La société Lemaire, trois générations. Toutes photos © Collection Renaut

Ami Roubaisien, peut-être passes-tu quelquefois dans cette rue méconnue de ta ville, la rue Boucher-de-Perthes, à la limite de Croix et de Mouvaux, et peut-être lèves-tu la tête vers ce bâtiment de 8 étages, aujourd’hui d’un bleu délavé, en te demandant ce que cette friche industrielle, au parking encombré de carcasses de voitures, a bien pu abriter. Ce n’est que le fantôme d’une entreprise qui fut rayonnante en son temps et employa jusqu’à 270 personnes : la société Lemaire.

La construction

Tout commence à la fin du XIXe siècle avec Charles Renaut, mon grand-père, fils d’un petit fabricant de poêles installé rue des Chats Bossus à Lille. Il est « représentant de commerce » en métaux et ciseaux de toutes sortes pour la confection. Qui le pousse à franchir la frontière psychologique, à l’époque si sensible, entre Lille et Roubaix ? On ne le sait pas vraiment. Peut-être son mariage en 1898 avec la jeune Roubaisienne, Félicie Leleux… Toujours est-il que l’aventure roubaisienne commence quand il installe, en 1899, un atelier au 91-93 de la rue de Tourcoing.

Assis, avec sa barbe blanche, Charles Renaut, mon grand-père.             ©Collection Renaut

 

L’idée de créer une société de scies à ruban pour la découpe du tissu lui trotte dans la tête. Il s’associe alors, en 1902, avec son beau-frère, dessinateur industriel, Paul Lemaire. Modeste, Charles ne souhaite apparaître que dans le « Cie » de la toute nouvelle S.A.R.L. P. Lemaire et Cie. Fin 1918, il saisit l’opportunité de racheter son concurrent, la société parisienne de scies à ruban, Labre, fondée en 1871. C’est probablement le premier tremplin de l’entreprise. Et la création de sa première agence puisque le siège Labre, 11 rue Edouard Jacques dans le 14e arrondissement de Paris, devient agence Lemaire.

Charles, son fils aîné, ingénieur « Sup Aéro » de Paris, vient seconder son père à la fin des années 20, mais hélas, il décède prématurément en 1935. La place est alors disponible pour le sixième fils, Henry, mon père, diplômé de l’ICAM en 1937, qui entre dans la société, après son service militaire, en 1940. Il maintient l’entreprise en activité pendant la guerre en ayant surtout comme préoccupation de ne voir aucun des 10 employés réquisitionné pour le STO. Henry est visionnaire. Il n’a de cesse de développer l’entreprise et de créer de nouveaux produits. Et la diversification, qui sera son cheval de bataille tout au long de sa carrière, commence déjà : à côté des scies à ruban, voici les chariots plieurs, les machines à denteler ou à retourner les pointes de col !

Ce fils, qui n’a que 27 ans en 1942, est aussi très entreprenant. Avec son frère Léon, il rachète l’entreprise à son père. Un document familial indique que le prix en a été indexé sur le cours du blé : 212 538, 35 francs de l’époque, ce qui ferait environ 56 750 euros actuels. L’alliance entre les deux frères sera de courte durée. Henry rachète rapidement les parts de son frère et devient seul maître à bord. Il veille, cependant, à proposer des emplois à ses sœurs, belles-sœurs ou neveux au sein de l’entreprise… et à développer la production. Voici les premières presses à repasser à pédale, dès 1946, ou encore l’importation des fers à repasser à vapeur de la société américaine Cisell.

L’atelier de la rue de Tourcoing est déjà trop petit. Henry achète alors, en 1947, rue Boucher-de-Perthes, un terrain traversé par le riez du Trichon, occupé auparavant par la teinturerie Gaydet. Avec les architectes roubaisiens Lambert puis Delrue, il y entreprend la construction d’un atelier confortable. La toute première charpente métallique est récupérée rue Watt, sur le terrain de l’entreprise Roussel-Desrousseaux ! Elle formera les 800 premiers m2 de l’entreprise qui abritent montage, peinture et magasin de pièces détachées. Photo 6. Les autres charpentes sont commandées à Patrick Motte, dirigeant de la société Lecoeuvre & Cie, Grande Rue. L’usinage est encore assuré rue de Tourcoing. Les bureaux, un moment installés au domicile même d’Henry, rue d’Alsace, rejoindront les ateliers au 40 de la rue Boucher-de-Perthes en 1954.

Ce bâtiment s’agrandira progressivement par étapes pour regrouper tous les éléments de l’entreprise en un seul et même lieu. En 1970, il sera même à l’origine de la destruction des courées Frère et Justine toutes proches. « Monsieur Henry », comme l’appelait le personnel, gardera toujours une certaine fierté d’avoir, en quelque sorte, provoqué le remplacement de ces courées devenues insalubres par de nouveaux logements sociaux. En 1975, ce « bâtiment A » comptera 8 000m2.

La vitesse de croisière

Désireux cependant de séparer les ateliers des bureaux, Henry Renaut, devenu PDG de la S.A. Anciens Ets P. Lemaire & Cie à la mort de son père en 1954, se lance dès 1964 dans un autre projet : la construction d’un bâtiment administratif de 8 étages dont chacun fait 400m2 ! Le projet est ambitieux et coûteux. Le besoin du Secrétariat International de la Laine d’ouvrir à Roubaix une station expérimentale de recherche sur la laine tombe à pic : Henry Renaut ne fait construire et aménager dans un premier temps que les deux premiers étages et loue le premier étage à l’IWS. Il laisse l’architecte, Patrick Forest, et la société de gros œuvre Aubrun, continuer à construire sans hâte les autres étages. Et dès 1967, une enseigne illumine fièrement le bâtiment terminé et les bureaux y aménagent en janvier 1968, laissant les ateliers prendre toutes leurs aises dans le premier bâtiment.


On trouve, entre autres merveilles, dans ce tout nouveau bâtiment dit « administratif » entièrement meublé dans le style de l’époque, un restaurant d’entreprise, une salle de projection, une salle de réceptions, une salle de démonstrations et dans le jardin, superbement planté de cerisiers, fierté d’Henry Renaut, un tennis, évidemment à la disposition du personnel. La silhouette des deux bâtiments constitue un véritable logo dans les documentations commerciales.

Et l’entreprise prend sa vitesse de croisière autour de quatre départements astucieusement complémentaires : les presses à repasser pour la confection qui ont tout naturellement suivi les premières presses destinées aux pressings dans les années 60 ; le matériel de manutention avec les convoyeurs à corde qui, lui aussi, est une application du savoir-faire dans les pressings ; puis l’équipement de blanchisseries de collectivités et, bientôt, les calandres de thermo-impression. Des agences implantées à Paris, Lyon et Toulouse couvrent toute la France et une agence à Cologne dessert l’Allemagne.

Les calandres à thermo-imprimer : le cheval de bataille

C’est probablement ce département qui portera haut et loin dans le monde entier le nom de la société Lemaire.

Un ingénieur chimiste des laboratoires de La Lainière de Roubaix découvre, vers 1958, la propriété des colorants à se transférer d’un support à un autre sous l’effet de la chaleur. Il demande à la société Lemaire de lui fournir une de ses petites presses à plateau chauffant d’un mètre sur deux, à l’origine destinée au repassage, pour assurer ce transfert d’une façon plus rationnelle. L’effet est concluant ! La société Sublistatic assure alors la fabrication d’un papier de transfert d’encres et Lemaire les presses.

Mais devant le succès de ce procédé d’impression, Lemaire met au point une méthode « à la continue » avec la première calandre à fluide thermique en juin 1967. Et c’est le début d’une fabrication de calandres toujours plus performantes, toujours plus grosses, toujours plus innovantes, les fameuses Rollingstatic Lemaire qui se vendent sur tous les continents. La société, au faîte de sa gloire, emploie alors 270 personnes et rayonne dans le monde entier en participant à moult salons internationaux.

Les grèves de 1968 ne perturbent pas trop l’entreprise jusqu’à l’intervention de piquets de grèves extérieurs. Henry-Charles, mon frère, le fils aîné de la famille, vient aider son père à faire face aux manifestants. Sa position est difficile… Souvent traité de « fils à papa » dans ces moments brutaux, il n’envisage nullement d’entrer dans l’entreprise alors qu’il vient justement d’être diplômé de l’Ecole Centrale de Paris. Il se présente même à d’autres places pour exister par lui-même. Mais Papa le rattrape…

1969-1980 : la cohabitation père-fils

Fils aîné, Henry-Charles connaît bien les couloirs de la société. Tout jeune, il allait y jouer le jeudi à trier des vis, classer des papiers et autres petites besognes accessibles à un enfant. Étudiant, il y faisait tout naturellement ses stages d’études. Et nous, ses frères et sœurs, le pensons évidemment destiné à succéder à Papa. Pour lui, pourtant, ce n’est pas une évidence, encore moins un droit.

Il faudra que Papa lui écrive qu’il compte sur lui pour qu’il entre le 2 février 1969 dans l’entreprise. Commence alors une période de cohabitation tranquille. Henry mène encore parfaitement le navire au quotidien et reste le capitaine. Henry-Charles, chargé de la productivité, traite les affaires qui ne relèvent justement pas du quotidien : résoudre d’éventuels problèmes chez les clients, chercher des solutions techniques à des fabrications pointues, achever la construction du bâtiment en faisant réaliser la jonction entre les deux parties ateliers/bureaux, etc.

Charles

Henry

Henry-Charles

 

 

Les deux hommes sont différents, certes. Henry, qui aime comparer Lemaire à un « bon cheval », pense qu’il faut lui laisser la bride sur le cou. Henry-Charles, lui, pense que le cavalier doit faire comprendre au cheval que c’est lui qui commande… Cependant ces 11 années se déroulent en toute sérénité.

Hélas, l’horizon n’est plus aussi clair qu’auparavant, le textile n’est plus dans sa courbe ascendante. La société est doucement passée à 215 personnes, par de simples départs non remplacés. Henry, fidèle à la méthode qui lui avait toujours réussi de « fuite en avant », brave les difficultés. Mais le temps est venu pour lui de transmettre la barre. En février 1980, il nomme Henry-Charles PDG et se prépare à partir doucement à la retraite. Hélas, le bilan de mai révèle un très mauvais exercice ! Et l’un des premiers actes de gestion du jeune PDG est de devoir déposer le bilan…

La tempête

A partir de là, Henry-Charles se démène dans la tempête sans jamais lâcher prise. Pas facile de succéder à son père. Encore moins à Henry Renaut. Pas facile de se retrouver à la tête de cadres dont la plupart est au moins de 10 ans plus âgée… Et de sentir toujours dans leur regard ou dans leur tête cette idée qu’il lui a suffi de s’asseoir sur le siège directorial…

Cependant, Henry-Charles, à côté de son jeune frère Hugues, entré tout récemment au poste de responsable du département « Collectivités », fait face à la tourmente. Il obtient du Tribunal de Commerce un plan de redressement à 100% sur 10 ans et s’emploie à le respecter. Malgré l’embauche d’une nouvelle équipe à l’export, le département de la thermo-impression connaît de mauvais scores en 1992. Il faut, en 1993, alors qu’environ 50% des remboursements sont déjà effectués, étaler de nouveau la dette et licencier. L’entreprise ne compte plus alors que 120 personnes. C’est sans doute encore trop lourd. Elisabeth, la fille d’Henry-Charles, entre à son tour dans l’entreprise et déploie toute son énergie à redévelopper la thermo-impression qui s’est enrichie, sur la base des cylindres chauffants, de nouvelles applications techniques : contrecollage, métallisation, impression sur chaîne… En vain…

En 2004, un deuxième dépôt de bilan provoque la chute fatale de l’entreprise familiale puisque le rachat par une tierce personne est obligatoire.

La suite, même si elle est douloureuse à vivre par Henry-Charles, n’est plus l’histoire de cette entreprise familiale. Les ateliers, vidés de leurs machines par une pénible vente aux enchères, sont rachetés par un garagiste. Le beau bâtiment est racheté par un agent immobilier « plein de projets » qui met tout le monde à la porte pour entreprendre de superbes travaux… que l’on attend toujours ! Et, à l’heure où j’écris cet article, il est ce fantôme bleu pâle que tu ne regardes même plus, passant… ou que tu regarderas désormais, si tu as lu cet article !

Evelyne Gronier-Renaut

Un espoir ? Nous aimerions bien que le bâtiment devienne utile ! Mais c’était 2014… et toujours rien en 2022… Mon père doit se retourner dans sa tombe…

Petites anecdotes :

• Soucieux de rétablir le juste nom trop souvent déformé de la rue de son entreprise, Henry Renaut avait raconté, dans le livret d’accueil de la société, la biographie de ce préhistorien français d’Abbeville, Jacques Boucher-de-Crèvecœur-de-Perthes (1788-1868). Dans plusieurs ouvrages, suite à la découverte d’outils en silex et d’os de grands mammifères dans les alluvions de la Somme, il avait démontré l’existence d’un homme antédiluvien.

• Mon père aimait citer cette phrase « Mon verre n’est pas grand mais je bois dans mon verre. »

Cette phrase avait été écrite par Musset qui se défendait bien de plagier d’autres auteurs, mais le faisait quand même ! Mon père avait sorti cette phrase de son contexte et exprimait par là qu’il préférait être à la tête d’une petite entreprise plutôt que d’être salarié d’une plus grande…

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