Mon vieux Fontenoy

Il y a quelques années que je suis passé dans le Fontenoy, mon quartier de jeunesse. Il n’y avait encore aucune maison abattue, mais il n’y avait plus, non plus aucune âme dans cette partie de rue située entre la rue de l’Alma et la rue de la Lys. Les fenêtres et les portes étaient bouchées par des parpaings pour empêcher toute « réoccupation », toute violation. La mort déjà planait sur ce quartier autrefois si vivant.

J’apprends à présent par mes vieux amis que tout a disparu et que des ensembles s’élèvent maintenant là où nous jouions dans le passé. Que l’on me pardonne d’évoquer cette période de ma jeunesse, mais si, comme je l’espère, nombreux sont encore ceux qui l’ont connue, ils ne pourront que sécher furtivement une larme au coin de l’œil en retrouvant vie, habitudes et habitants de cette époque à présent effacée.

Pour nous, le Fontenoy avait des limites assez nettes. Si l’on prend les axes rue de l’Alma, rue de Fontenoy, formant ainsi une croix, il s’étendait de la rue Saint-Vincent de Paul à la rue Henri Carette dans un sens et de la rue Blanchemaille au château Wibaux de l’autre. Ces limites englobaient des rues secondaires comme la rue Archimède au moins là où elle touchait la rue de l’Alma avec, sur l’un des coins, la crémerie Broutin, sur l’autre l’herboristerie Gras. C’était une rue assez calme, marquée pour moi par deux points remarquables : vers le bas l’école Archimède où j’ai fait mes classes primaires (mon père l’avait fréquentée du temps de Monsieur Lerat, Directeur). En passant, je rappelle que les enfants du quartier se partageaient entre cette école, celle de la rue Saint-Vincent (Directeur Monsieur Vaneste) et celle du boulevard d’Halluin. Le second point, vers le haut, le café « Au Mogador » où nous sommes allés mes camarades et moi, une fois adolescents, jouer bien des parties de billard. Non loin de ce café aboutissait la rue de la Lys bien peuplée jusqu’à sa jonction avec la rue de Fontenoy. Il devait y habiter, si ma mémoire ne me trompe pas, un marchand de charbon bien connu du nom de Boutteville et un chanteur des chœurs du théâtre, Monsieur Lodewick, qu’on remarquait sur la scène à cause de son pied bot. Je me souviens l’avoir vu dans le « Grand Mongol », joué au Casino Grand’rue. L’autre partie de cette rue arrivait à la rue Saint-Vincent de Paul. Si l’un des trottoirs n’offrait que quelques maisons habitées dont celle de Monsieur Thérin, adjoint au maire, qui avait marié mes parents et de nombreux Roubaisiens, l’autre longeait la fabrique Lepoutre et les entrepôts de bois de l’entreprise de menuiserie Derville (mon père y travailla) qui s’ouvrait côté rue de l’Alma face à la rue de la Redoute (actuellement rue Emile Moreau). Les murs de ces entrepôts n’étaient pas pleins, mais les briques, pour faciliter le séchage du bois, laissaient entre elles des intervalles, ce qui nous permettait de faire de l’escalade ou encore d’y cacher des petits billets dont le contenu plus ou moins bien écrit, ne comportait rien de bien compromettant.

Un peu au-dessus de cette rue, et en parallèle venait la rue de Cassel qui, de la rue Saint-Vincent à la rue de Fontenoy, ne comportait que des maisons de maître, mais voyait s’ouvrir face à cette dernière rue, le parc du château Wibaux avec son dispensaire, autre lieu d’ébats pour les enfants du quartier. Ce parc, bordé d’un long mur, descendait jusqu’à la rue Stéphenson, prolongement de la rue Archimède, nous paraissait, à nous les petits, immense. Son gardien Baptiste, homme à la jambe de bois, à la forte moustache, nous effrayait toujours quand il apparaissait, nous chassant impitoyablement de toute pelouse. Quant au jardinier de la ville, Georges, appelé à assurer son entretien, avec le recul du temps, je lui tire mon chapeau quand je pense qu’il tondait toutes les surfaces avec une tondeuse à bras, sans moteur. Quelquefois, le comité des fêtes du quartier y donnait des kermesses. Les loteries, les manèges s’installaient et alors nous ne savions plus nous décrocher de ce lieu paradisiaque sauf pour aller réclamer quelques sous à la maman pour jouer au tirlibibi.

De l’autre côté de cette partie de rue avaient été construits les immenses entrepôts du conditionnement où s’entassaient d’énormes balles de fibres textiles laine ou coton. Toutes ces rues étaient pavées de lourds grès de granit que des ouvriers alors vêtus d’un ample pantalon de velours se resserrant à la cheville, les reins ceinturés d’une bonne flanelle, venaient assez souvent remettre en place.

Après les avoir enlevés, on remettait une couche de sable bien jaune, puis à l’aide d’un outil, sorte d’herminette ou de pioche réduite à la fois marteau d’un côté et pic aplati de l’autre, les ouvriers les replaçaient après avoir enlevé un peu de sable avec la face plate de l’outil et les martelaient de l’autre pour les égaliser. Constamment courbés ou à genoux, ces hommes faisaient inlassablement, sans grands arrêts, ce travail particulièrement pénible. Il n’y avait alors aucune main d’œuvre étrangère si l’on veut bien compter comme Français la plupart des habitants qui étaient venus de Belgique lors de la poussée industrielle textile de Roubaix.

Le Fontenoy était comme un grand village, même si les églises en étaient assez éloignées. Les plus proches étaient Saint-Joseph où je fis ma communion en 1925 et Notre-Dame plus près de la place Chevreul. Chaque printemps voyait les façades être repeintes d’une couche de badigeon fait de chaux plus ou moins teintée, délayée dans l’eau, comme cela se fait encore beaucoup en Belgique. Le soubassement était passé au goudron de houille, noir, luisant, que nous allions acheter à l’usine à gaz dont les énormes réservoirs trônaient dans la rue de Tourcoing.

Dans chaque partie de rue, les habitants se connaissaient bien. Les voisines se rendant facilement visite pour prendre une tasse de café. Ainsi, j’habitais au 146 de la rue de Fontenoy. Je suis né en 1914 à l’Hôpital de la Fraternité, ma mère habitait alors, jeune mariée (mon père était au front), une petite maison cour Decock, rue de l’Alma. Après avoir, comme beaucoup de Roubaisiens évacué en Haute Marne en passant par la Suisse et par la Haute Savoie, j’étais revenu retrouver en 1920 ma grand-mère qui habitait une de ces courées aux petites maisons de deux pièces au rez-de-chaussée et de deux chambres exigües à l’étage, cour Delestrez, rue de Fontenoy. Mes parents avaient loué une maison presque face à cette cour pour y tenir un petit commerce de parapluie et de maroquinerie. Coïncidence, cette maison avait été occupée autrefois par mon grand-père paternel Camille Vandeputte, dit « le Marbré », qui y tenait café. Un jour que mes parents décidèrent d’en changer les deux fenêtres servant de vitrines d’exposition pour une nouvelle vitrine plus large et plus moderne et qu’ils changeaient alors le plancher de bois, vieux, ponctué de trous, on retrouva, là où était le comptoir du débit, des petites pièces d’argent qui s’y étaient perdues…

Quittant cette maison désormais nôtre, mon grand-père s’était installé sur l’angle de rue, en face, et tout le quartier connaissait le café de Camille que fréquentaient les menuisiers de chez Derville et où, aux moments de joie collective, les chaises servant de monture, prenaient de rudes chocs, lorsque les cavaliers, tournant autour de la salle, les menaient au rythme de la « Marche des Forgerons ».

Revenons donc aux voisins de qui je vais évoquer les noms et que bien des anciens, lisant ce journal, reconnaîtront. Nous partons vers la rue de la Lys. Sur l’angle de la rue de l’Alma, c’était le café de Jojo Lemarchand. Ce dernier y avait monté un caf’con’ où chaque dimanche des chanteurs venaient se produire. Venait ensuite la maison de la famille Bray avec Julie, la maman, Emile, le garçon devenu je crois coiffeur, et Luce, une de nos bonnes camarades de jeux. Puis, c’était le magasin de parapluies de ma mère qui n’abandonnera jamais ce quartier où tout le monde la connaissait sous le nom de « Marie Paraplu ».

Il y avait ensuite une petite courée où nous devions aller prendre notre eau à la pompe et qui comportait trois maisons : celle d’Arthur Joye, ex-marchand de charbon. Devant sa maison se dressait le hangar où il rangeait sa voiture et dont la porte cochère, à la grande colère d’Arthur, nous servait d’énorme tableau. La maison du milieu abritait la famille Mervaille. Le papa Camille était menuisier chez Derville. La maman Philomène s’occupait de ses deux garçons : Julien et Fernand. Julien l’aîné, était un de nos camarades. Continuons, après la porte cochère tableau, on trouvait une autre porte cochère : celle d’Henri Frites. Je ne lui ai connu que ce surnom que lui donnaient mes parents tout simplement parce qu’il vendait des frites à la porte du cinéma Leleu. Ses proches voisins étaient les Moutier. Ils avaient un grand garçon trop vieux déjà pour être des nôtres, par contre sa sœur Clotilde est venue jouer au Basket avec nous rue d’Alsace. On rencontrait ensuite la maison plus bourgeoise pour l’époque de Madame Lecomte. Y habitaient aussi Albert, un grand jeune homme étudiant et Yvonne, elle aussi compagne de jeu. On y voyait parfois un parent, professeur d’art, Monsieur Bayens, qui fit un jour un tableau peint de la rue. Puis c’était la famille Vandecaveye, ami d’enfance de mon père et voisine, la famille Monié. Le papa travaillait aussi chez Derville. Il y avait plusieurs garçons dont Albert et Georges un de mes très bons camarades ainsi que plusieurs filles dont Rachel. Leurs voisins, les Dehainin étaient forains. Alors venait la maison de Florine, la mère de mon ami Doyennette, presque mon frère tant il m’a guidé étant jeune. C’était la maison du bon accueil. Je m’y rendais presque chaque jour. C’était le lieu de réunion des amis : Julien, Charlot Georges, André, Roger, moi-même. La famille Dambrine se présentait alors avec sa fille Jeanne que, comme toutes les filles du lieu, nous remarquions naturellement.

Ainsi, voyez-vous, chaque maison était connue, comme si les habitants étaient de la même famille. Il m’est arrivé d’habiter d’autres endroits au hasard de ma profession d’instituteur. Mon dernier poste, à Lille, près de la mairie, m’a permis de connaître, parce qu’elles habitaient le même immeuble que moi, mes collègues directrices des écoles maternelle et de filles, le cafetier voisin parce que je devais y aller téléphoner et c’est tout. Je ne connaissais personne d’autre.

Pour finir et arriver à la rue de la Lys, je pourrais encore rappeler la mémoire d’un ménage dont la femme s’appelait Romanie et le garçon Maurice. Les Horquin, la famille Codron avec notre ami Pierre et la famille Bonte dont le garçon Julien faisait partie de notre groupe de sortie. La famille Mention avec notre ami Charlot habitait une courée située entre la rue de la Lys et les entrepôts de la rue Cassel.

En revenant sur nos pas, l’autre côté de la rue était occupé par l’usine Lepoutre, avec près du coin, sa chaufferie qui déchargeait à même la rue, ses cendres, ses scories, ses grouaches comme on disait et on voyait plus d’une personne venir les trier pour en retirer les morceaux de charbon imparfaitement consumés. Preuve que toutes nos familles n’étaient pas riches et que toute économie était bonne à faire. Au bout de l’usine, on remarquait le café du « Brassard Rouge » qui faisait à manger pour les ouvriers. Cette appellation vient de la guerre 14-18 durant laquelle des déportés je crois, arboraient au bras un brassard de cette couleur. Entre café et usine, il y avait pourtant le long couloir d’une courée où l’on dénombrait Charles Delmotte travaillant au Service des Eaux installé rue de la Lys, Helène Tempermann, amie de jeunesse de mon père, son mari et ses enfants, l’oncle Cyrille qui faisait encore des livraisons avec sa voiture à chevaux. Tout près était l’échoppe du cordonnier Lecomte parent de la dame qui habitait en face. Ensuite venait un ménage dont j’ai oublié le nom, ayant un seul garçon, Marcel. S’ouvrait alors le couloir de la cour Delestrez où logeait ma grand-mère maternelle Joséphine ayant comme voisins : Les Hochedez, Arthur et Mary, Henri, Jacques chez qui venaient parfois ses nièces, dont Irène qu’on lorgnait tous, ma foi. La première maison de la cour faisait partie du café voisin tenu par un homme âgé, très gros, au crâne couvert de cheveux ras : Joseph Dhondt, marié à Zulma et ayant avec lui son fils Edouard et son petit fils Raymond Wadin. C’était un personnage très connu du tout Roubaix, ex-agent de l’Antverpia, une compagnie d’assurance et je le crois aussi si mes souvenirs sont bons, chansonnier patoisant à ses heures.

Enfin venait la maison de Clémence, Madeleine et Blanche et leurs frères, toutes très droites, très douces. Puis la famille Ghesquière aux nombreux enfants dont Aurélie mariée à Monsieur Courcel et Rachèle. La dernière famille avant le coin était celle de Madame Bataille et de ses deux filles Lucienne et Rosa. Le fils Maurice qui y venait parfois a eu, sans trop le savoir, assez d’influences sur moi. Il avait fait l’Ecole Normale de Douai. Je ne sais s’il a enseigné mais il a certainement écrit et participé à des revues. C’est le premier intellectuel que j’ai rencontré. Il m’a donné des vieux cahiers d’Ecole Normale que j’ai longtemps conservés, des livres, j’ai encore celui où l’on trouve l’histoire du Comte Job, des revues reliées dans lesquelles j’ai lu l’Histoire de l’Auberge de la Croix Noire. Il m’a donc entraîné à lire alors que nous n’avions pas de livres à la maison. D’autre part, il possédait aussi un grand sabre de cavalerie qu’il me montrait volontiers et qui m’émerveillait. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » Ca doit être de ce moment que commença à naître mon goût pour tout objet ayant une histoire et mes envies de collectionner.

Le café du coin ex-café Camille Vandeputte, était devenu le café Vammarck. Le père Vammarck avait plusieurs filles, l’une d’elles épousa Francis Versavel qui remplaça son beau-père, une autre Sylvie épousa le demi-frère de mon père Auguste Castelain et je devins ainsi plus ou moins son parent. Francis et mon oncle Auguste faisaient partie d’une chorale : « La Coecilia roubaisienne » dont les sorties étaient toujours remarquables. Roubaix, Tourcoing connaissaient encore d’autres chorales à cette époque : les Cric-Sik (je ne garantis pas l’orthographe), les Quarante et je crois qu’il y avait aussi le coin de la rue de la Lys et d’Archimède : Les Maboules.

Tous ces gens se côtoyaient, se fréquentaient sans aucune retenue, sans gêne : on s’interpelait dans la rue, on y bavardait longuement, on allait boire le café, on allait entre voisins ensevelir les morts, on faisait à leur intention une quête en portant de maison à maison les mortuaires, on rendait une dernière visite au gisant sur le lit de mort. Ainsi suis-je allé, tout jeune, avec maman, « voir » François, « chaux » comme on disait, Ghesquière. C’était la première fois que je voyais un cadavre.

Les dimanches de carnaval, ou le mardi gras, je pouvais rester de deux heures à six heures au « grillage de la rue de l’Alma », une courée près du café Cordule où mes parents m’envoyaient acheter un litre de bière à la fois, sans cesser de voir passer les travestis. Il se constituait aussi souvent, par quartier, des groupes costumés qui se rendaient au Fresnoy pour concourir. L’un de ceux créés au Fontenoy fut celui des « Diables Rouges ». Il y eut aussi « Les Nourrices » et « Les Poupons ».

Les soirs d’été, le dimanche, tous venaient s’assoir sur le seuil des maisons trop petites et trop chaudes, seuil en pierre bleu qui devait provenir de Tournai, et la rue entière offrait ce spectacle de voisins assis côte à côte bavardant, se reposant avant de reprendre le travail du lundi à l’appel des sirènes d’usines que chacun savait identifier : « Tiens ! Voilà Vanoutryve ! Ah ! C’est Lepoutre ».

La rue offrait encore le spectacle des marchands ambulants. Il y avait chaque jour le laitier Marcel, gros et rouge de visage, qui venait de Bondues dans la campagne proche, avec une voiture légère attelée d’un cheval ; il puisait de sa mesure réglementaire en fer blanc le lait à même le bidon. Nous ne connaissions guère le lait en bouteille ou en brique. Il ne m’a jamais empoisonné ce lait, bien qu’il lui arrivât les jours d’orage, de tourner à peine sur la cuisinière à charbon.

On remarquait aussi le lourd chariot transportant un gros tonneau plein de lait battu. Ma mère en achetait et nous mangions alors, ce soir-là, une espèce de soupe dans laquelle entrait du riz et parfois des morceaux de pomme : le goût en était un peu aigre mais je crois que tout ce monde aimait le lait battu, denrée de prix modique.

Témoignage de J.N. VANDEPUTTE
Septembre 1993
Posted in Patrimoine Quartiers, Pierres de Roubaix and tagged , , .

2 Comments

  1. Pingback: Cyrille VANHERREWEGHE (1856-1930) et Françoise VERMERSCHE (1858-1929) – NOTRE GRANDE FAMILLE

    • Merci pour votre témoignage. Connaissez-vous quelqu’un de particulier au sein de la SER à qui je transmettrais votre participation ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *