Eugène Mathon, Patron du Textile

Beaucoup ont entendu parler de l’entreprise MATHON et DUBRULLE mais peu connaissent la personnalité du fondateur Eugène MATHON, un bourgeois catholique entreprenant, sorti du tableau de REMBRANDT « Le syndic des drapiers », un homme qui a dominé l’industrie de la laine en France comme AKYO MORITA domine la firme SONY aujourd’hui. Un patron en avance sur son temps dans beaucoup de domaines et qu’il convient de resituer dans l’histoire de son époque.

Né sous le Second Empire, il en connaît la chute, puis sa vie se déroule pendant la 3e République, parlementaire. avec ses gouvernements changeants. Il est contemporain de la Révolution industrielle, de ses transformations sociales, des idéologies nouvelles, du développement du catholicisme social; il connaît la Belle Epoque, la guerre 1914-1918, les difficultés de l’après guerre, la reprise économique, la grande dépression des années 30 et la montée des fascismes…

Eugène MATHON un patron issu d’une famille de tradition textile 

Au Moyen Age un bourgeois du nom de Jehan MATHON s’installe à Arras pour la fabrication de draps fins, que continue son fils. Ce dernier chassé sous Louis XI, s’implante à Avesnes-le-Comte en 1479 où il établit un peignage, un tissage, une filature de laine et de lin… Plus tard, le grand père d’Eugène, Henri MATHON, vient à Roubaix en 1832 après avoir épousé une roubaisienne en 1800, Adélaïde Lepers. Son père, prénommé aussi Henri est fabricant de tissus, c’est lui qui est à l’origine des écoles libres de Roubaix, il épouse Céline Warembourg.

Eugène est le 3e fils de ce mariage, né le 21 décembre 1860 à Roubaix. Son éducation est essentiellement humaniste, à base de latin, donnée au couvent des dominicains Albert le Grand à Paris, qui reçoit surtout les jeunes gens des familles industrielles du Nord : il y côtoie Eugène MOTTE, les frères LE BLAN… Son père s’associe à un ancien officier Jean DUBRULLE. Les deux rachètent le tissage SCREPEL-ROUSSEL à Roubaix. Eugène épouse Louise MOTTE, soeur de son camarade de collège, il succède à son père, non sans avoir appris le tissage et l’anglais. En 1887, il achète un terrain Boulevard Gambetta à Tourcoing près de la voie ferrée… Il y a là 150 métiers.

Qui est-il ce nouveau patron tourquennois ? Un homme de grande taille, fortement charpenté, solide, tranquille, un industriel lettré et cultivé : c’est ÉRASME pour les idées, STENDHAL pour la prose, TACITE pour l’argumentation, un homme qui veut bousculer les routines, ennemi de la médiocrité, parfois chimérique, et ignorant des obstacles qui se dressent devant lui

Son épouse Louise est une femme dynamique et « sociale ». Du couple naissent 4 filles dont 3 meurent rapidement. Pour lui, la famille est un élément essentiel dans la société : en 1897, il fait bâtir une maison en bordure du Boulevard d’Armentières à Roubaix, au milieu des vergers et des près.

 Eugène MATHON, un patron novateur dans son entreprise

A l’usine, les ouvriers apprécient « Monsieur Eugène » pour ses connaissances du métier, à la différence des autres patrons. Il a compris l’importance du bureau d’études sur le bureau de vente : sa grande préoccupation est le « sacro saint » prix de revient. Il pense aussi qu’il faut informer l’ouvrier et a l’idée de faire des conférences à l’intérieur de l’usine, il rédige même un décalogue du chef d’entreprise « le premier devoir d’un patron est de ne pas faire faillite » écrit-il.

Eugène MATHON a bien compris que l’économie est mondiale. En dehors de Tourcoing, d’abord, il possède une filature de laine peignée à Anor « les Anorelles » et un tissage à Avelghem en Belgique, mais surtout il dispose d’agences dans tous les continents : 24 en Europe, 4 en Asie, 3 en Afrique, 2 en Amérique, 12 en Amérique Centrale, 12 en Amérique du Sud et 4 en Océanie.

Les établissements MATHON associés à Maurice DUBRULLE (fils de Jean) fabriquent des articles réputés pour hommes et femmes : des lainages, des doublures en tous genres : en 1899, ils font construire un important établissement de teinture et d’apprêts et une retorderie de l’autre coté du Boulevard Gambetta, soit au total 3 000 ouvriers et 1 000 métiers.

Eugène MATHON travaille avec son beau-fils Eugène RASSON : leur marque est Gallus symbolisée par un coq sur un globe… de l’inusable ! Il s’intéresse à son personnel auquel il donne des primes de fidélité : « la prime tabac » et une participation aux bénéfices non négligeable quand les affaires marchent bien.

 « Rester à Tourcoing, c’est brouter au piquet » dit son beau-frère (le Motte), c’est pourquoi il voyage à travers le monde. On le retrouve aux Indes, au Sénégal, au Japon (« nous n’avons rien à leur apprendre » dit-il des japonais), et à Honolulu. C’est là que malade en 1935, il rentre en France et décède quelques temps plus tard d’une embolie, le 23 novembre 1935, à Paris.

Eugène MATHON, un patron aux fonctions multiples 

Eugène MATHON a cumulé les fonctions. Il est juge au Tribunal de Commerce de Roubaix, président du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, il est l’organisateur de l’Exposition internationale de Roubaix en 1911 ; pendant 1914-1918, il est délégué régional de la Croix Rouge.

Sa femme, elle, est infirmière. Après la guerre, il crée l’Association des sinistrés du Nord de la France, il est conseiller du commerce extérieur, en 1922, il est président du Syndicat du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, administrateur de la Banque de France et président de l’Union des fabricants de tapis de France.

Eugène MATHON, un patron « frondeur » 

Il critique le régime parlementaire de la 3e République et ses incapacités. Dans les banquets, il admoneste même les ministres. Il se retrouve à droite dans l’Action Française (condamnée par la papauté en 1926). C’est ainsi qu’avec les adhérent de cette dernière, il se rend à Rome en 1923 pour y rencontrer Mussolini et le Pape. Il est foncièrement anti-marxiste et hostile à toute tendance qui s’y rapprocherait, tels ceux qu’A. Cavalier évoque dans son livre : les « Rouges chrétiens ». S’il admet l’encyclique de Léon XIII « Rerum novarum », il s’en prend aux Républicains démocrates et aux prêtres « sociaux ».

Eugène MATHON. un patron paternaliste et social

Son catholicisme le porte au paternalisme. Il est à la fois chef et père dans l’entreprise et estime qu’il doit assurer à son personnel des retraites, des allocations familiales, des logements : il fait construire pour ses ouvriers les maisons de la rue Pasteur à Mouvaux, reprenant une initiative ancienne, il crée les allocations familiales, donnant à l’ouvrier père de 4 enfants, un sursalaire équivalent à 5 jours de travail payés en plus.

La question sociale l’amène à créer le Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing en 1919, dont il confie le secrétariat à un homme qu’il a rencontré l’année précédente Désiré Ley et qui groupe, en 1921, 312 usines soit 60 000 salariés. Pour remettre en marche l’économie, après la guerre 14-18, il pense qu’il faut un accord capital-travail et donc un nouveau système économique fondé sur la corporation, avec des syndicats d’entreprise, garants de la paix sociale, théorie s’inspirant de Le Play (1806-1882) et de la Tour du Pin (1834-1924), et des corporations de métiers organisées au niveau local, régional et national, sans intervention de l’Etat, comprenant la corporation économique et la corporation sociale. C’était sans compter sur la guerre, la Révolution russe de 1917 et le bolchévisme.

Eugène MATHON, un patron face aux syndicats chrétiens 

Après la loi de 1889, s’étaient formés des syndicats tels CGT ou CGTU (unitaires), en 1920, se constituent les syndicats chrétiens, la CFTC par exemple, Eugène MATHON les critique parce que selon lui, ils pratiquent la lutte des classes, se font des alliés des « Rouges » et attaquent les patrons qui donnent des allocations familiales. C’est pourquoi il rédige deux rapports qu’il soumet au Pape Pie XI. Le premier fin 1923, le second en 1924, dans lesquels il critique les Syndicats chrétiens et les prêtres qui les soutiennent.

Dans les conflits sociaux de l’après guerre, notamment ceux d’Halluin : grève chez SION, grève des « Dix Sous » (1928-29), le consortium, par Désiré LEY, s’en prend plus aux syndicalistes chrétiens qu’aux unitaires ; dans ces grèves longues et dures, les grévistes ont besoin de soutiens financiers pour aider leurs membres. C’est pourquoi ils lancent une souscription à laquelle participe Monseigneur Achille LIENART, ancien curé-doyen de St Christophe à Tourcoing, devenu évêque de Lille, prenant ainsi nettement position.

Cela entraîne une réaction d’Eugène MATHON et une réponse de l’évêque de Lille : « J’ai rempli mon devoir de charité en venant au secours de la misère physique, lorsqu’un conflit social en vient à menacer des vies et des santés humaines, la charité doit aller au secours de ces misères, elle n’a pas à se demander qui a tort et qui a raison ».

C’est pendant ces conflits qu’arrive la réponse de Pie XI aux rapports d’Eugène MATHON, prenant acte de ce qu’a fait le Consortium mais critiquant les méthodes de Désiré LEY et reconnaissant l’action des Syndicats Chrétiens, réponse publiée dans la « Semaine religieuse » par celui qui devint à 46 ans le Cardinal LIENART. L’action du Consortium et de Désiré LEY se continue dans les années de crise 1930-1931, mais son attitude intransigeante amène plusieurs patrons à faire dissidence…

Eugène MATHON a donc été un capitaine d’industrie, une personnalité qui a défendu sa profession, sa région, qui a eu des idées d’avant garde. N’a-t-il pas préconisé la décentralisation ? mais il n’a peut-être pas bien perçu les changements du monde de son époque.

Les établissements MATHON et DUBRULLE deviennent UTINOR en 1964, puis sont rachetés par TERNYNCK Frères en 1972. Aujourd’hui ils n’existent plus, mais il reste la mémoire de ce « patron choc » qu’a été Eugène MATHON.

Par Francis Delannoy

 

Posted in Gens de Roubaix, Industriels.

3 Comments

  1. Super ! Nous recherchions ces « éléments’ depuis longtemps et sommes heureux de de retrouver cela avec une grande clarté !! …
    Merci

  2. Mon père a été au service de Monsieur Rasson, beau-fils de Monsieur Mathon. Parfois, petite fille, j’accompagnais mon père chez Madame Mathon mère, que mon père appréciait. Il semble me souvenir qu’elle me donnait quelque friandise ! C’était dans les années 1950….

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