La tragédie de la Planche Trouée

Le 30 Floréal de l’An 2 (19 mai 1794), vers minuit, le sous-lieutenant Bernard du 14e régiment de chasseurs à cheval, passant à Roubaix pour aller à Wattrelos, à proximité d’un cabaret que la tradition assure être le cabaret de la Planche Trouée, entendit « des individus qui chantaient vive le Roi ! Vive l’Empereur et Cobourg ! » et qui disaient : « Nous les ferons sauter ces Carmagnoles ! ».
Descendant de cheval, l’officier entra « pour connaître de vue les personnes qui tenaient des propos aussi atroces ». Il vit « un bossu et un autre qui venait du pays autrichien » et qui l’apostrophèrent aussitôt en criant : « Ah ! Voilà un de ces Carmagnoles ».
« Ma présence, dira le sous-lieutenant dans son rapport, ne les a empêchés nullement de tenir les mêmes propos sur ce, j’ai sorti (sic) chercher du monde pour les arrêter ».
 
Sa plainte adressée au Comité révolutionnaire de Roubaix signale surtout deux individus, probablement les plus exaltés, alors que neuf personnes se trouvaient dans le cabaret ainsi qu’en feront foi les interrogatoires ultérieurs. C’étaient le tenancier Auguste Bourgeois et sa femme Victoire Delerue ; Joseph Couteau, le bossu, âgé de 32 ans, ouvrier tisserand et son frère Louis, 38 ans, également tisserand, tous deux domiciliés chemin de l’Hommelet-au-Bois ; Pierre-Joseph Coingnet, boucher ; Pierre-François Cateau dont le métier n’est pas indiqué ; Louis Leclercq, manouvrier et une femme Henriette Martin, demeurant, tous audit Roubaix, plus un nommé Biscot ou Bisloop Alexandre, « marchand demeurant à Ether » (sic).
Averti par le sous-lieutenant Bernard, le lieutenant Delegorgue du 7e régiment de cavalerie caserné à Lannoy se transporta la nuit même dans le cabaret où « des scélérats tenoient des propos aristocratiques ».
A son tour, il entendit les chants séditieux ; il remarqua même que « les frères Couteau étaient les plus acharnés à chanter, surtout le bossu » et il indique « que le nommé Biscot est un coquin qui était à cette orgie avec deux autres hommes dont il ignore les noms ».
On le voit, les officiers s’expriment avec indignation et, à distance, leur attitude devant un délit aussi mince peut nous étonner, surtout si l’on songe que leurs auteurs étaient probablement pris de boisson.
Arrêtés sur-le-champ, les frères Couteau furent conduits devant le Comité révolutionnaire de Roubaix qui procéda à un supplément d’information.
Interrogée la première, Victoire Delerue, sans doute apeurée, confirma les dires des officiers, ajoutant même que « le citoyen Couteau, bossu, étant à boire chez elle, avait crié : « Au diable la Nation ! ».
Joseph Coingnet et Pierre-François Cateau essayèrent de sauver leurs infortunés camarades, sans se compromettre ; le premier en certifiant qu’il s’était endormi et, qu’à son réveil, il avait entendu seulement le mot de « l’Empereur » par Couteau « bossu  de cette commune ». Le second en affirmant « qu’il était passé la nuit gayment sans insulte, qu’il avait chanté une chanson de foutre la chasse à l’Empereur » et qu’il n’avait rien entendu du tout, mais que si de mauvais propos avaient été tenus, ce ne pouvait être que « pendant qu’il était à la cour pour faire ses besoins ».
Les frères Couteau, eux, tout en admettant une partie des faits, essayèrent d’en atténuer la gravité.
Joseph, le bossu, s’il reconnut avoir chanté la chanson « du vieux siège de Tournay » dont le refrain contenait « Vive le Roy », nia avoir crié : Vive Cobourg ! Vive l’Empereur ! Son frère Louis répondit de même, sauf « qu’il chantait les mots de Vive la Loy ! Au lieu de Vive le Roy ! »
On ne sait pourquoi, mais le cabaretier Bourgeois ne fut pas interrogé et il n’est pas fait mention des interrogatoires des autres témoins qui, vraisemblablement, avaient dû s’éclipser avant l’arrivée du lieutenant Delegorgue.
Le Comité révolutionnaire de Roubaix, assez embarrassé, semble-t-il, adressa le lendemain 2 Prairial (21 mai) les frères Couteau au Tribunal criminel de Lille, sous l’inculpation « d’avoir tenu des propos inciviques ».
Incarcérés le jour même à la prison de Lille, les prévenus ne devaient y rester longtemps. Le Tribunal criminel de Lille, en effet, en vertu de la loi du 19 mars 1793 qui prescrivait que les contre-révolutionnaires devaient être jugés révolutionnairement, c’est à dire sans les règles ordinaires de la procédure, était incompétent.
Dès lors, « sous bonne et sûre garde », le 3 Prairial (22 mai), les malheureux furent dirigés sur Arras où régnait Lebon dont la mission dans cette ville, on le sait, fut « un des plus terrifiants chapitres de l’histoire ».
 
Arras avait alors une réputation tellement sinistre que « les voyageurs faisaient des détours de dix lieues pour éviter la ville maudite ». Le sang, en effet, y coulait à flots, les prisons regorgeaient de détenus et la guillotine était de permanence, face au Théâtre sur la place de la Révolution, appelée autrefois place de la Comédie.
Lebon avait fait installer une buvette au pied même de la guillotine et une galerie autour de la place pour les spectateurs ; de son bureau, il présidait souvent aux exécutions, en compagnie de sa femme, une mégère aussi assoiffée de sang que son mari.
Qu’on juge de la solitude morale de nos deux ouvriers roubaisiens perdus sans défense dans cet enfer, sans un ami, sans aucune relation d’aucune sorte.
Ecroués le 23 mai à la fameuse prison des Baudets d’où l’on ne sortait que pour aller à l’échafaud, les frères Couteau devaient être interrogés le lendemain 5 Prairial par Maximilien Joseph Flament, ancien marchand brasseur, devenu juge au Tribunal révolutionnaire, homme cruel autant que son maître Lebon. On a de lui une lettre du 13 Messidor an 2, adressée à ses collègues de Béthune, dans laquelle il donne la mesure de ses goûts sanguinaires :
« Dans la séance d’hier soir, nous avons eu de quoi rire ! Seize cochons, tant mâles que femelles, nous furent présentés. Savoir : six récollets, trois carmes, trois vicaires, une religieuse et trois servantes de ci-devant prêtres… Le tribunal a chômé aujourd’hui… Demain on parle d’une dizaine de têtes à faire tomber… ».
Et c’est devant cet homme que comparurent les frères Couteau. Leur ayant demandé la cause de leur arrestation, ces pauvres gens, cette fois, racontèrent que « se trouvant à boire une goutte dans un petit cabaret du dit Roubaix, le nommé Cateau a commencé à chanter une chanson qui se sentait de l’ancien régime et qu’eux, répondant sans penser à aucun mal, ont chanté avec lui ».
La liste des jurés leur ayant été présentée, à effet de savoir s’ils avaient des « motives » de récusation, ont répondu n’en récuser aucun.  Et pour cause !
Le 6 Prairial au matin, les frères Couteau furent déférés devant le Tribunal révolutionnaire ; l’accusateur public, Caron, dénonça les susnommés couteau comme des « royalistes dangereux en ayant, par des chansons, provoqué dans un lieu public, le rétablissement de la royauté ».
Comme aucun défenseur n’était présent, aussitôt après la lecture de l’acte d’accusation des questions furent posées aux jurés. On croit rêver en les lisant. On leur demandait, en effet, de dire « s’il est constant que les frères Couteau sont des traîtres à la patrie, des royalistes dangereux, des provocateurs au rétablissement de la royauté et de toutes les horreurs qui l’accompagnent ; d’avoir cherché à rétablir la tyrannie, le despotisme et ses malheurs et anéantir la constitution française ».
A l’unanimité, les jurés reconnurent que le fait était constant ; en conséquence, le Tribunal condamna les frères Couteau « à la peine de mort », en spécifiant que « l’exécution aurait lieu dans les vingt-quatre heures, que leurs biens seraient confisqués au profit de la République et que le jugement serait imprimé sans délay en nombre suffisant d’exemplaires pour être envoyé et affiché dans toutes les parties de la République ».
Le jour même, les frères Couteau montèrent sur la fatale charrette et « vers midy », ils étaient guillotinés sur la place de la Révolution ; ils furent les seuls, ce jour-là, à aller au supplice et on peut se demander si le bourreau, Pierre-Joseph Outredebanque, ancien exécuteur des hautes-œuvres de la province d’Artois, « une sorte d’ogre à tournure d’hercule », put contenir son esprit railleur devant la détresse de ces deux ouvriers roubaisiens, car d’ordinaire « il n’épargnait guère à ses victimes les plus ignobles plaisanteries ». L’exécution des frères Couteau jeta la consternation dans Roubaix, en raison surtout de leur situation de famille. Joseph, le bossu, abandonnait à sa femme, née Félicie Carpentier, ses trois enfants âgés respectivement de huit, six et un ans.  Quant à son frère Louis, veuf depuis 1790 de Bonne-Joseph Brassart, il laissait sept orphelins ; l’aînée, une fille, avait dix-sept ans et le dernier quatre ans à peine. 
 
Les frères Couteau furent les seules victimes de la Terreur à Roubaix. L’imagination populaire se plut à transformer leur histoire en une véritable légende que l’historien Théodore Leuridan a rapportée en novembre 1841 dans l’Indicateur de Tourcoing. Dans ce récit, on fait intervenir un mendiant « ivrogne de mauvais renom, à l’extérieur repoussant », surnommé « La Bourgogne » qui aurait été à l’origine de la dénonciation, mais le dossier complet conservé aux archives d’Arras ne parle pas de ce personnage, d’ailleurs peut-être imaginaire.
De même, la rencontre dramatique du bon vieillard, narrateur de cette légende, avec le père des Couteau dans le cimetière de Roubaix en 1795, ne mérite aucun crédit pour la raison bien simple que le père Couteau, à cette époque, était mort depuis vingt-six ans, exactement depuis le 10 décembre 1769 à l’âge de 48 ans.

 Archives Municipales de Roubaix, en-tête de courriers

 

Par Monsieur Charles Bodart-Timal
Administrateur de la Société d’Emulation de Roubaix
Mémoires de la Société d’Emulation de Roubaix, Sixième Série, Tome II, 1979
« Roubaix et les Roubaisiens pendant la Révolution »