Le théâtre Louis Richard

Retracer l’histoire du théâtre Louis, c’est retracer l’histoire de tous ces petits théâtres, en signalant que le théâtre Louis Richard étant un modèle du genre, ne pouvait, en aucune façon, être assimilé aux autres en raison de la valeur artistique de ses pantins de bois incomparables, de son installation rationnelle, de l’esprit qui l’animait, de la qualité de son répertoire toujours renouvelé et de la dextérité de ses manipulateurs.

 Le fondateur du théâtre Louis était Louis Richard. Né à Bruges en 1850, dès son plus jeune âge, il amusait ses compagnons en habillant de « chiquées de dentelle » (sa mère était dentellière) des petites cuillères ou des fourchettes qu’il manœuvrait à la façon de marionnettes. C’était un artiste né.

Fixé à Roubaix en 1863, à l’âge de 13 ans, il fit son apprentissage de tourneur sur métaux et, désireux de s’instruire, apprit à lire et à écrire après son travail. Fréquentant les théâtres de marionnettes de l’époque il eut l’ambition d’en diriger un à son tour et, à 19 ans, en 1869, utilisant des pantins qu’il avait lui-même fabriqués, il fonda un théâtre dans le grenier d’une de ses tantes, rue des Longues Haies. Il obtint à cet effet l’autorisation impériale portant le sceau de Napoléon III.

 Le succès aidant, il s’installe Grand-rue, dans un autre grenier d’un marchand de légumes au Galon d’Eau. Il revient en 1875 chez sa tante déménage ensuite pour aller rue de Croix et, enfin le résultat de ces divers essais répondant à ses espérances, il s’installe définitivement en 1884 dans une maison qu’il a fait bâtir au 43, rue Pierre de Roubaix où la salle de spectacles, construite spécialement, peut recevoir 400 spectateurs.

 Louis Richard qui possédait les plus belles marionnettes des environs et sans doute de France, les avait sculptées, peintes et habillées lui-même, reconstituant leurs accoutrements avec une scrupuleuse exactitude et un luxe de détails inouïs. Jamais satisfait cependant, tout au long de sa carrière, il ne cessera de les perfectionner. Au début par exemple, les cheveux de ses pantins étaient d’étoupe et les yeux étaient peints. Par la suite, il leur donnera une véritable chevelure et des yeux de verre.

 Son fils Léopold a raconté que, dans les premiers temps, son père avait travaillé les têtes de ses poupées dans du bois d’orme, qui, à cause de sa dureté ne permettait d’exprimer que des figures assez rudimentaires, utilisant par la suite un bois beaucoup plus tendre, le tilleul, avec un art consommé et une technique plus approfondie, il put enfin donner cette expression de vie extraordinaire qu’on leur voit encore aujourd’hui.

 Louis Richard était un artiste et donc un sentimental et il n’est pas sans intérêt d’apprendre que, lorsqu’il eut enfin réalisé de façon parfaite ses nouvelles marionnettes, il se sépara de ses premières, mais d’une manière qui prouve bien qu’il ne les considérait pas comme des jouets quelconques, bons à jeter à la poubelle après usage.

 Il eut une pensée que seul un poète pouvait concevoir : il creusa une tombe sous son théâtre même et il enterra pieusement et sans doute avec tristesse toutes les marionnettes rudimentaires de ses débuts. Son fils devait les exhumer trente ans plus tard avec non moins de piété.

Louis Richard qui, entre temps jusqu’en 1896, pratiqua un autre métier aujourd’hui disparu, celui de cordier pour archers, est l’inventeur de la marionnette aux jambes articulées de l’intérieur. En effet, par un système ingénieux de ficelles qui passent à travers le corps des marionnettes, il pouvait, en les manipulant, donner à ses personnages une apparence de marche réelle avec un certain déhanchement très naturel et qu’on ne trouve pas chez les autres marionnettes.

 Un américain, Réginald Sibbald a fait en 1936 une thèse sur « les marionnettes dans le Nord de la France ». Il avait été frappé de cette particularité qu’il n’avait pas encore rencontré et il exprimait ainsi son avis : « La plupart des autres marionnettes, qu’elles soient de Lille d’Amiens ou d’ailleurs, quand elles marchent, doivent s’incliner légèrement en arrière afin que les ficelles qui sont fixées extérieurement aux jambes ne puissent pas frapper le corps ou se mêler aux vêtements et, comme les ficelles sont habituellement attachées aux jointures des genoux, la poupée marche en levant les genoux, tandis que la partie inférieure de la jambe se balance simplement. Louis Richard est, à ma connaissance, le seul fabricant de marionnette qui a trouvé le moyen de surmonter cette difficulté au moyen d’une méthode secrète. Il passait ses ficelles à travers la tête dans l’intérieur même des jambes. Le résultat est remarquable. Comme les ficelles des jambes sont attachées à un simple balancier au bout de la tige du support, l’opérateur peut faire marcher, rien qu’au moyen d’un léger mouvement de poignet, en le tenant dans la position debout. Avec ce système, la marionnette peut faire de grandes enjambées ou marcher à petits pas. Les marionnettes de Richard, écrivait encore cet américain, sont les seules en Europe et sans doute dans le monde à avoir adopté ce dispositif inconnu totalement ailleurs ».

 Ajoutons que l’amélioration ainsi apportée permettait à Richard de donner sur scène de grandes batailles épiques avec de nombreux personnages sans risque de les emmêler. Les marionnettistes lillois qui n’utilisaient pas ce procédé, étaient toujours dans l’obligation de réaliser de grands combats dans la coulisse, hors de la vue des spectateurs.

 C’est dans les années 1900-1910 que le théâtre Louis connut une popularité extraordinaire. Il y avait parfois 400 à 500 spectateurs par séance. Le prix était modique : 5 sous le dimanche, 3 sous le lundi, 1 sou le jeudi.

 Il était tellement apprécié que Louis Richard, certaines années, en était arrivé à gagner près de 4 000 francs par an (francs or). Sa femme qui fut longtemps sa plus fidèle collaboratrice, interviewée en 1938, raconta qu’à certaines séances durant les entractes, elle avait vendu jusqu’à 18 paquets de 18 gaufres, dix douzaines de gâteaux, du coco à 1 sou le gobelet et 100 kilos de pommes-frites.

 De ses cinq enfants, Louis Richard fit cinq montreurs de marionnettes mais, malheureusement, deux de ses fils furent tués à la guerre 1914-1918. Le théâtre Louis a toujours été le fruit d’une exploitation familiale, Louis Richard eut pour aides en 1893 Alfred Decottignies, son neveu puis Alfred Doutreligne qui imitait les oiseaux et sifflait à ravir ; en 1899, son fils Jules devint le principal manipulateur jusqu’en 1908 ; peu après, ce fut son second fils Maurice qui fit partie de la troupe. Enfin, en 1903, Léon, son troisième fils, prit la direction, gardant dans son esprit et dans son cœur l’idéal légué par son père.

 C’est Léopold Richard qui confiait en 1938 à un journaliste roubaisien comment il concevait son rôle de montreur de marionnettes : « Vivre pour un idéal, disait-il, qui le rapproche du peuple, peuple lui-même le marionnettiste possède ses coutumes, lui parle sa langue et se fait comprendre de lui, bien plus sûrement que les discours les mieux conçus de nos grands orateurs qui ne sont accessibles qu’à ceux qui le comprennent ».

 On ne peut mieux dire, ajoutait le journaliste et Léopold, fils de Louis, est resté dans la stricte tradition des montreurs de marionnettes ; il n’a jamais forcé son talent et il ne peut être de plus fidèle serviteur du théâtre populaire.

 Excepté entre 1914 et 1918, le théâtre Louis n’a jamais cessé de fonctionner. Des représentations furent données tous les dimanches, lundis et jeudis après-midi et aussi le jeudi soir ; le public du jeudi après-midi était composé d’enfants et les adultes assistaient nombreux aux autres séances qui leur étaient consacrées.

 Le fondateur Louis Richard a imaginé ses types de personnages de toutes pièces qui ne doivent absolument rien à Polichinelle de Paris, au Guignol de Lyon, au Lafleur d’Amiens ou au Jacques de Lille. A l’origine, le héros typique dans son théâtre, toujours chargé du rôle principal dans les drames s’appelait le Brave et son jeune acolyte « le petit brave ». Un autre héros s’appelait l’Hercule. Le comique avait nom : « Barpe-à-Poux », mais depuis de nombreuses années, il n’est plus guère connu que sous le nom de « Bibi-Lolo ». ».

 Ce Bibi-Lolo est un personnage humoristique qu’on ne peut comparer avec les autres types comiques traditionnels : Polichinelle est presque toujours commun, vulgaire, quelquefois même obscène. La fleur d’Amiens et Jacques de Lille sont des types de valets qui très souvent, tombent dans la grossièreté. Rien de tel chez Bibi-Lolo ; c’est un humoriste plaisant, raffiné même dans ses plaisanteries ; ce n’est pas le domestique habitué des Comédies de Lille ou d’Amiens. Il remplit tous les rôles et sait se contenter d’un rôle secondaire. Il est l’annonceur officiel de la troupe et son apparition sur scène apporte toujours une diversion qui, pour être assez burlesque, n’en est pas moins toujours décente et de bon aloi.

 Dans les bamboches, ces comédies patoisantes en un acte qui habituellement, terminent toujours le spectacle, le héros principal est toujours le Petit Morveux, marionnette d’une taille plus petite, à l’esprit vif, à la répartie mordante et qui ne s’exprime qu’en patois. Le public enfantin se reconnaît complètement en lui ; il est, en effet, le modèle du titi, du gavroche roubaisien.

 

Le fondateur du théâtre Louis avait créé de ses mains plus de quatre cents marionnettes ; il était devenu tellement habile qu’une journée de travail lui suffisait pour sculpter une tête au moyen de gouges et de couteaux. La figure d’un habitant du quartier lui avait-elle paru pittoresque, il la reproduisait fidèlement de mémoire, en l’accentuant quelque peu pour raisons d’optique théâtrale.

 Les rideaux, les 52 décors, les intérieurs, les extérieurs sont son œuvre, les salons, les palais, les prisons, les paysages, les scènes de pleine mer ainsi que tous les accessoires, et ils sont nombreux, ont été créés par Louis Richard. Tous les petits meubles à la taille des interprètes : fauteuils, chaises, tables canapés, trônes… ont été confectionnés par lui. Les trois cents costumes ont été dessinés par lui et confectionnés avec l’aide de sa femme, habile couturière dans un souci d’exactitude historique qui confond l’imagination. De ses mains sont sortis des squelettes effrayants de vérité, jusqu’aux animaux qui ont été ressuscités sous ses doigts d’artiste : chevaux, chiens, chats, lions, tigres, tout s’y trouve et Louis Richard grâce à son équipement remarquable, était capable de représenter n’importe quelle pièce, même exigeant une figuration spéciale.

 Ainsi, par exemple au bûcher de Jeanne d’Arc, on voyait un homme d’armes mettre réellement le feu avec une torche et le rideau tombait quand le bûcher commençait à flamber. Lors d’une bataille, on peut voir un cavalier dont la tête était emportée par un boulet, tandis que le cheval continuait sa course. Le théâtre Louis était arrivé à reconstituer un combat naval et les spectateurs avaient la nette impression d’apercevoir un navire sombrer dans les flots.

 Dans les batailles rangées, il n’était pas rare de voir s’amonceler sur scène plus de cent cadavres de marionnettes et du dernier carré de Waterloo, par exemple, on a conservé le souvenir d’une scène épique où les morts tombaient drus dans un enchevêtrement de caissons, de canons et de violence d’expression qui nous surprendrait aujourd’hui.

 Quand on jouait Jeanne d’Arc et qu’on chantait sur scène :

« Guerre aux tyrans !

Jamais, jamais en France

Jamais l’anglais ne régnera. »

toute l’assistance debout appuyait cette affirmation de 400 « non ! non ! » retentissants de quoi faire crouler tout l’établissement.

 Contrairement aux autres théâtres où les spectateurs ne se gênaient pas pour créer un certain tumulte et jeter des fruits à la face des marionnettes, le théâtre Louis avait su discipliner ses auditeurs et les séances avaient toujours lieu dans un calme relatif.

 

Une fois par an cependant, le lundi des Parjurés (c’est le lundi qui suit l’Epiphanie. Ce nom vient du manque de foi attribué aux rois mages qui ne rapportèrent pas au roi Hérode, comme ils s’y étaient engagés, des nouvelles de l’Enfant-Jésus). Louis Richard donnait une farce en trois actes intitulée « La perruque de la fermière » et les habitués savaient qu’à cette occasion, ils pouvaient se munir de projectiles et qu’ils seraient autorisés à les jeter sur la scène, à un certain moment. Ce moment était impatiemment attendu et quand la fermière intimait à son garde, Jacques, de faire son travail et d’arrêter quelques petits maraudeurs, Jacques se tournait vers la salle et criait : « Allez feu ! Cha y est ch’ed l’bombardement ! » A ce signal tous les spectateurs inondaient la scène de noix, d’oranges, de carottes, de navets, de pommes de terre tandis que le Petit Morveux surgissait sur scène pour enlever la perruque de la fermière, montrant son crâne à nu, sous les applaudissements frénétiques de toute l’assistance.

 Le répertoire du théâtre Louis fut très important. Environ 500 pièces ont été composées par Louis Richard et ses successeurs, pièces qui parfois comptent 40 actes et certaines mêmes comme « Les mystères de Venise » 120. Il faut ajouter plus de 200 « boboches » écrits dans le plus pur patois roubaisien.

 Mais la grande vogue des théâtres de marionnettes est morte depuis une génération, pratiquement depuis l’avènement du café-concert et du cinéma parlant qui a coupé les ficelles des marionnettes et comme disait Léopold Richard avec émotion : « L’rideau ya tché comme in’brique ».

 Heureusement la tradition a été reprise. Une association pour le renouveau de la marionnette à tringle existe à Roubaix. Les représentations sont nombreuses. La vitalité en est très grande. Nous conclurons en rappelant cette phrase de Paul Claudel : « La marionnette n’est pas un acteur, c’est une parole qui agit ».

Communication présentée par Monsieur Jacques PROUVOST, Président de la Société d’Emulation de Roubaix au Congrès de la Fédération des Sociétés Savantes du Nord de la France en 1990

 

 

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