sites : 3000 ouvriers en 1988, 2000 en 1989 puis après un nouveau licenciement de plus de 750 personnes, un plan industriel est mis en place. Sont privilégiés le réseau Pingouin (laine et pulls), avec moins de points de vente; le fil industriel, avec une forte réduction de production.

Mais ce plan ne suffit pas à redresser la situation. En 1991, « La Lainière » doit encore licencier 200 salariés. En juillet 1991, Pierre Barberis, nouveau P.-D.G. de Prouvost S.A., décide de spécialiser ses entreprises dans la confection. « La Lainière » (sans la marque Pingouin, qui a été filialisée) est désormais en sursis au sein du groupe. Les effectifs passent à moins de 1000 employés entre 1991 et 1993. Cette situation aboutit à la vente de « La Lainière » en juin 1993 : elle est rachetée par la filature de l’Espierre, société belge dont le directeur, Filip Verbeke, se spécialise dans le rachat d’entreprises en difficulté dans le Nord de la France.

En décembre 1999, La Lainière de Roubaix et ses derniers 208 salariés, rendent les armes  comme l’exprime Yves Durand de façon très poétique dans la Voix du Nord : « Le monument érigé par Jean Prouvost en 1912 vivra ses dernières heures dans la sérénité, embrassant furtivement un millénaire que plus personne n’osait lui promettre.  Quelques mois plus tôt, le Peignage Amédée Prouvost et ses 130 salariés avait déjà fermé ses portes. C’est la fin d’une grande affaire industrielle et humaine. »

A ce moment, en 2000, les magazines du Groupe Marie Claire qui se sont développés à l’International sous la direction d’Evelyne Prouvost-Berry, sont déclinés en 52 éditions à travers le monde, dans 34 pays, sur 5 continents et en 18 langues …

(1) Jacques Séguéla « autobiographie non autorisée » 2009

Posted in Gens de Roubaix, Industriels.

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