Ets Lepoutre et Motte-Bossut

PRÉAMBULE

L’expression « être tombé dans le textile à la naissance » prend tout son sens quand on saura que, né en 1940, j’ai vu, pendant toute mon enfance, ma mère travailler à la maison. Elle était « éplucheuse » à domicile pour la société Prouvost-Bernard, fabricant de draperies. Chaque jeudi, le camion apportait deux pièces de tissu à éplucher et chargeait les pièces que ma mère avait épluchées, c’est-à-dire qu’elle y avait enlevé, à l’aide d’une pince, les bourrettes (amas de fibre) qui subsistaient à la surface du tissu tombé de métier. Les pièces mesuraient 50 mètres en 150 cm de large et pesaient de 25 à 30 kilos suivant les qualités. Je l’aidais à plier et transporter ces pièces dans la maison. Quand je rentrais de l’école, elle surveillait mon travail tout en épluchant ses pièces. Voilà pourquoi, le bac en poche, je suis entré dans le textile comme on entre en religion.

LOUIS LEPOUTRE ( 1959 à 1972)

L’entreprise

A la fin des années 50, Louis Lepoutre était l’un des leaders de la fabrication de tissus pour habillement masculin et féminin (la draperie et la robe). Complètement intégré, le process allait de la réception des toisons de mouton à l’expédition de tissus prêts à être transformés en vêtements. Triage, lavage, peignage, filature, tissage, teinture et apprêt étaient les principales phases de fabrication. Majoritairement lainière, la fabrication commençait à s’ouvrir aux nouvelles fibres dites « artificielles » dont le polyester (Marque Tergal) était le fer de lance.

La clientèle était essentiellement industrielle en ce qui concernait les vêtements masculins. Les confectionneurs (on ne disait pas encore le « prêt-à-porter ») fabriquaient des costumes, vestes, pantalons et manteaux pour hommes. Il y avait encore d’importants négociants qui alimentaient les petits confectionneurs, et des drapiers qui alimentaient les tailleurs. Pour les vêtements féminins, la confection industrielle était moins développée et le négoce était encore prépondérant.

Les produits de la société étaient renommés et recherchés. La fameuse qualité 387 de Louis Lepoutre était appréciée de toute la profession tant en France qu’à l’exportation.

Les ressources humaines

Si l’embauche d’ouvriers (ères) ne posait pas trop de problèmes, il n’en allait pas de même pour les employés et futurs cadres. Après la Seconde Guerre mondiale, il y avait pénurie de jeunes diplômés ( BEPC, BAC général et technique) et les entreprises se les arrachaient, se chargeant ensuite de les former et de les orienter vers leur future fonction dans l’entreprise. Et c’est là que le patronat textile du Nord joua un rôle prépondérant et salutaire pour de nombreux jeunes.

Dés mon arrivée j’ai travaillé comme ouvrier dans tous les ateliers de la société pendant 3 mois. Avant de prétendre à un poste précis, il convenait de connaître toutes les étapes de la fabrication d’un tissu et de découvrir la condition ouvrière. Parallèlement, je suivais des cours du soir à Lille (Ecole régionale d’organisation scientifique du travail) afin de connaître le mode de fonctionnement d’une entreprise industrielle. Plus tard, quand mon orientation vers le commercial se précisa, je suivis un stage de techniques de vente chez un important cabinet conseil parisien.

D’aucuns ont dénigré le paternalisme textile. C’est méconnaître le rôle de mes patrons qui ont toujours placé le savoir et le respect humain au centre de leur stratégie des ressources humaines. S’ils m’ont appris un métier, ils m’ont aussi inculqué le respect des autres (ouvriers ou clients) et la conscience professionnelle.

Évolution

Le marché évoluait à grands pas et il était impératif d’innover et de se remettre en question. Ce ne fut pas toujours facile car il fallut bousculer parfois certaines inerties internes. Les produits nouveaux, la promotion et la publicité firent leur apparition, la confection féminine se développa et il fallut prospecter ce nouveau marché. En qualité de délégué commercial, j’ai sillonné la France en long et en large pour augmenter notre clientèle et créer des liens avec la distribution pour promouvoir notre marque (Tissus Louis Lepoutre) .

En 1970, Louis Lepoutre fut repris par La Lainière de Roubaix et ce fut le grand changement. Un jeune Polytechnicien pris la direction de la société, de jeunes cadres furent embauchés pour « moderniser » l’entreprise. Les commerciaux qui étaient tous basés à Roubaix eurent 3 mois pour aller s’installer dans leurs secteurs respectifs. Ne pouvant accepter une résidence à Lyon pour des raisons familiales, je fus licencié en une demie heure en 1972. J’avais acquis des compétences essentielles chez Louis Lepoutre et ce bagage me permit de rebondir immédiatement et de retrouver un poste chez Motte-Bossut.

MOTTE-BOSSUT ( 1972 à 1980)

L’entreprise

Motte-Bossut était, avec la Saic (Groupe DMC) de Mulhouse, un leader européen de la fabrication de velours pour habillement. Lors de mon recrutement je devais intégrer ce département sauf qu’au dernier moment la Direction décida de me confier la responsabilité commerciale d’un nouveau département : l’ameublement, où tout était à construire et à développer.

Quel challenge ! Là aussi mes patrons me donnèrent les moyens de réussir. Je suivis à Paris une formation de management des forces de vente chez MacKinsey, important cabinet conseil en stratégie commerciale, puis une formation à la D.P.O., Direction participative par objectifs, nouveauté en ces années 70, pour dynamiser les forces de vente, et une formation aux métiers de l’ameublement (Industrie du siège et de la literie). Quelle chance car tous ces métiers étaient nouveaux pour moi !

Évolution

Le velours côtelé était un article essentiellement destiné à l’habillement et peu ou pas utilisé en ameublement. Il fallut donc persuader les clients potentiels (en particulier les fabricants de sièges) d’utiliser ce nouveau revêtement pour une nouvelle génération de fauteuils et canapés modernes. Ce fut un énorme succès et très vite, Motte-Bossut et son concurrent Saic, suffirent à peine à satisfaire la demande.

Très honnêtement, à certains moments, je répartissais ma production plus que je ne la vendais. Cela dura jusqu’en 1976, puis la mode se calma et il fallut trouver de nouveaux relais de croissance. De par notre technologie (velours trame) nous ne pouvions proposer à nos clients des velours unis qui prenaient peu à peu le relais du velours côtelé. Là encore, ma Direction me donna carte blanche pour continuer à développer ce département.

Je fis fabriquer à façon, en Belgique, les velours que nous ne pouvions pas produire en interne, et je développai une activité de négoce de tissus velours de Gênes et tapisseries rustiques qui étaient de plus en plus demandés par les fabricants de sièges à boiserie apparente. En plus, pour les sièges contemporains et modernes, j’ai bâti une collection de tissus plats que je sélectionnais chez un fabricant italien qui m’en donnait l’exclusivité pour la France.

Tout cela était passionnant et j’ai vraiment progressé professionnellement. Hélas, vers la fin des années 70, le dollar américain baissa tellement que les importations massives de velours habillement déstabilisèrent fortement la société et l’ameublement ne pouvait, à lui seul, compenser l’effondrement de l’habillement. Pressentant des temps difficiles, je donnai ma démission en 1980 et entrai chez un de mes plus importants clients fabricant de sièges. En 1982 Motte-Bossut disparut.

ÉPILOGUE

A 40 ans, grâce à la politique humaine de mes patrons,  j’avais acquis de solides compétences qui me permirent de continuer une carrière commerciale dynamique dans l’ameublement puis, au début des années 90, à nouveau dans le textile, car il me manquait une corde à mon arc : l’impression sur tissus. J’ai passé plusieurs années à Mulhouse, chez Texunion filiale de D.M.C. . J’ai donc bouclé la boucle : tissus draperie, velours, imprimés.

Pas de nostalgie, mais un sentiment profond de respect et de reconnaissance pour les Lepoutre et les Motte à qui je dois d’avoir eu une vie professionnelle aussi enrichissante.

par Jean-Claude Lecomte

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