n°29 Octobre 2020

n°29

Éditorial par Gilles Maury p.5

Un incroyable retour, le carnet des procès-verbaux de la SER retrouvé !

par Josiane Deroubaix et Gilles Maury p.6

L’effervescence sociale à Roubaix au temps de la « Belle Époque » (1871-1914) par Pierre Ketels p.10

La Piscine enrichit son fonds roubaisien par Germain Hirselj p.15

Gaby Verlor, une grande artiste de Roubaix par Pierre-Henri Malbrel p.18

Roubaix comme vous ne l’avez jamais vu par Evelyne Gronier-Renaut et Gilles Maury p.20

Souvenir des années 1900

Souvenirs du confinement

Un chantier exceptionnel, Les travaux à la Condition publique

Roubaix disparu pour de mauvaises raisons ?

Une usine flambant neuve, le tissage Motte à Leers vers 1900

L’abbé Georges-François Brédart 1764-1824, le prêtre qui a influencé, par correspondance, l’histoire de Roubaix par Bernard Catrice p.38

Un missionnaire roubaisien en Chine : la vie du père Gustave Thieffry par Marc Lehoucq p.46

Grande Guerre / épisode 13 : Août 1914, un Roubaisien au siège de Maubeuge par Anne-Thérèse Dhelft p.52

Bibliographie : Nouvelles lectures à propos de Roubaix… par Pierre Leman p.54

Jules Verne à Roubaix

Jules Verne

2005 sera l’année de la célébration du centenaire de la mort de Jules Verne. Nous nous devions bien de contribuer à cette célébration, car l’auteur des Voyages Extraordinaires a fait l’honneur d’une visite à Roubaix. Cela se passait il y a 125 ans et nous allons en témoigner.

La visite de Jules Verne dans la ville aux mille cheminées

Le 18 mars 1880, vers 13 h 27, deux voyageurs descendent du train de Lille, dans la petite gare triste de Roubaix. En effet, à cette époque, la grande ville industrielle n’a pas la gare que nous connaissons encore de nos jours, ni cette superbe avenue1 qui aurait permis à nos visiteurs de rejoindre la Grand Place rapidement. Il ne semble pas que telle ait été leur destination. Le Journal de Roubaix, qui est le plus grand quotidien et le plus informé de la ville, ne mentionne aucune réception municipale pour Jules Verne et l’imprimeur Danel.

Car c’est Jules Verne en personne, qui rend visite à la cité du textile. A 52 ans, le grand écrivain est célèbre, il a déjà plus de vingt ans de littérature à son actif. Célèbre, mais pas forcément reconnu. Le Journal de Roubaix qui fait allusion à sa venue par un entrefilet paru le lendemain de la visite, cite des titres en se trompant légèrement, ce qui est étonnant pour un journal d’habitude si rigoureux : Voyage autour du monde, pour le Tour du monde en 80 jours, Six semaines en ballon, au lieu des Cinq semaines initiales, seuls Michel Strogoff et l’île mystérieuse, sans doute plus récents, échappent à l’écornage.2 Doit-on à un typographe distrait ces coquilles, ou l’auteur de l’article n’a-t-il fait que survoler l’œuvre de Jules Verne ? Il est vrai que le romancier n’a pas forcément de bonnes relations aux yeux du quotidien roubaisien : son éditeur Pierre-Jules Hetzel est républicain, publie Victor Hugo et Proudhon, et a lancé en 1864 le Magasin d’Education et de Récréation, une revue bimensuelle destinée à la jeunesse et aux familles. Il compte parmi ses auteurs un camarade d’exil, Jean Macé, le fondateur de la ligue de l’enseignement et grand militant laïque.

Qu’est donc venu faire Jules Verne à Roubaix ? On a dit de lui qu’il était un visionnaire, qu’il avait anticipé un grand nombre d’inventions dans ses Voyages Extraordinaires3. Mais Jules Verne est plutôt un vulgarisateur de la science, qui, à défaut d’être un scientifique lui-même, se documente énormément, et a le souci de la cohérence et du détail. Roubaix est donc un terrain d’investigation et il va visiter plusieurs entreprises qui lui permettront d’avoir une vision d’ensemble de la fabrication textile.

Le peignage Amédée Prouvost

C’est ainsi qu’il se rend à la filature de MM. Motte, Legrand et Mille, située au n°22 de la rue des longues haies, puis à l’entreprise de teinturerie et d’apprêts de M. Alfred Motte à deux pas, rue du Coq Français. Il rejoindra le tissage mécanique d’Henri Delattre père et fils aux n°10 à 18 rue du Curoir, et terminera par le peignage mécanique de M. Amédée Prouvost, rue du Fort et du Collège. Pour terminer son périple, il ira admirer la tapisserie des Flandres fabriquée par l’entreprise Prouvost jeune, au n°33 rue des Lignes. Vraisemblablement perturbé, le journaliste roubaisien se trompe de peignage, citant MM. Allard-Rousseau, ce qui entraîne une rectification dans un second article tout aussi bref. Jules Verne a-t-il rencontré les industriels au moment de sa visite ? Rien ne permet de l’affirmer. Sans doute a-t-il été accueilli par le directeur de chaque fabrique, et guidé par les techniciens qui pouvaient lui fournir les renseignements nécessaires.

L’article mentionne le but supposé de la venue de l’écrivain en ces termes : il est sans doute venu chercher dans notre centre industriel quelque nouveau type dont il ferait le héros d’un de ses futurs ouvrages. Non décidément, on n’a pas lu Jules Verne au Journal de Roubaix. Bizarre, quand le même journal publie en feuilleton depuis quelques semaines le très sombre et très triste Sans Famille d’Hector Malot publié chez …Hetzel !

Les visites se sont effectuées au pas de charge. Arrivé par le train en début d’après midi, Jules Verne quitte Roubaix vers 19 heures. Ses observations ont-elles été utilisées dans un roman paru ultérieurement ? Le meilleur moyen de le savoir, c’est de nous pencher à nouveau sur l’œuvre d’un homme qui a bercé notre enfance, et qui un jour s’est intéressé à la ville aux mille cheminées. N’était ce pas un titre à la Jules Verne ?

1 Il faudra attendre 1882 pour l’avenue et 1888 pour la gare.

2 5 semaines en ballon 1862, le Tour du Monde en 80 jours 1872, l’île mystérieuse 1874, Michel Strogoff 1876.

3 Les Voyages Extraordinaires sont composés d’une série de 62 romans.

Cet article a paru dans la revue Gens et Pierres de Roubaix n°1  de Janvier 2006

La charte des Drapiers de JJ Weerts

Parmi tous les personnages rassemblés autour de La Charte des Drapiers, détail insolite, deux et deux seulement semblent se désintéresser de la scène. Leur regard se porte ostensiblement vers les spectateurs que nous sommes. Bien peu savent que ces échevins parmi d’autres ne sont qu’en apparence des échevins parmi d’autres, puisqu’il s’agit là du portrait du peintre Jean-Joseph WEERTS, reconnaissable à son abondante barbe en bataille et du portrait du maire de la ville, Eugène MOTTE, visage glabre et plein, empreint d’une fière et sereine autorité.

Pour qui connaît l’histoire de La Charte des Drapiers de Roubaix, œuvre monumentale décorant la prestigieuse salle de réception du nouvel hôtel de ville inaugurée en 1914, ce double regard complice adressé au spectateur est plus qu’un simple clin d’œil, une coquetterie de peintre, voire une réminiscence des pratiques en vogue dans les tableaux de la Renaissance. Il faut savoir en effet que sans l’œuvre respective de l’un et de l’autre, du peintre réputé et de l’industriel devenu premier magistrat de la cité, La Charte des Drapiers n’eût probablement jamais vu le jour. Ce double regard complice n’exprimerait-il pas la connivence de deux hommes qui, associés par le talent dans la célébration d’une ville au faîte de sa gloire, savourent à travers la symbolique de l’œuvre accomplie, le rassurant bonheur d’un succès bien mérité ? L’itinéraire des deux hommes tendrait à le faire croire.

Weerts et Motte

 

Buste de Weerts au Parc Barbieux ©EG

Jean Joseph WEERTS est originaire de Roubaix. Très tôt, il témoigne de dispositions étonnantes pour le dessin. Dès l’âge de douze ans, il est élève de l’Ecole de Peinture de la ville, dirigée alors par CELER-LETOMBE. Ses progrès sont si rapides qu’il ne tarde pas à obtenir successivement tous les prix. En présence d’un tel talent, souligné par les critiques et la presse régionale qui suivaient avec un grand intérêt la carrière du jeune artiste, le Conseil Municipal de Roubaix, sur la proposition de deux conseillers municipaux, vote la toute première pension annuelle de la ville d’un montant de 1 200 francs attribuée au jeune WEERTS, pour lui permettre de se perfectionner à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.

Et c’est ainsi que WEERTS arrive dans l’atelier du grand Maître Alexandre CABANEL et y commence sa carrière parisienne. Celle-ci est féconde et sa notoriété ne cesse de croître. Chaque année, il présente ses œuvres aux salons parisiens et aux salons à l’étranger lesquelles seront remarquées et couronnées par des distinctions :

–    Hors concours au Salon des Artistes Français ;
–    Médaille au Salon de Londres en 1875 ;
–    Grand Prix Wicar à Lille en 1877 ;
–    Deuxième médaille à l’Exposition universelle de 1889 ; etc…

Nul doute que sa carrière, son œuvre, ont constitué le centre de l’existence de WEERTS. C’est à elle qu’il consacre la majorité de son temps. Les heures qu’il ne passe pas dans son atelier à brosser ses innombrables portraits ou à préparer ses grandes œuvres monumentales, il les partage entre sa famille à laquelle il voue une constante affection, ses amis du monde artistique qu’il ne cessera de fréquenter toute sa vie, ses attaches roubaisiennes auxquelles il restera fidèle jusqu’au bout. Sa vie durant, il entretient en effet des relations privilégiées avec bon nombre de notables de la ville : il participe à toutes les expositions organisées par la Société Artistique de Roubaix-Tourcoing, et il a assuré pendant près de 25 ans les fonctions de Président de l’Association des Anciens Elèves de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries Textiles (E.N.S.A.I.T.).

Jean-Joseph WEERTS est avant tout un portraitiste mais il s’est acquis également une grande réputation en matière de décoration monumentale :
–    En 1887, il réalise le décor du plafond de la salle du Conseil à l’Hôtel de Ville de Limoges ;
–    En 1882, celui du musée Monétaire de l’Hôtel de la Monnaie à Paris ;
–    En 1894, les voussures de l’Hôtel de Ville de Paris ;
–    En 1903, la galerie Sorbon à la Sorbonne ;
–    En 1911, l’hémicycle de la Faculté de Médecine de Lyon.

Itinéraire brillant donc, édifiant, que celui de ce modeste fils d’ouvrier parvenu au sommet de la gloire et au statut d’artiste officiel de la République grâce à son talent et aux encouragements de sa ville natale. Parfaite incarnation du labeur justement récompensé, Jean-Joseph WEERTS est un artiste intégré à la société de son époque : l’un et l’autre vivent en symbiose, pour le plus grand profit de tous.

Ce qui vaut pour l’artiste, vaut également, mutatis mutandis, pour le grand industriel qu’est Eugène MOTTE. Comme WEERTS, il est né à Roubaix. Fils d’Alfred MOTTE-GRIMONPREZ, chevalier d’industrie à la tête de multiples usines textiles, fondateur de l’Association des Patrons Chrétiens, payant d’exemple dans son entreprise par une politique sociale audacieuse, il aurait pu s’endormir sur les lauriers et la fortune de son père. Il n’en est rien. Très tôt, il fait ses premières armes en prenant la direction d’un grand tissage au nom évocateur : « Le Laboureur ». Poursuivant le sillon tracé par son père, il se retrouve à la tête d’un véritable empire industriel. On le décrit comme « un très bon organisateur, un patron laborieux et obstiné, un homme simple et net qui parle flamand à ses ouvriers belges, d’une vie limpide et dont la vigilance s’étend sur l’éducation de ses onze enfants, tout autant que sur ses autres charges ». Comme WEERTS, il porte un grand intérêt à sa ville natale. Sans doute est-ce pour cela qu’il finit par se lancer dans la politique. Vainqueur du socialiste Jules GUESDE, il parvient à conquérir la mairie en 1902. Aussitôt, entouré d’une équipe de conseillers dévoués et compétents, il met en place une politique de renouvellement du cadre urbain, dont l’un des principaux éléments est la construction d’un nouvel Hôtel de Ville à Roubaix. La décision est prise par le Conseil Municipal le 8 février 1905, approuvée ensuite par le préfet en 1907.

Pour mener à bien cet ambitieux projet, Eugène MOTTE n’hésite pas à faire appel à Victor LALOUX. Célèbre architecte parisien, à qui l’on devait entre autre la gare d’Orsay. Dans l’esprit de son promoteur, l’Hôtel de Ville devait symboliser l’essor de Roubaix, qui à l’époque était parvenue à la suprématie en matière d’industries textiles. Cette suprématie, Eugène MOTTE, la verra confirmée en 1911. L’année même où l’Hôtel de Ville dresse enfin son imposante silhouette néoclassique en plein cœur de la ville, se tient à Roubaix l’Exposition Internationale du Textile. Le succès populaire et le retentissement économique de cette manifestation consacrent la réussite de la capitale du textile qu’est devenue Roubaix, comme ils consacrent la réussite de son maire qui voit, avec bonheur, aboutir en même temps ses ambitions d’industriel, d’homme politique et de Roubaisien fier de l’être, grand patron au service de sa cité.

Lorsqu’en 1911, la municipalité de Roubaix décide de décorer la prestigieuse salle de réception du nouvel hôtel de ville, les deux itinéraires se rejoignent : Eugène MOTTE choisit Jean-Joseph WEERTS et dès lors, entre les deux hommes, la complicité s’instaure. Le choix du sujet ne fera l’objet d’aucune controverse. Ce sera l’octroi à la ville de La Charte des Drapiers. Le sujet n’est pas nouveau, mais il réunit de multiples avantages.

D’abord, il est dans l’air du temps de décorer les bâtiments nouvellement construits au moyen de vastes reconstitutions historiques. L’influence de MICHELET, sans doute, très attaché à exalter le passé national. Ensuite, la charte symbolise la naissance de la ville manufacturière. Depuis le Moyen Age en effet, l’essor de Roubaix est associé à la promesse faite par le duc de Bourgogne, comte de Flandres à son vassal Pierre de Roubaix, d’accorder aux drapiers du bourg, une charte leur permettant de tisser des draps de toutes laines. L’existence de cette charte n’est pas attestée. Mais qu’importe. Car enfin, ce que le maire et son Conseil demandent à l’artiste, n’est pas d’être fidèle à l’histoire, fut-elle en l’occurrence plus mythique que réelle, mais d’exalter la réussite présente en récupérant au profit du Roubaix moderne le mythe ancien. Il s’agit en somme, d’établir un parallèle entre le Moyen Age, époque du premier essor de la ville et ce début du 20e siècle, marqué par l’éclatant renouveau d’un cité au faîte d’une renommée désormais mondiale, attestée par le succès de l’Exposition Internationale du Textile, et, ce faisant, de transcender le temps, de signifier urbi et orbi aux citoyens de la ville comme aux cités voisines, ces éternelles rivales, que la réussite de Roubaix n’était pas un fait de hasard, mais qu’elle était en quelque sorte, inscrite dans sa destinée.

Transcender le temps, magnifier le présent en exaltant le passé, Jean-Joseph WEERTS était bien l’homme d’un tel programme. La salle de réunion, bientôt baptisée « Salle Pierre de Roubaix » afin de mettre en valeur le futur cadre où se situerait l’œuvre et de le mettre en cohérence avec le sujet retenu n’attendait plus qu’une chose : que l’artiste se mît au travail. Ce qu’il fit, dès que furent arrêtées les conditions financières.
Trois ans plus tard, La Charte des Drapiers était achevée : WEERTS avait magistralement atteint l’objectif que lui avait fixé Eugène MOTTE, comme nous allons pouvoir en juger maintenant en analysant le détail de l’œuvre.

Analyse de l’oeuvre

 

Le tableau de Weerts à l’Hôtel de ville de Roubaix ©D. Bonnel

 

La décoration monumentale se présente sous la forme d’un rectangle surmonté d’un léger arc de cercle. La naissance de cet arc de cercle est soulignée de chaque côté par un renflement. Les angles du bas ont été épargnés et toute la toile est cernée d’un épais cadre mouluré doré. Ce dernier est interrompu dans sa partie basse par un cartouche explicatif. L’œuvre est particulièrement intégrée à l’architecture de la pièce et à ses proportions. Elle occupe en effet tout un mur agrémenté de décors stuqués où elle s’insère en son centre, entre deux piliers blancs. Elle bénéficie ainsi d’un espace entièrement autonome au milieu d’un mur stuqué qui joue le rôle d’écrin. Les dimensions de la pièce sont telles que le spectateur dispose de tout le recul nécessaire pour apprécier la toile dont les coloris sont en totale harmonie avec son environnement, et mis en valeur par la lumière naturelle.

Pour célébrer la Charte des Drapiers, WEERTS a choisi de saisir l’instant précis où la charte est montrée aux bourgeois de la ville, en présence de Pierre, Seigneur de Roubaix, alors premier chambellan de Charles le Téméraire. La scène se déroule dans une grande salle, probablement une halle échevinale, largement ouverte sur le bourg où se dresse l’église Saint-Martin dont le clocher est entouré d’échafaudages, et sur la campagne environnante. Au premier plan, à gauche, se trouve Pierre de Roubaix, assis dignement dans un imposant fauteuil de bois sculpté à la manière d’un trône. Ce trône est surmonté d’un dais, décoré d’un dorsal recouvert par un riche porte-étendard, tenant fermement la bannière de Bourgogne en témoignage de droit féodal. Au centre de la composition se trouve le héraut qui montre la charte aux échevins et aux bourgeois. Ces derniers occupent toute la partie droite du tableau. Ils sont contenus derrière une marche, comme pour instaurer une hiérarchie. Dans le fond, WEERTS a placé un paysage marqué par une rivière qui trace une large et douce courbe, avant de rejoindre l’horizon, sorte de ligne flexible, ponctuée par les ailes des moulins laissant suggérer l’existence d’une brise légère, soulignée par le frémissement des bannières.

Comme dans la plupart des œuvres monumentales de Jean Joseph WEERTS, la Charte des Drapiers a été construite selon un schéma rigoureux et ostensiblement centré. Le centre est constitué par la charte et son héraut. C’est à partir de ce point qu’il a construit son tableau. Un faisceau de lignes part de cet endroit pour se rendre dans presque toutes les directions. Il s’agit d’une ordonnance symétrique, de type classique, avec un personnage central et de chaque côté, une répartition plus ou moins égale de participants ayant pour rôle d’équilibrer les masses. Tout est organisé pour produire de l’effet au niveau de la figure centrale qui prend appui sur un carrelage fortement rythmé laissant parler les diagonales. Par ce procédé, l’artiste peut isoler, sans aucune difficulté, cette figure centrale qui gagne ainsi en puissance.

Dans sa première pensée, WEERTS avait déjà imaginé cette construction centrée à laquelle il est demeuré fidèle. Le sujet y est traité dans son ensemble, sur un papier de couleur beige et aux dimensions restreintes (14,2 cm x 18,5 cm). Cette esquisse a été construite en profitant des axes que propose la géométrie. C’est elle qui règne et donne le sentiment d’une liaison profondément ordonnée par la puissance de la ligne. Ce simple dessin s’attachant davantage aux formes et aux structures qu’aux textures, témoigne que déjà le point central était la charte.

C’est à partir d’elle qu’un faisceau de lignes rayonnantes est créé attirant irrésistiblement le regard. Le tracé libre, et néanmoins ferme, suggère les formes. Mais la vivacité, l’agilité et l’éloquence du trait lui confèrent indiscutablement vie et spontanéité. Situé sur la partie gauche du dessin, Pierre de Roubaix domine assurément la scène, assis sous un dais, entouré de sa suite placée en contrebas. Face à lui, en décalé, se trouve le héraut montrant la charte aux spectateurs. Une foule compacte l’accompagne de telle sorte qu’un certain nombre de personnages la composant sont représentés vus de dos ou de profil.

Le risque majeur dans ce type de composition est évidemment une certaine monotonie engendrée par la vision d’une multitude de dos ou de profils. WEERTS en a très certainement pris conscience puisqu’il a introduit des modifications qui, à elles seules, changent l’esprit de l’œuvre. C’est ainsi qu’en déplaçant Pierre de Roubaix pour le ramener au premier plan, non plus isolé, mais parfaitement entouré des ordres privilégiés, noblesse et clergé, WEERTS supprime, dans l’œuvre définitive, la hiérarchie qui prévalait dans sa première pensée et règle également le problème de la multiplication des descriptions de dos ou de torsions d’épaules en présentant les personnages de face, ce qui lui permet d’exercer pleinement son talent de portraitiste.

Il place en outre son chevalet, non plus au centre de la pièce, mais dans l’angle droit, toujours en surplomb. De ce fait, le spectateur se voit attribuer une place de tout premier choix. Pour souligner sa construction d’inspiration purement classique, l’artiste a introduit dans son décor des verticales et des horizontales, décidant une fois pour toutes du caractère tectonique du tableau. Un calque, issu de la collection HAHN acquise récemment par le Musée de Roubaix, permet d’appréhender avec clarté la construction de l’œuvre. D’autant que ce calque, dépourvu de ses figurants, s’attache uniquement à dégager le décor architectural, à la manière d’une scène de théâtre.

Les maisons sont fondées à la fois sur les lignes verticales et les horizontales. Les puissantes verticales proviennent de l’épais pilier de soutien et du mur auquel est adossé le fauteuil de Pierre de Roubaix. Fonction supplémentaire dévolue à ses deux éléments, ils jouent en effet le rôle de stabilisateurs à l’intérieur du cadre.

Pour en rompre la monotonie et atténuer l’impression de lourdeur, WEERTS a placé une bannière frémissant aux jeux du vent. On observe également la présence d’obliques. L’une de ces obliques est formée par la marche du carrelage derrière laquelle est contenue la foule des échevins situés sur le côté droit. L’autre oblique prend naissance au-dessus de la tête de ces mêmes notables, pour se terminer en pointe, sur le personnage de Pierre de Roubaix. Non content d’apporter des obliques d’inspiration baroque, il a recours également à une ligne serpentine pour décrire le mouvement du héraut. Elle débute par le bras gauche tendu, passe par le bras droit appuyé sur la taille. Ce geste produit à la fois un déhanchement, une cambrure des reins du personnage et une torsion des épaules. La ligne se poursuit sur la jambe d’appui pour s’engager le long de la cuisse gauche décalée en arrière et revenir à nouveau sur la jambe droite pour atteindre le talon et finir à l’extrémité du soulier à la poulaine. C’est le principe de l’équilibre balancé appelé Contrapposto que l’on retrouve dans la ligne chère à MICHEL-ANGE.

En manifestant un sens aigu de la forme solidement structurée, combiné avec une appréhension dynamique de l’espace rappelant les grands maîtres flamands comme VAN EYCK, WEERTS prouve dans cet exemple, sa parfaite assimilation des leçons du passé. En ce qui concerne l’organisation des masses colorées, le peintre a accentué leurs effets par une habile utilisation de la lumière. Les tâches claires sont réparties au centre du tableau. Elles concernent exclusivement le héraut, le jeune page qui lui fait face et le paysage.

Les taches sombres sont en revanche reléguées dans les deux parties latérales. Le rôle de ces deux masses sombres est évidemment de contribuer à la mise en valeur du héraut. Ce dernier a fait l’objet d’une étude préparatoire qui a été reprise totalement dans l’œuvre définitive pour ce qui est du mouvement. Les retouches de l’artiste se limitent à la modification de la couleur des chausses –du noir on passe à un ocre jaune -, à l’introduction de chaussures à la poulaine, et à l’amélioration du tracé de la charte. Il a en effet préféré un dégradé de couleurs jaunes ponctuées des taches rouges des cachets de cire.

Le personnage a ainsi gagné en finesse et en harmonie. Les coloris qui s’attirent et s’attisent sont un heureux dégradé de jaunes d’une grande luminosité, accentuée par le mouvement des drapés des manches créant des ombres chaudes. Les modifications introduites par WEERTS sont minimes, mais suffisantes cependant pour percevoir son désir d’augmenter l’intensité globale du jaune en faisant presque jaillir une couleur pure, près d’une coloration sourde conjuguées à des demi-teintes.

Face au personnage central, et en guise de réponse au héraut, se tient le jeune page fixant le regard émerveillé, la charte que brandit le héraut. Le peintre l’a représenté à l’aide de couleurs pastel, une tunique rose pâle par-dessus une chemise blanche et des chausses bleues claires. Placé devant le groupe des notables où prédominent les couleurs sombres. Ce jeune page fasciné joue le rôle d’ambassadeur du groupe qui le suit. Il est le seul à poser le pied sur la marche des officiels et par ce geste, il relie les deux groupes, celui de la suite de Pierre de Roubaix, constituée de la noblesse et du clergé, et celui des échevins et bourgeois.

De style purement tectonique et traités à la manière de portraits de groupes, ces derniers personnages sont formés par la juxtaposition de figures dont chacune a une importance et un rôle à jouer. L’unification se trouve justement dans le rôle de chacun dans la scène. Ils sont tous certes eux-mêmes, des spectateurs de la proclamation de la charte, mais sans se détacher du mouvement d’ensemble, ils constituent un motif dominant d’ordre du tableau et lui confère son rythme. Leur rôle est de faire apparaître les différentes classes sociales : noblesse, clergé, bourgeois, paysans, rassemblés, réunis, unis, émus par l’événement qu’ils partagent en commun.

L’intensité des regards en direction de la charte est telle qu’elle met en valeur deux personnages qui, tout en s’intégrant parfaitement à cette scène idyllique ne s’intéressent qu’aux spectateurs que nous sommes. L’un d’entre eux, le troisième situé à droite, vêtu du peliçon marron à grandes manches frangées n’est autre que le peintre lui-même. Le second, placé à l’extrême droite du tableau, s’appuie sur une canne, porte une aumônière pendue à la ceinture. Il est habillé d’un peliçon de couleur bleue recouvert d’une chasuble ocre jaune et coiffé d’un chaperon noir dont la queue du turban décrit un mouvement circulaire sur sa large poitrine. De ce personnage, le musée de Roubaix possède deux études à peu près semblables dans l’attitude mais différentes quant aux visages. La première porte à l’inventaire le nom de Jean. Il s’agit de Jean CAU, ami personnel du peintre, homme d’affaires roubaisien dont la corpulence présentait des similitudes avec celle du maire de l’époque Eugène MOTTE et qui en conséquence a servi de modèle au peintre. La deuxième étude est répertoriée comme étant le portrait d’Eugène MOTTE. Celui-ci adopte la même attitude que jean CAU, mais le regard cette fois est ostensiblement dirigé vers le spectateur, comme pour l’inviter à participer à ce moment solennel ou encore le prendre à témoin de l’importance de l’événement.

Bon nombre d’études de personnages de La Charte des Drapiers relèvent de l’art du portrait. En réalité, nous l’avons vu, la charte constitue un regroupement d’hommes et de femmes en une vaste galerie de portraits, témoignant de l’attrait qu’exerçaient les visages sur la personnalité du peintre. Ainsi l’une des deux femmes élégantes placées au côté de Pierre de Roubaix n’est autre que le portrait de la fille de l’artiste : Jeanne AURICOSTE-WEERTS. L’homme situé à sa gauche est le portrait d’un adjoint au maire de Roubaix, Edouard ROUSSEL, l’un des deux ecclésiastiques représentés, l’évêque, a pris les traits de Monseigneur BERTEUX. Le musée de Roubaix possède une esquisse préparatoire d’Edouard ROUSSEL et de l’évêque. La touche serrée, lisse et précise à laquelle WEERTS était attachée dans les œuvres achevées, fait place ici dans ces études, à un traitement nerveux. La vivacité de la touche, le sentiment de la couleur et de la lumière font songer irrésistiblement aux effets des impressionnistes. Ce ne sont que larges coups de brosse, jetés à la hâte, avec force et conviction, laissant apparaître la couche de préparation de la toile. Les expressions des visages sont reproduites avec une grande économie de moyens, peu de matières pour la plupart. Quant aux vêtements, les traits verticaux, horizontaux ou entrecroisés prouvent que l’artiste souhaitait aller à l’essentiel : donner un ton, un mouvement, une expression. Les personnages sont représentés dans des attitudes conventionnelles. Il est fort probable que l’artiste a voulu accorder une priorité à l’impression d’ensemble, à l’atmosphère, plutôt qu’aux personnages eux-mêmes.

Il est évident que Jean-Joseph WEERTS s’est servi de son entourage et des personnalités en vue, pour fixer les traits des notables incarnés dans sa décoration. Dès lors, elle se transforme en un véritable kaléidoscope des hommes et des femmes qui peuplaient l’univers du peintre. Si cette pratique constitue une spécificité au 19e siècle, il n’en demeure pas  moins qu’elle a été utilisée de tout temps : Raphaël, en peignant L’Ecole d’Athènes par exemple, constitue à cet égard un exemple connu.

Après avoir saisi les traits des visages, l’artiste a replacé les personnages qu’il a fabriqués dans le cadre du Moyen Age. Pour cela, il a réuni une abondante documentation dans laquelle il a puisé. Ses carnets de croquis révèlent qu’il a consulté Les Chroniques de FROISSART et celles de Georges CHASTELLAIN ainsi que la FLANDRIA ILLUSTRATA de SANDERUS, les travaux de Charles BOURGEOIS. Mais sa source majeure est le travail encyclopédique de VIOLLET-LE-DUC. Muni de ces différents matériaux, le peintre a réalisé des études à la mine de plomb, rassemblées dans un carnet de croquis n° 14.

Il s’agit d’études de personnages de la bourgeoisie, de marchands, de seigneurs, de paysans flamands, de hérauts d’armes, d’arbalétriers et d’archers, de coiffes féminines et masculines, d’étendards, de portraits de PHILIPPE LE BON et de CHARLES LE TEMERAIRE qui ont servi de base à la description des différents personnages figurant dans l’œuvre achevée. Ainsi, la plupart des hommes d’armes ont été construits grâce aux indications de VIOLLET-LE-DUC.

Le porte-étendard, par exemple, représenté appuyé contre l’épais pilier porte le vêtement de guerre, la brigantine, décorée de spallières, ces sortes de cercles légèrement coniques qui permettaient de protéger la poitrine des coups, et des genouillères de fer. Il est coiffé d’un chapel de fer sans visière posé sur une longue tunique de mailles, le haubert. De la main gauche, il maintient un pavois, c’est à dire un long bouclier décoré aux armes du comte de NIEUWERKERKE : le château à deux tours crénelées et reliées. De la main droite, il empoigne la hampe d’une bannière dont le carnet de croquis conserve une étude préparatoire complétée des indications de WEERTS.

Derrière ce porte étendard apparaît un homme revêtu de la tenue réservée aux arbalétriers, peut-être en hommage à Pierre de ROUBAIX qui institua l’Ordre des Arbalétriers de Saint-Georges. Les traits du visage sont les mêmes que ceux du soldat se trouvant dans le groupe de la noblesse, mais présenté cette fois de profil.

Les femmes de l’aristocratie entourant Pierre de Roubaix ont aussi été décrites à l’aide des indications de VIOLLET-LE-DUC. Elles portent une robe à collet en pointe de fourrure descendant jusqu’à la ceinture. Elles sont coiffées du hennin d’où s’échappent des voiles de mousseline. L’une d’entre elles a des voiles de plus grande envergure et une voilette transparente retombant sur le visage.

Le cavalier portant bannière, placé à la droite du tableau, dissimulant en partie une autre bannière à l’emblème du lion morné couronné, est en revanche une réplique de Gilles de RAIS d’après une illustration d’Howard PYLE. Placé à l’extrémité du groupe des bourgeois et marchands, sa fonction essentielle est de fermer le groupe des spectateurs.

La mise au point du portrait de Pierre de ROUBAIX a été plus délicate et dépasse les indications fournies par VIOLLET-LE-DUC. De lui, l’artiste a en effet réalisé une copie d’un dessin du portrait de PHILIPPE LE BON, figurant dans le carnet n° 14  qui sera repris dans l’œuvre définitive pour ce qui est du vêtement. Cependant, la solennité du moment exigeait que Pierre de ROUBAIX fût représenté, non pas debout, mais assis majestueusement dans un fauteuil. Aussi, le dessin a-t-il été retravaillé, comme le prouve une étude préliminaire. Pierre de ROUBAIX apparaît donc  assis, revêtu du costume traditionnel de velours rouge, ceint du collier attaché à l’Ordre de la Toison d’Or –ordre créé par le duc de Bourgogne en 1430-. Quant au visage, nous savons qu’il a préoccupé le peintre puisque ce dernier n’a pas hésité à se rendre au musée de Berlin afin d’étudier un portrait attribué à VAN EYCK. C’est en réalité Baudouin DE LANNOY, dit Le Bègue, seigneur de Molembais et non Pierre de ROUBAIX dont on ignore encore, de nos jours, la véritable physionomie. Aux pieds de Pierre, WEERTS a représenté un tapis sur lequel figure un écusson répété tant au sommet du dais que sur le dorsal et emprunté lui aussi à VIOLLET-LE-DUC. En revanche, l’attitude de Pierre, et le mobilier qui l’entoure, relèvent de la pure tradition de la peinture religieuse de VAN EYCK, en particulier dans La Vierge du Chanoine Van Der Paele, que WEERTS est allé admirer à Bruges ou encore de Pétrus CHRISTUS dans La Vierge à l’Enfant assistée de Saint Jérôme et Saint François.

Pour qui connaît l’œuvre de Jean Joseph WEERTS, il est aisé de constater que La Fête du Lendit et La charte des Drapiers offrent, en bien des aspects, de grandes similitudes. On peut donc en déduire que WEERTS s’est inspiré aussi de lui-même. Bon nombre de musiciens composant les différents cortèges, qu’ils soient à pied ou à cheval, sonnant de la busine ou frappant du tambour, se ressemblent. De même, certains visages des spectateurs de la foule accusent les mêmes traits et portent les mêmes vêtements. Il est vraisemblable que l’artiste a réemployé des études qu’il avait réalisées au cours des dix années (1894 à 1904) qu’il a consacrées à l’élaboration de La Fête du Lendit.

Dans l’emploi des coloris, WEERTS nous réserve une allégresse de couleurs d’une grande vivacité encore visible de nos jours. Ainsi, le vêtement de Pierre de ROUBAIX est parcouru de plis épousant la position des jambes, provoquant des jeux d’ombre et de lumière. La masse carminée devient alors plus ou moins sombre. L’effet de masse est atténué par la présence de deux autres couleurs, le bleu cobalt des manches et le vert foncé du chaperon dont le pan est négligemment posé sur les genoux à la manière d’un voile. En guise de réponse, on retrouve ces mêmes couleurs dans le groupe opposé, le rouge pour le rocher qui cerne la poitrine, le bleu cobalt et le vert foncé sur de longs pourpoints.

La richesse de la variété des couleurs est accentuée par le jeu de la lumière avec laquelle le peintre joue pleinement. Elle provient de la droite du tableau, se plaque sur les corps dont les ombres se reflètent sur le carrelage, et tressaille sur les visages pour mieux en laisser jaillir le modelé. WEERTS s’est astreint à exécuter les modelés en couches transparentes, appliquées après séchage, sur des couches intermédiaires isolantes, afin d’intensifier la luminosité. Ainsi, les formes étaient modelées dans des tons successivement clairs et foncés, les limites de chaque ton se fondant dans le précédent.

Cette méthode, fondée sur la superposition de couches picturales de nature différente et jouant entre elles par transparence est aussi celle qu’aurait, semble-t-il, utilisé le peintre VAN EYCK. De la sorte, on obtient de subtiles combinaisons difficiles à atteindre autrement.

Tout aussi complexe est l’application de la couche finale par la pose d’un vernis. Appliquée sur une peinture parfaitement sèche, la couche de vernis doit être aussi légère que possible pour former un enduit délicat qui préserve ainsi les couleurs des atteintes du temps. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, l’œuvre de Jean joseph WEERTS ait conservé sa luminosité première.

Si de nos jours  La charte des Drapiers frappe par la vivacité de ses couleurs d’origine, on sait, par la correspondance du peintre que le choix des pigments et la mise au point de la technique ont retenu toute son attention. La Charte des Drapiers est une détrempe. C’est une technique extrêmement délicate. Séchant vite, elle exige une grande rapidité d’exécution et une sûreté de la main car elle accepte mal les repentirs. Mais elle offre d’excellents résultats, une grande intensité dans les tons si elle est préparée et appliquée avec soin et dextérité. Les archives du peintre contiennent un certain nombre de correspondances échangées avec une usine installée à Dusseldorf en Allemagne, spécialisée dans la fabrication de matériels, liants et de pigments destinés aux peintres. Toutes les lettres sont rédigées et signées par le fabricant lui-même, Anton RICHARD. Elles sont datées la première du 27 juillet 1912, la dernière du 26 mai 1914. Ces lettres apportent un grand nombre de renseignements sur les précautions prises par WEERTS pour sélectionner ses couleurs, mais également témoignent du souci constant qu’il avait de s’entourer de toutes les garanties nécessaires quant à la méthode de marouflage idéale pour de grandes compositions murales. Les explications qu’elles contiennent permettent en outre d’affirmer avec certitude que toute cette correspondance s’attache à la réalisation de la décoration de Roubaix : La Charte des Drapiers.

Le choix de WEERTS pour un fabricant allemand n’est pas le fait d’un hasard, mais plutôt le fruit d’une longue recherche. En effet, un article de Denis-Henri PONCHON nous apprend les déboires de Jean Joseph WEERTS survenus pendant le marouflage de la dernière décoration monumentale qu’il avait réalisé, en 1911, à Lyon sur le thème Un Concours d’Eloquence à Lyon, Sous Caligula. L’huile contenue dans l’enduit de marouflage appliqué sur le mur avait en effet traversé la toile par les trous réalisés lors du report du tracé du dessin. Ce fut une véritable catastrophe pour WEERTS. L’œuvre devait être inaugurée trois jours plus tard, et ce laps de temps fut très court pour procéder à sa réparation, c’est à dire faire disparaître les coulées sombres d’huile, qui, si elles n’étaient pas traitées rapidement, risquaient de détériorer définitivement le tableau. On comprend ainsi pourquoi le peintre a procédé à une enquête fouillée. En aucun cas il ne souhaitait le renouvellement de cette sinistre aventure. En même temps, cette expérience révèle aux historiens de l’art les difficultés techniques que posent non seulement le choix des pigments, mais également la méthode employée.

Anton RICHARD suggère à WEERTS d’abord d’enduire la toile avant de la peindre avec la colle spécialement conçue par sa fabrique, et d’avoir recours à cette même colle pour délayer les couleurs, si son choix de pigments se porte sur les couleurs gouache à la caséine. Dans l’hypothèse d’une préférence pour les couleurs marbres à la caséine, où d’emblée la force liante est trop pauvre Anton RICHARD conseille l’utilisation de son eau fixative à la caséine. Les quelques couleurs que WEERTS commande à ce moment-là lui permettent d’effectuer une série d’essais qui aboutissement à une nouvelle correspondance avec Anton RICHARD. Ce dernier conseille WEERTS sur la méthode susceptible d’accroître d’adhérence des pigments à la toile et lui propose un nouveau blanc de zinc, mélangé d’un tiers de céruse qui devrait lui donner entière satisfaction. Après plusieurs essais et la réalisation d’un tableau, avec les couleurs d’Anton RICHARD, apparemment un portrait, WEERTS décide de porter son choix pour la réalisation de La Charte des Drapiers de Roubaix sur les couleurs marbres à la caséine. D’autres commandes de pigments interviendront. Nous savons qu’il s’agira encore de couleurs marbres à la caséine.

Les réponses d’Anton RICHARD prouvent cependant que la grande hantise de WEERTS demeure ce qui a trait à l’encollage de l’œuvre sur la paroi. Deux correspondances d’Anton RICHARD tentent de répondre à ce souci, et d’ôter toute crainte dans l’esprit du peintre, de se retrouver dans la même situation qu’à Lyon. Le premier conseil donné est celui d’enduire le revers de la toile de liant caséine Q, le deuxième est d’appliquer ce liant non dilué et à la brosse, puis le troisième conseil est de bien laisser sécher. L’avantage de ce procédé qui se base sur une colle à froid, est de garantir une plus longue durée d’assemblage que la colle chaude à la gélatine, qui s’emploie ordinairement. La fluidité de la colle chauffée étant un risque de pénétration et d’altération des peintures, il vaut mieux dans ce cas utiliser une colle à froid qui ne présente pas ce type d’inconvénient.

La lettre du 26 mai 1914 se fixe pour objectif de rassurer à nouveau le peintre sur les risques d’écaillage : si des craquelures doivent se produire, répond Anton RICHARD, c’est peu de temps après l’application des couleurs. S’il n’y en a pas eu à ce moment-là, il ne faut alors rien redouter. Anton RICHARD poursuit en expliquant les diverses opérations du marouflage. Il ajoute à sa correspondance un mode d’emploi détaillé de trois pages dactylographiées.

Pour diminuer les craintes de WEERTS, il lui signale le cas d’un artiste peintre allemand, le Professeur H. PRELL, de Dresde, qui avait exécuté les grandes peintures sur toile destinées aux murs du Palais CAFFARELLI à Rome, abritant l’Ambassade d’Allemagne en Italie. Cet artiste avait eu, lui aussi, les mêmes appréhensions que WEERTS pour le marouflage. Il s’est servi de la colle de la Maison RICHARD, en suivant scrupuleusement les indications et en a retiré une très grande satisfaction. Anton RICHARD propose à WEERTS non seulement d’entrer en contact avec lui, afin d’écarter de son esprit toutes les craintes qu’il pourrait encore avoir, mais encore de le rassurer totalement en faisant venir à Roubaix, un spécialiste allemand du marouflage, Monsieur GERHARDT qui pourrait faire le voyage dès lors que l’enduit posé sur le mur serait tout à fait sec. Compte tenu de la dimension de l’œuvre, il envisage pour réaliser le marouflage une période de deux jours. Nous n’avons retrouvé aucun élément susceptible d’affirmer, lors de l’opération du marouflage, la présence de Monsieur GERHARDT à Roubaix.

En avril 1914, l’œuvre est achevée et l’artiste la présente d’abord au Salon de la Société Nationale des Beaux Arts. C’est un véritable succès. Elle est en effet remarquée par le Président de la République d’alors, Raymond POINCARE et par la presse nationale et internationale. Citons par exemple le commentaire élogieux du NEW-YORK HERALD :

« Le grand panneau décoratif peint par WEERTS pour l’Hôtel de Ville de Roubaix est traité par cet artiste avec sa haute conscience et sa profonde connaissance de la peinture murale. Monsieur WEERTS a su admirablement éviter les écueils de la peinture documentaire. Son œuvre est très vivante et aura le plus grand succès ».

Pendant ce temps, la ville de Roubaix s’apprêtait à célébrer officiellement l’inauguration de  La charte des Drapiers et la promotion de l’artiste au grade de Commandeur de la Légion d’Honneur (41).

L’Association des Anciens Elèves de l’ENSAIT prit la direction des opérations. Il fut décidé d’organiser « une magnifique réception, comme jamais Roubaix n’en fit » (43). La cérémonie fut fixée le 19 juillet 1914. Ce matin-là, venant de Paris, l’artiste fut accueilli à la gare de Roubaix. Et sans plus attendre la fête commença. La presse nous en livre aujourd’hui l’écho : « un landau le dépose à l’Hôtel de Ville… les rues sont pavoisées, la foule se presse le long des trottoirs pour acclamer l’illustre enfant de Roubaix (44) ». Lorsque le voile qui recouvrait La Charte des Drapiers tomba, un cri d’admiration unanime monta de la foule « vive WEERTS ». De nombreuses allocutions furent prononcées. Ainsi celle de Victor CHAMPIER, Directeur de l’ENSAIT qui loua l’œuvre en ces termes : « Cette composition s’harmonise à merveille avec la pâleur des murailles qui l’entourent et la tache colorée qu’elle produit quand on la considère dans son ensemble, agréable aux yeux, ni trop claire, ni trop éclatante, d’un ton apaisé, bien réparti et soutenu, répand dans toute la salle comme un air d’allégresse aimable et distingué ».

Ce fut une fête inoubliable pour WEERTS qui, malgré les difficultés qu’il éprouvait à parler en public déclara : « Ma ville natale a été pour moi, durant le cours de cette journée mémorable, la plus douce et la plus bienfaisante des mères ». La cérémonie se termina par un concert.

Un message ?

A la lumière de toutes ces festivités, il est indéniable que cette journée fut la consécration à la fois de l’œuvre et de l’artiste. Et pour cause, puisqu’il avait non seulement rempli son contrat, mais qu’en outre il était allé, grâce au message implicite contenu dans la charte, au devant des désirs inconscients de ses commanditaires.

Mais de quel message s’agissait-il ? Le choix du sujet est éminemment fondé sur l’essor de Roubaix au Moyen Age. Mais en y intégrant des visages d’hommes du 20e siècle, WEERTS arrive à la fois à abolir l’effet de recul dans le temps et à inscrire du même coup l’essor moderne dans une dynamique ancienne, mais encore il contribue à donner une légitimité à l’élite patronale républicaine et modérée de l’époque et l’affirme ainsi comme continuatrice de l’esprit de la cité responsable et garante de la prospérité.

Il a rassemblé autour du point central, la charte, toutes les classes sociales, manière de prouver qu’il s’agit là d’un événement qui concerne la ville toute entière. Ainsi, il fonde l’idée d’une identité collective au besoin en gommant les clivages de classe.

L’acteur principal et le principal bénéficiaire de l’opération semble bien être le maire de l’époque, Eugène MOTTE. L’artisan de cette mise en scène, c’est le peintre. Tout deux vérifient du regard si l’effet recherché sur le spectateur est le bon. C’est pour cela que ce dernier jouit d’une position de supériorité, en surplomb, comme s’il était convié à participer, en tant que témoin, à partir de son statut d’homme du 20ème siècle. Le traitement particulier du maire et du peintre semble aussi vouloir signifier qu’il s’agit là des deux organisateurs de cette féerie. Il y a en effet quelque chose de magique dans cette reconstitution : magie des couleurs, magie des ombres et des lumières, atmosphère d’irréalité de la ville. Tout se passe comme si la scène était une Annonciation, plus exactement un pastiche d’Annonciation sécularisée. L’objectif est bien de célébrer la réussite d’une ville et de son élite, capables de s’offrir le luxe d’une superbe mairie et d’un superbe décor retraçant le souvenir de sa gloire annoncée, grâce au talent d’un peintre rompu à ce genre d’exercice.

On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, que le tableau ait une dimension incontestablement narcissique. Il agit comme un miroir. Il n’évoque donc pas le Moyen Age au sens strict. Il travestit la réussite présente en la transcrivant dans un cadre médiéval, sans nous laisser croire un instant à l’authenticité de ce Moyen Age. Jean-Joseph WEERTS a choisi d’offrir aux édiles de la cité une vision idéalisée d’eux-mêmes. Pour ce faire, il a été conduit à donner symboliquement à voir un ordre social qui consacre le pouvoir de l’élite bourgeoise capitaliste satisfaite, parce que paternaliste et sociale, mais au fond toujours inquiète de la légitimité d’une réussite matérielle fondée sur l’exploitation de l’autre. Il faut en conséquence, la rassurer et lui offrir le spectacle d’un monde harmonieux où, chacun à sa juste place, collabore à la prospérité de tous.

Le tableau est fondé sur le droit de produire un bien matériel et par conséquent le droit de s’enrichir est presque religieusement légitimé. L’ordre privilégié qu’est le clergé est cependant présent mais peu mis en valeur. Sans doute parce qu’une place plus importante aurait détourné le tableau de sa fonction d’exaltation de la réussite matérielle. L’aristocratie, autre ordre privilégié occupe toute la partie gauche du tableau. Le seigneur est privé de la vedette au profit de la charte. Il est, au propre et au figuré, relégué dans l’ombre. Il semble curieusement absent, comme si sa fonction décorative et historique était sa seule réelle fonction. Il joue en réalité un rôle d’effigie. Mais on ne pouvait faire sans lui. On remarquera cependant que la hiérarchie dans l’espace est limitée. Son visage est pratiquement à la même hauteur que celui des maîtres d’aujourd’hui, dans la partie droite qui lui est opposée. L’élite des bourgeois constitue le deuxième groupe. L’autre pouvoir, le pouvoir réel. Le reste, c’est le peuple dont les bourgeois ont la charge. Il est présent de deux façons : comme témoin oculaire de l’événement au centre du tableau et vers l’est, plus bas et plus petit que les notables, comme peuple en liesse, s’esbaudissant sur les prairies, mangeant, dansant au pied du mât de cocagne. L’unanimisme est créé par la convergence de tous les regards vers la charte. Le message qu’il induit c’est le travail, la production du drap, être industriel, être ouvrier, voilà ce qui nous unit, voilà notre raison d’être. En somme ce tableau annonce, sur le mode de l’idylle reconstituée et le faisant savoir, la réussite actuelle de la ville et consacre la toute puissance de son élite. Il fabrique une référence mythique historicisée dont le but est bien de satisfaire le narcissisme d’une bourgeoisie à l’apogée de sa puissance. Le peintre a très habilement réussi à traduire tout cela en frôlant le style de la peinture troubadour.

Aujourd’hui la fête est finie. Roubaix, ville prospère au début du siècle est actuellement en crise, parsemée de friches industrielles en quête de reconversion. 

Chantal ACHERE-LENOIR
Maître en Histoire de l’Art – Université de Lille III

Archives de la Société d’Emulation de Roubaix

Les fondateurs de la Grande Industrie

DYNAMISME ET ÉQUILIBRE

La liberté commerciale absolue, reconnue intangible, ouvrait la voie aux individualités fortes bien décidées à utiliser toutes les chances qui leur étaient offertes par la législation nouvelle. Ne s’attardant pas à observer les faits, les fondateurs de la Grande Industrie, hommes d’action avant tout, s’engageront avec ardeur dans le système économique libéral dont ils feront le succès. En examinant la liste des Egards et des Maîtres drapiers de l’Ancien Régime, on relève peu de leurs héritiers parmi les notabilités industrielles du XIXème siècle. Rarement, en effet, la conjoncture a été plus favorable aux empiristes dégagés des souvenirs anciens ; ils forcent le destin, alors que les attardés, timides, supputent leur chance et la laissent passer.

Les figures marquantes du XIXème siècle industriel à Roubaix seront celles de chefs de file, bâtissant leurs entreprises au jour le jour, prêts à saisir toutes les occasions heureuses. A la manière des découvreurs de terres inconnues, ces pionniers adoptent la machine à vapeur, les métiers mécaniques à filer et à tisser, entreprennent des voyages de prospection et appliquent dans leurs usines les moyens de production nouveaux. C’est l’époque où les héros de Balzac jonglent avec les lettres de change que l’extension du crédit fait circuler à travers les grandes villes de commerce. Et Daumier nous livre avec Robert Macaire, flanqué de Bertrand, la caricature de ce monde d’affaires.

Mais à Roubaix, les chances de la fortune sont exploitées avec plus de modération et de sagesse et souvent avec mesure. Les créateurs de la Grande Industrie, possédaient non seulement du talent, mais cette sorte de génie divinatoire, apanage des hommes neufs aux muscles solides et à la tête froide.

L’APPORT DES RURAUX

Autour du cœur de la cité, la campagne toute proche a fourni à la Manufacture les bras courageux et les cerveaux clairs dont elle avait besoin. La promotion nouvelle avait préparé son ascension dans le calme du sillon et la patience d’un labeur séculaire tenace et fécond. Ainsi, les cadets de l’Ancienne France retournaient à la charrue et, après ce contact avec la terre tutélaire, leurs ascendants réapparaissaient au premier plan. La création de la Grande Industrie fut une œuvre de force et de santé. La relève, fournie avant tout par le monde rural, possédait une confiance à toute épreuve.

L’historique des censes de Roubaix est évocateur à cet égard. Les Spriet, Mulliez, Lecomte, Leuridan, Pollet, Dubar-Delespaul, Lefebvre, Prouvost, sont tous descendants de cultivateurs. Les ruraux, autant que les ouvriers de qualité ont fondé la grande industrie. Certaines usines importantes ont été construites au cours du XIXème siècle, sur l’emplacement ou à proximité des terres que cultivait, la veille encore, l’ancêtre immédiat ou le nouveau manufacturier. « Si nous nous penchons sur l’origine de la plupart des hommes qui, de nos jours, se sont distingués, nous découvrons derrière eux, une longue ascension et une longue patience. » Ainsi s’exprimait, très justement, Jacques Bainville, dans son discours de réception à l’Académie Française. La claire vision des nécessités de l’heure animait la race des bâtisseurs de nos usines. Les cheminées que, successivement, ils élèveront dans le ciel de la cité, constitueront autant d’actes de foi dans la pérennité de leurs fondations. Ces hommes ne connaissaient pas la crainte des lendemains. Dans ces heures de plénitudes, une race est forte, elle ne cherche pas à maintenir, mais à créer et à poursuivre, en la développant, la tâche entreprise. Qui ne vise qu’à durer, porte déjà dans ses flancs, les traces de la destruction. Par là, la vie opère des coupes sombres ; elle porta des coups mortels aux entreprises de l’Ancien Régime et la sélection continue.

DE QUELQUES-UNS D’ENTRE EUX

Alexandre Decrême (1) qui, en précurseur, entreprit après 1789 la fabrication des tissus de coton, était fils d’ouvrier et la génération suivante, ses descendants, s’allieront aux familles les plus notables. En 1819, un modeste artisan fonda la firme Hannart Frères, l’une des maisons d’apprêts des étoffes qui comptait à la fin du XIXème siècle parmi les plus importantes du monde entier.

Emile Roussel débuta à 14 ans dans l’industrie. En 1865, il aida sa mère à créer une petite teinture et fonda une firme de grande renommée. La firme Wibaux-Florin, qui connut son apogée au XIXème siècle, fut fondée en 1810 par un cultivateur aisé. Né le 16 février 1787, à la ferme de la Mousserie, Hippolyte-Joseph Wibaux épousa Félicité Florin, fille de Pierre-Constantin Florin, premier maire de Roubaix et sa descendance figure parmi les dynasties industrielles du XIXème siècle. Cette firme se spécialise dans les tissus de chaîne coton et de trame de laine peignée et son effacement par la suite doit être attribué à un changement de mode. Ce sont les créations nouvelles qui poussent au zénith les maisons modestes ; mais ce sont elles aussi qui, plus tard, les écartent du succès.

La famille Prouvost est originaire de Wasquehal. Elle occupait une situation rurale de premier plan avant la Révolution. Le Chanoine C. Lecigne écrivit une biographie du poète Amédée Prouvost, dans laquelle il peint en traits brillants, le grand-père de l’écrivain. « Il aimait voyager. Un beau jour, il monta à cheval, il parcourut la France, s’extasiant devant les paysages, s’arrêtant à la porte des usines, mêlant dans ses carnets des impressions d’artistes et des notes d’affaires, exemplaire inédit du Roubaisien à la fois aventureux et positif… Il crée le peignage mécanique de la laine, il lutte dix ans contre les préjugés populaires, les obstinations intéressées et la concurrence étrangère. A force de raison, de calme bon sens, d’efforts continus, il développe l’industrie nouvelle, groupe deux mille ouvriers autour d’elle et dote Roubaix du plus grand établissement de peignage de France. C’est un grand citoyen en même temps qu’un grand industriel. » (2)

Louis-Joseph Brédart épousa en 1754, Anne-Marie Lepers, issue d’une famille rurale très considérée dès le XVIème siècle. De ce mariage naquit, entre autres enfants, Louis-Antoine-Joseph, lequel continua la descendance. L’un de ses enfants, une fille, Pauline, épousa Jean-Baptiste Motte, d’une famille urbaine de Tourcoing, et dont la profession de marchand laisse supposer une profession de négociant en laines. La postérité de la famille Motte-Brédart prend un rôle de premier plan dans la création de la grande industrie de Roubaix. L’aîné Louis Motte-Bossut fonde la filature de coton la plus considérable pour l’époque et fait preuve, au cours de sa carrière industrielle, d’un esprit d’entreprise exceptionnel qui s’est perpétué dans sa descendance. Son cadet, Alfred Motte, se destinait tout d’abord au notariat. En secondes noces, il avait épousé Léonie Grimonprez, fille de Eugène Grimonprez, le promoteur à Roubaix de la filature de la laine peignée et l’un des hommes les plus actifs de la nouvelle promotion industrielle. Après un premier échec, il construit un véritable complexe industriel textile englobant tous les stades de la fabrication, du peignage au tissage. Il fit participer à son succès de multiples associés. Sa formation juridique favorisa sa réussite et après quelques entreprises hasardeuses, il prit soin de limiter ses risques par une clause résolutoire.

Eugène Motte-Duthoit, Député du Nord de 1896 à 1908, est issu de ce mariage. Tandis que la famille Grimonprez s’est effacée, la filiation d’Alfred Motte-Grimonprez occupe présentement encore une importante situation industrielle. Les descendants de Motte-Brédard joignaient à un sens précis des réalités, une activité débordante. Louis Motte-Bossut disait la nécessité « de diriger son affaire personnellement ». « Il faut valoir quelque chose par soi-même, sans chercher trop de distraction en dehors ». Déjà gravement malade en 1882, Alfred Motte-Grimonprez poursuivra sa tâche jusqu’à sa mort, en 1886. Devant une telle ardeur qu’il eût fallut modérer, on constate qu’il est plus dur de rester inactif que d’entreprendre de grandes actions.

Dans ce Roubaix en plein développement économique, le hasard des mariages amena bien des changements de situation. Dans le discours qu’il prononça en 1927, lors de l’anniversaire de la naissance d’Alfred Motte-Grimonprez, son fils, Eugène Motte-Duthoit raconte de quelle façon son aïeul Jean-Baptiste Motte « en prenant à travers champs le chemin le plus court, cueillant pavots et bleuets pour former un bouquet de fiancé pour Pauline Brédart qui habitait Tourcoing, s’arrêtait en chemin à la grande ferme Ducatteau pour parler amicalement avec la fille du fermier. Cette ferme était la première sur le territoire de Roubaix et s’étendait du pont Vanoutryve au Conditionnement et au pont Saint-Vincent-de-Paul.

« Marie Rose, vous êtes trop maligne pour rester fermière disait-il à cette jeunesse, vous devriez vous marier avec un fabricant et vous feriez belle carrière ».

Et cette prédiction s’accomplit. Elle épousa M. Lefebvre et la Maison Lefebvre-Ducatteau, sous sa direction, devint l’une des premières maisons de la Fabrique de Roubaix. Elle commandita plus tard, en 1852, la Maison Amédée Prouvost, les premiers peigneurs de Roubaix et les plus réputés, et Henri, Jean et Louis Lefebvre ont hérité de l’esprit délié et entreprenant de Marie-Rose ».

En 1820, Louis Dubar épouse Marie-Joseph Delespaul, à la ferme du Hutin et fonde une importante entreprise. La famille Bayart était originaire de la ferme de l’Hornuyère de Wattrelos. Pierre-Joseph Bayart épouse en 1798, Sylvie Lefebvre et le jeune ménage s’installa comme fabricants. Dans leur descendance, on retrouve les Bayart-Cuvelier, Bayart-Lefebvre, Ernoult-Bayart et maintes autres familles qui ont fait carrière brillante dans l’industrie.

En 1853, les frères Dillies installent quelques métiers à tisser. Véritables vulgarisateurs du tissage mécanique à Roubaix, ils seront en 1860, propriétaires de 400 métiers. Simple tisserand, Julien Lagache devient un remarquable fabricant. François Frasez installe des métiers à tisser dans des maisons construites à cet usage (chaque maison recevait quatre métiers) et inaugure ainsi une méthode qui a été reprise avec succès dans d’autres régions. Commentant l’exposition de 1853 et s’arrêtant au nom de MM. Eugène Grimonprez et Cie, Théodore Leuridan dira qu’il a été frappé « du grand nombre de maisons inconnues jusqu’ici ».

A partir de 1850, la plupart des affaires se montent en associations à cause du coût élevé des industries mécanisées. De plus, la direction d’une usine exige la présence à peu près constante des patrons. Pour leur permettre de rester à leurs affaires, des maisons de commissions sont fondées. C’est M. Bossut qui fonda la première maison du genre. Par la suite, la Manufacture s’efforcera de se passer de leurs services.

Les frères Delattre, industriels avisés, Henri qui fut Maire de Roubaix en 1848 et Louis épousèrent respectivement Adèle et Pélagie Libert, filles du fermier de la Potennerie. Fondée en 1827, leur entreprise avait pris rapidement un développement considérable. La veuve Libert épousa en secondes noces Pierre Pollet-Delobel de Sainghin et leur descendance honore de nos jours encore l’industrie roubaisienne. La Maison Toulemonde-Destombes, fondée en 1820 trouve son origine dans un tissage à la campagne et il est fort probable, comme ce fut le cas de plusieurs industriels dont le fondateur mena tout d’abord de pair la culture et le tissage, que la ferme ne fut délaissée qu’après emprise sûre dans la manufacture.

On pourrait poursuivre des recherches en ce sens. « Il n’y a aucune maisons ayant tenu quelque place à Roubaix qui n’ait eu ses fondements dans une connaissance approfondie de la matière et du métier » écrit M. Gaston Motte dans son « Histoire de Roubaix ». La grande industrie fut fondée par une promotion nouvelle, artisans parvenant au patronat de souche roubaisienne ou immigrés, mais, le plus souvent, les industriels du XIXème siècle sont d’origine rurale.

Ces hommes nouveaux, ancrés sur la réalité, osent tout risquer et tout entreprendre. Leur tournure neuve de pensée et d’action a édifié la cité moderne. Les hautes cheminées dominaient de véritables fiefs industriels. « Plus riche en outils qu’en fonds d’Etat, l’héritier ne pouvait s’évader » dira Eugène Motte lors de l’inauguration de l’Hôtel de Ville, le 30 avril 1911.

D’après les travaux de recherche de Georges Teneul,

Président de la Société d’Émulation de Roubaix

et son « Histoire économique de Roubaix – Réflexions sur notre temps » 1962

1 Ancienne famille notable qui avait connu un effacement momentané.

2 Chanoine C. Lecigne : « Amédée Prouvost ».

Ets Lepoutre et Motte-Bossut

PRÉAMBULE

L’expression « être tombé dans le textile à la naissance » prend tout son sens quand on saura que, né en 1940, j’ai vu, pendant toute mon enfance, ma mère travailler à la maison. Elle était « éplucheuse » à domicile pour la société Prouvost-Bernard, fabricant de draperies. Chaque jeudi, le camion apportait deux pièces de tissu à éplucher et chargeait les pièces que ma mère avait épluchées, c’est-à-dire qu’elle y avait enlevé, à l’aide d’une pince, les bourrettes (amas de fibre) qui subsistaient à la surface du tissu tombé de métier. Les pièces mesuraient 50 mètres en 150 cm de large et pesaient de 25 à 30 kilos suivant les qualités. Je l’aidais à plier et transporter ces pièces dans la maison. Quand je rentrais de l’école, elle surveillait mon travail tout en épluchant ses pièces. Voilà pourquoi, le bac en poche, je suis entré dans le textile comme on entre en religion.

LOUIS LEPOUTRE ( 1959 à 1972)

L’entreprise

A la fin des années 50, Louis Lepoutre était l’un des leaders de la fabrication de tissus pour habillement masculin et féminin (la draperie et la robe). Complètement intégré, le process allait de la réception des toisons de mouton à l’expédition de tissus prêts à être transformés en vêtements. Triage, lavage, peignage, filature, tissage, teinture et apprêt étaient les principales phases de fabrication. Majoritairement lainière, la fabrication commençait à s’ouvrir aux nouvelles fibres dites « artificielles » dont le polyester (Marque Tergal) était le fer de lance.

La clientèle était essentiellement industrielle en ce qui concernait les vêtements masculins. Les confectionneurs (on ne disait pas encore le « prêt-à-porter ») fabriquaient des costumes, vestes, pantalons et manteaux pour hommes. Il y avait encore d’importants négociants qui alimentaient les petits confectionneurs, et des drapiers qui alimentaient les tailleurs. Pour les vêtements féminins, la confection industrielle était moins développée et le négoce était encore prépondérant.

Les produits de la société étaient renommés et recherchés. La fameuse qualité 387 de Louis Lepoutre était appréciée de toute la profession tant en France qu’à l’exportation.

Les ressources humaines

Si l’embauche d’ouvriers (ères) ne posait pas trop de problèmes, il n’en allait pas de même pour les employés et futurs cadres. Après la Seconde Guerre mondiale, il y avait pénurie de jeunes diplômés ( BEPC, BAC général et technique) et les entreprises se les arrachaient, se chargeant ensuite de les former et de les orienter vers leur future fonction dans l’entreprise. Et c’est là que le patronat textile du Nord joua un rôle prépondérant et salutaire pour de nombreux jeunes.

Dés mon arrivée j’ai travaillé comme ouvrier dans tous les ateliers de la société pendant 3 mois. Avant de prétendre à un poste précis, il convenait de connaître toutes les étapes de la fabrication d’un tissu et de découvrir la condition ouvrière. Parallèlement, je suivais des cours du soir à Lille (Ecole régionale d’organisation scientifique du travail) afin de connaître le mode de fonctionnement d’une entreprise industrielle. Plus tard, quand mon orientation vers le commercial se précisa, je suivis un stage de techniques de vente chez un important cabinet conseil parisien.

D’aucuns ont dénigré le paternalisme textile. C’est méconnaître le rôle de mes patrons qui ont toujours placé le savoir et le respect humain au centre de leur stratégie des ressources humaines. S’ils m’ont appris un métier, ils m’ont aussi inculqué le respect des autres (ouvriers ou clients) et la conscience professionnelle.

Évolution

Le marché évoluait à grands pas et il était impératif d’innover et de se remettre en question. Ce ne fut pas toujours facile car il fallut bousculer parfois certaines inerties internes. Les produits nouveaux, la promotion et la publicité firent leur apparition, la confection féminine se développa et il fallut prospecter ce nouveau marché. En qualité de délégué commercial, j’ai sillonné la France en long et en large pour augmenter notre clientèle et créer des liens avec la distribution pour promouvoir notre marque (Tissus Louis Lepoutre) .

En 1970, Louis Lepoutre fut repris par La Lainière de Roubaix et ce fut le grand changement. Un jeune Polytechnicien pris la direction de la société, de jeunes cadres furent embauchés pour « moderniser » l’entreprise. Les commerciaux qui étaient tous basés à Roubaix eurent 3 mois pour aller s’installer dans leurs secteurs respectifs. Ne pouvant accepter une résidence à Lyon pour des raisons familiales, je fus licencié en une demie heure en 1972. J’avais acquis des compétences essentielles chez Louis Lepoutre et ce bagage me permit de rebondir immédiatement et de retrouver un poste chez Motte-Bossut.

MOTTE-BOSSUT ( 1972 à 1980)

L’entreprise

Motte-Bossut était, avec la Saic (Groupe DMC) de Mulhouse, un leader européen de la fabrication de velours pour habillement. Lors de mon recrutement je devais intégrer ce département sauf qu’au dernier moment la Direction décida de me confier la responsabilité commerciale d’un nouveau département : l’ameublement, où tout était à construire et à développer.

Quel challenge ! Là aussi mes patrons me donnèrent les moyens de réussir. Je suivis à Paris une formation de management des forces de vente chez MacKinsey, important cabinet conseil en stratégie commerciale, puis une formation à la D.P.O., Direction participative par objectifs, nouveauté en ces années 70, pour dynamiser les forces de vente, et une formation aux métiers de l’ameublement (Industrie du siège et de la literie). Quelle chance car tous ces métiers étaient nouveaux pour moi !

Évolution

Le velours côtelé était un article essentiellement destiné à l’habillement et peu ou pas utilisé en ameublement. Il fallut donc persuader les clients potentiels (en particulier les fabricants de sièges) d’utiliser ce nouveau revêtement pour une nouvelle génération de fauteuils et canapés modernes. Ce fut un énorme succès et très vite, Motte-Bossut et son concurrent Saic, suffirent à peine à satisfaire la demande.

Très honnêtement, à certains moments, je répartissais ma production plus que je ne la vendais. Cela dura jusqu’en 1976, puis la mode se calma et il fallut trouver de nouveaux relais de croissance. De par notre technologie (velours trame) nous ne pouvions proposer à nos clients des velours unis qui prenaient peu à peu le relais du velours côtelé. Là encore, ma Direction me donna carte blanche pour continuer à développer ce département.

Je fis fabriquer à façon, en Belgique, les velours que nous ne pouvions pas produire en interne, et je développai une activité de négoce de tissus velours de Gênes et tapisseries rustiques qui étaient de plus en plus demandés par les fabricants de sièges à boiserie apparente. En plus, pour les sièges contemporains et modernes, j’ai bâti une collection de tissus plats que je sélectionnais chez un fabricant italien qui m’en donnait l’exclusivité pour la France.

Tout cela était passionnant et j’ai vraiment progressé professionnellement. Hélas, vers la fin des années 70, le dollar américain baissa tellement que les importations massives de velours habillement déstabilisèrent fortement la société et l’ameublement ne pouvait, à lui seul, compenser l’effondrement de l’habillement. Pressentant des temps difficiles, je donnai ma démission en 1980 et entrai chez un de mes plus importants clients fabricant de sièges. En 1982 Motte-Bossut disparut.

ÉPILOGUE

A 40 ans, grâce à la politique humaine de mes patrons,  j’avais acquis de solides compétences qui me permirent de continuer une carrière commerciale dynamique dans l’ameublement puis, au début des années 90, à nouveau dans le textile, car il me manquait une corde à mon arc : l’impression sur tissus. J’ai passé plusieurs années à Mulhouse, chez Texunion filiale de D.M.C. . J’ai donc bouclé la boucle : tissus draperie, velours, imprimés.

Pas de nostalgie, mais un sentiment profond de respect et de reconnaissance pour les Lepoutre et les Motte à qui je dois d’avoir eu une vie professionnelle aussi enrichissante.

par Jean-Claude Lecomte