Les ducasses à pierrots

Au début du XXe siècle, avec l’arrivée des interminables hivers et de leurs longues soirées, reviennent les ducasses à pierrots. C’est une vieille coutume, bien locale, que l’on retrouve à Lille et aux environs. A Roubaix, en tout cas, son origine se perd dans la nuit des temps. C’est une coutume très populaire qui sert de prétexte, dans une saison maussade où l’on ne sait que faire des ses soirées, « à de gaies réunions et à d’honnestes beuveries ».

Pour annoncer la ducasse à pierrots, le cabaretier accroche à son enseigne une branche de sapin ou de verdure quelconque à laquelle il attache une lanterne vénitienne allumée et un morceau de charcuterie… en carton qui ressemble autant à du boudin qu’à de la saucisse ! Là n’est pas l’important. Le passant sait qu’il trouvera ici le réconfort d’un accueil chaleureux, la ducasse à Pierrots.

Dans la salle de l’estaminet, une grande table d’hôte accueillante est dressée, ou bien, ce qui est plus fréquent, toutes les petites tables du débit ont été garnies de couverts. La nappe est un luxe qu’on ne rencontre pas souvent et donne un petit air de fête. Peu à peu, les amateurs arrivent et la salle se remplit de monde. Il n’est pas rare de voir, ainsi réunies trente, quarante, cinquante personnes et plus qui viennent se payer, à peu de frais, le plaisir d’un frugal repas en nombreuse et joyeuse compagnie.

Les convives, à peine installés à table, se voient apporter une portion fumante et appétissante composée invariablement de haricots mariés à une saucisse qui est l’élément indispensable des ducasses à pierrots. Le pierrot, c’est un bout de saucisse d’une dizaine de centimètres de longueur, un peu plus grosse que celle débitée à la livre chez le charcutier du coin. Elle est toujours accompagnée de haricots bien chauds et fort souvent, aussi, de pommes de terre. La portion, y compris un morceau de pain et une chope de bière coûte de 10 à 12 sous. Le menu, bien évidemment, varie selon les maisons. Accompagnant le pierrot et la saucisse, on vous servira parfois de l’andouillette, du pied de porc, du boudin, et même du lapin, mais c’est surtout la cochonnaille qui est, avec le haricot, la reine de la fête. Le tout étant fort assaisonné, on boit des chopes et encore des chopes, et c’est un appréciable bénéfice pour le cabaretier qui a organisé la ducasse à pierrots.

Chaque estaminet a son tour, ou plutôt, une série de jours où le pierrot cuit en permanence avec les haricots comme garde d’honneur. C’est le samedi, le dimanche et le lundi. Souvent même, le cabaretier annonce à ses clients que le jeudi suivant on mangera « la grosse ». Pour les remercier de leur visite, il leur offre un morceau de plus grosse saucisse. Ne voulant pas être en reste de politesse, les consommateurs se font servir des chopes, le café et le pousse-café. C’est encore et toujours l’occasion d’une nouvelle fête…

La vogue de la ducasse à pierrots est restée de longues années un divertissement simple et peu coûteux très apprécié par les Roubaisiens.

Cas de rage à Roubaix

TROIS ROUBAISIENS GUÉRIS DE LA RAGE PAR LOUIS PASTEUR

Ce trait d’histoire locale est d’autant plus intéressant que ces trois Roubaisiens, mordus par un chien enragé, furent envoyés très rapidement par le Maire de Roubaix chez Louis Pasteur à Paris. L’annonce dans les journaux de la possibilité de guérison de cette maladie mortelle, a certainement influencé la décision rapide du Maire.
Qu’on en juge par les dates et les évènements relatés :
4 juillet 1885 : Le jeune alsacien Meister est vacciné et guéri par Louis Pasteur.
26 octobre 1885 : Communication de Pasteur sur « la méthode pour prévenir la rage après morsure » à l’académie des Sciences.
28 octobre 1885 : Le Maire Julien Lagache, au courant depuis quelques jours des cas de rage dans une cour de la ville, télégraphie à Louis Pasteur lui demandant s’il peut les traiter. Réponse affirmative.
3 novembre 1885 : Les trois malades partent à Paris, Louis Pasteur les vaccine.
12 novembre 1885 : Retour des trois Roubaisiens guéris.
DES CAS D’HYDROPHOBIE A ROUBAIX, RUE DE SOUBISE, JOURNAL DE ROUBAIX DU MARDI 27 OCTOBRE 1885
« Depuis un mois, on ne parle dans la région que de cas d’hydrophobie (synonyme de rage, dont la peur morbide de l’eau, est un des principaux symptômes). S’il faut évidemment, dans les rumeurs qui circulent à ce sujet, faire la part de l’exagération populaire, il n’est pas moins vrai qu’on a rarement vu autant de chiens enragés qu’en ce moment. C’est à croire qu’une véritable épidémie rabique affecte la race canine. Disons à ce propos que la chaleur n’influence pas comme on pourrait le penser sur le développement de l’hydrophobie. On l’observe dans toutes les saisons et ce sont même les mois de mars, d’avril, de septembre et d’octobre qui fournissent le plus de cas de cette terrible maladie.
Un petit griffon de race bâtarde a fait deux victimes, rue de Soubise. Il y a quelques jours, un habitant de cette rue, Monsieur Charles MALFAIT, tisserand, habitant la maison n° 10 de la Cour Saint Jean, avait recueilli un petit chien qui avait suivi son fils, Adrien. Il l’avait attaché dans la cour au moyen d’une corde assez solide. Lundi matin, à 8 heures, l’animal, après avoir rongé le lien qui l’enchaînait, prit la liberté et devenu subitement furieux, s’élança sur la première personne qu’il rencontra. C’était une enfant de onze ans, la jeune Hélène BOURGOIS dont les parents occupent le n° 9 de la Cour Saint Jean. Il lui fit une profonde morsure au-dessus du sourcil gauche.
Aux cris poussés par la petite fille, on accourut et on prévint aussitôt l’agent DESMARCHELIER de service dans le voisinage. Celui-ci chercha Monsieur le Docteur de CHABERT qui cautérisa la plaie au fer rouge. Hélène BOURGOIS ne souffre presque plus
Quant au chien, Monsieur ROGER, vétérinaire, le fit abattre et eut le regret de constater qu’il était atteint d’hydrophobie. Ayant appris que la veille Adrien MALFAIT avait été mordu légèrement à la main droite par la même bête, Monsieur le commissaire HENRY s’est empressé de l’envoyer à Monsieur le Docteur de CHABERT pour qu’on le cautérisât sans retard.
L’enquête continue : on veut découvrir l’origine de ce chien et on désire savoir s’il n’aurait pas également mordu d’autres personnes ou d’autres animaux de son espèce.
Le service de la charrette à chiens n’a point chômé durant ces deux jours : samedi et dimanche, on a dressé quatorze procès-verbaux et mis seize chiens en fourrière. En 1885 jusqu’au 1er octobre on a relevé 314 cas de rage canine dont 13 morts d’hommes ».
La rue de Soubise, le lieu du drame, est située assez près du centre de la ville. Elle part de la rue Sébastopol et rejoint la rue des Arts. Le rapport de 1869 indique que cette cour de 36 maisons avait 227 habitants soit environ 6 personnes par maison. Elle a la largeur minimum conseillée par la commission des logements insalubres soit 6 mètres entre les deux rangées de maisons. A Roubaix, à cette époque, la cour la plus large avait 18 mètres et la plus étroite, une vraie courée, n’avait que 2 mètres.
JOURNAL DE ROUBAIX DU MERCREDI 5 NOVEMBRE 1885
 » Monsieur PASTEUR vient d’être mis en possession de trois nouveaux sujets qui lui fourniront un champ intéressant d’observation pour l’application de sa méthode contre la rage.
Ces trois nouveaux sujets sont trois de nos concitoyens. Tout le monde sait que deux enfants, Adrien MALFAIT et Hélène BOURGOIS, habitant la rue de Soubise, ont été mordus, il y a quinze jours, par un chien enragé.
L’honorable Monsieur Julien LAGACHE a demandé dimanche matin par télégramme à l’illustre savant s’il consentait à les examiner et à les traiter. Monsieur PASTEUR a répondu, quelques heures après, par le télégramme suivant :
« Pasteur à Maire de Roubaix »
« Envoyer sans retard – Pasteur »
Les deux enfants dont il s’agit ont été immédiatement dirigés à Paris, sous la conduite d’un homme de confiance, Monsieur MARAIS, sous-inspecteur de la police de sûreté. On a découvert aussi qu’une troisième personne, Monsieur MAHIEU, avait été mordue par le même chien. On a envoyé, mardi soir, Monsieur MAHIEU rejoindre à Paris le jeune MALFAIT et la petite BOURGOIS.
Tous les trois seront soumis, par Monsieur PASTEUR, aux expériences qui ont été récemment pratiquées d’une façon si concluante sur d’autres sujets mordus par des chiens hydrophobes.
D’après le télégramme de Monsieur PASTEUR, le traitement doit durer dix jours. Tout le monde à Roubaix saura gré à Monsieur Julien LAGACHE de l’intelligence initiative qu’il a déployé en cette circonstance. »
LETTRE DU MAIRE A MONSIEUR LE PREFET DU NORD LE 5 NOVEMBRE 1885
« … Les enfants MALFAIT Adrien (19 ans) et BOURGOIS Hélène (11 ans), mordus rue de Soubise par un chien enragé, ont été conduits le 2 novembre au cabinet de Monsieur PASTEUR, par un homme de confiance, sous-inspecteur de la sûreté.
Le 4, un ouvrier, Monsieur Charles MAHIEU, qui avait été mordu par le même chien, a été adressé à son tour à Monsieur PASTEUR pour être soumis au même traitement.
Quant aux enfants dont il a été impossible d’obtenir l’entrée dans un hospice, ils restent à Paris, sous la surveillance du sous-inspecteur MARAIS, jusqu’à l’achèvement du traitement que Monsieur PASTEUR me dit devoir être terminé le 10 courant. »
JOURNAL DE ROUBAIX DU SAMEDI 7 NOVEMBRE 1885 : LES ROUBAISIENS EN TRAITEMENT CHEZ MONSIEUR PASTEUR
« L’illustre savant n’a pas de clinique, il n’est point attaché à un hôpital. C’est dans son laboratoire de la rue d’Ulm et dans ses annexes qu’il soigne en ce moment les trois Roubaisiens dont nous avons parlé.
Disons à ce propos que l’état et le nombre de leurs blessures ont été constatés par Messieurs les docteurs VULPIAN et GRANCHER. Le traitement de Monsieur PASTEUR est en apparence des plus simples : sous un pli fait à la peau, il inocule une demie seringue de Pravaz d’une moelle de lapin mort rabique. Cette inoculation est faite chaque jour pendant dix jours et à la même heure. C’est tout… »
LETTRES DU SOUS-INSPECTEUR MARAIS PARIS, LE 7 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Je ne vous ai pas écrit plus tôt n’ayant encore aucun renseignement précis à vous donner au sujet de la santé des personnes à soigner.
Aujourd’hui, je puis vous répondre. Monsieur PASTEUR est très heureux que le vaccin ait pleinement réussi car aussitôt il s’est élevé des boutons sur le corps des personnes inoculées. Ce qui l’a persuadé de la guérison. Le 4 courant j’ai été à la gare du Nord où j’ai reconnu, répondant très bien au signalement, le nommé MAHIEU, que j’ai conduit chez le Docteur PASTEUR qui l’a inoculé immédiatement, promettant guérison.
Par ordre de Monsieur PASTEUR qui nous a lui-même désigné notre pension, rue de la Glacière n° 114 et notre hôtel pour y loger, même rue n° 71 où nous payons 2 francs par tête pour le logement et notre pension – 6 francs pour les hommes et 4 francs pour l’enfant. Le Docteur PASTEUR exige que ces personnes prennent de fortes nourritures pour renouveler le sang. Il recommande aussi beaucoup de distraction pour les enfants, leur empêchant de cette manière de prendre leur mal trop à cœur.
P.S. : J’ai oublié dans la présente de vous renseigner au sujet de l’inoculation qui se fait un jour à gauche, un autre jour à droite, à la ceinture et sous le côté. Il y a en ce moment en traitement, une vingtaine de personnes, soit de Dordogne, de la Bretagne et de différents départements.
PARIS, LE 8 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Vous me demandez tous les jours des nouvelles des personnes à soigner, ce que je fais avec plaisir. Nous allons deux fois par jour, le matin à 11 heures et le soir à 9 heures pour les faire inoculer et chaque fois que Monsieur PASTEUR nous voit arriver, il crie « Vive le Nord » en voyant les enfants supporter l’inoculation sans souffrance aucune.
Monsieur PASTEUR, pour nous distraire, nous a gracieusement offert sa carte, nous permettant de cette manière de visiter, dans la semaine, tous les monuments et curiosités de Paris.
PARIS, LE 9 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
… Nous allons tous les jours chez Monsieur PASTEUR à 10 heures du matin pour l’inoculation et cela prend très bien, Monsieur PASTEUR m’a promis guérison complète.
PARIS, LE 10 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
J’ai l’honneur de vous annoncer que les personnes que j’accompagne, MAHIEU, MALFAIT et la petite BOURGOIS vont très bien. Le vaccin produit son effet. Ils sont tous plein de boutons. On les vaccine avec du virus de lapin. Monsieur PASTEUR nous a dit qu’il avait chez lui des chiens enragés et qu’il les guérissait à volonté mais qu’on ne pouvait pas les voir. Cela pourrait faire mal aux gens que j’accompagne qui sont atteints d’hydrophobie.
J’espère revenir à Roubaix le 11 ou 12 courant.
PARIS, LE 11 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Le traitement de MAHIEU, MALFAIT et BOURGOIS est terminé. Monsieur PASTEUR leur a promis guérison. Nous serons revenus à Roubaix demain 12 courant par le premier train. Je n’avais pas pu vous dire jusqu’à ce jour, comment l’inoculation se faisait ; aujourd’hui, Monsieur PASTEUR me l’a dit, que c’était au 92e lapin qu’il faisait enrager et à celui-là qu’il prenait du virus pour inoculer les personnes par ce moyen il mettait la rage dans le corps des personnes plus fortes que celle existant et par ce fait il était sûr d’obtenir guérison. Il y a une vingtaine de chiens et singes et une grande quantité de lapins chez lui dans des cages qui sont très enragés pour prendre le virus tous les jours.
Nous sommes tous les jours, le matin, une vingtaine de personnes pour l’inoculation, de tous les pays, de l’Algérie, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de Bretagne, de Maubeuge, de Nevers, de Versailles et de Paris…
JOURNAL DE ROUBAIX DU SAMEDI 14 NOVEMBRE 1885
Les trois Roubaisiens qui étaient en traitement chez Monsieur PASTEUR sont revenus jeudi après-midi, accompagnés de Monsieur le sous-inspecteur MARAIS qui ne les a pas quittés un instant pendant tout leur séjour à Paris. Ils sont rentrés enchantés de ce qu’ils ont vu et du traitement que leur a fait suivre l’illustre savant. Comment, d’ailleurs, ne garderaient-ils pas un bon souvenir de Paris ? On les a guéris, choyés et cités dans les journaux. Ils logeaient à l’Hôtel des Arts Réunis 71, rue de la Glacière. Tous les matins à dix heures, ils se rendaient au laboratoire de la rue d’Ulm et y restaient jusqu’à 11 heures. C’est pendant ce temps qu’on leur faisait les inoculations qui devait les préserver des terribles effets du virus rabique.
Nous avons vu cet après-midi la jeune Hélène BOURGOIS. C’est une fillette de onze ans, à la mine très éveillée. Elle ne cesse de vanter la paternelle bonté de Monsieur Pasteur et de ses aides. Cette enfant se plaisait si bien à Paris qu’elle y serait, dit-elle, volontiers restée, d’autant plus que ses deux oncles y demeurent. Son père, ouvrier apprêteur, est sans travail depuis cinq semaines ; aussi a-t-il regardé comme une véritable bénédiction du ciel le concours que lui a prêté l’administration municipale pour sauver sa fille. Hélène BOURGOIS, qui avait été cruellement mordue à l’arcade sourcilière, a encore le front enveloppé d’un bandeau ; mais la plaie, cautérisée plusieurs fois, ne tardera plus à se cicatriser complètement.
La petite fille a, de même que le jeune MALFAIT et Monsieur MAHIEU, le corps couvert de pustules, conséquences naturelles répétées (du traitement) dont ils ont été l’objet. Depuis quelques jours, Monsieur PASTEUR traite plus de trente personnes mordues par des chiens enragés et nous dit Monsieur MARAIS, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, du talent de l’illustre savant ou de son excessive bonté.
Quand il voit de pauvres gens sans ressources ou envoyés par de petites communes rurales trop pauvres pour leur payer autre chose que le voyage, il s’informe de leurs besoins et subvient de ses propres deniers à leur entretien pendant tout le temps que dure le traitement.
Bien plus, quand il les renvoie, il leur fait un petit cadeau qui entretient leur reconnaissance, ainsi, il a donné à la jeune Hélène, une pièce de 20 sous « qu’elle ne doit jamais changer » et que la famille, ce dont nous la félicitons, est décidée à conserver comme un précieux souvenir.
Adrien MALFAIT a reçu de Monsieur PASTEUR, une boîte contenant de l’iodoforme qui doit servir à guérir sa blessure ; ajoutons que cette matière est d’un prix élevé pour des ouvriers peu fortunés. Aussi, dans la cour Saint Jean, le nom de Pasteur est en grande vénération. Vendredi, Monsieur MARAIS a remis à Monsieur le Maire de Roubaix, la lettre suivante qu’on lui avait confiée :
PARIS, LE 10 NOVEMBRE 1885
Monsieur le Maire,
Je m’empresse de vous informer que le traitement des trois personnes mordues que vous m’avez envoyées, est terminé.
Chacune d’elles, séparément, doit m’écrire et me donner des nouvelles de sa santé au moins une fois par semaine. J’ai eu grandement à me féliciter des soins et de l’esprit de discipline du sous-inspecteur de police, à qui vous aviez confié la garde de ces différentes personnes.
Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’assurance de ma considération très distinguée
Louis PASTEUR
Pour terminer, voici la savoureuse lettre de remerciements du plus âgé des Roubaisiens guéris par Louis Pasteur.
Monsieur Julien Lagache,
Maire de la Ville de Roubaix,
C’est avec des vifs sentiments de reconnaissance que je viens vous remercier des bontés que vous avez eu pour moi atteint par les cruelles morsures du chien enragé de la rue de Soubise, je n’ai cessé d’être de votre part l’objet de la plus grande sollicitude jusqu’à ma complète guérison et pour l’obtenir, vous n’avez pas hésité de m’envoyer à Paris suivre le traitement du grand Monsieur Pasteur.
Je ne vous cacherai pas, Monsieur le Maire que par la suite de mes cruelles morsures, j’étais devenue inquiet, abattu, je souffrais de la tête, j’avais l’humeur noire, sombre, je ressentais un malaise général par tout le corps.
En descendant à la gare de Paris, je fus de suite reconnu par Monsieur Alfred MARAIS, sous-inspecteur de la sûreté de Roubaix qui m’y attendait. Il vit bien l’état d’abattement dans lequel je me trouvais, par de bons mots de manière joviale et encouragements me secoua le moral, il me fit prendre quelques verres de liqueurs qui me réconfortèrent puis il me fit voyager dans la ville. C’est on peut le dire un gai compagnon, il paya presque toutes nos consommations. Je voulais lui donner les 25 francs restant de mes frais de voyage, il me les refusa disant que je saurai bien les garder.
Je fus conduit par lui-même à Monsieur PASTEUR (permettez-moi ici, Monsieur le Maire, de saluer ce nom aimé. L’avenir le bénira car son travail soulage les souffrances). Il vit bien de suite l’état de ma triste santé ; aussi par des paroles affectueuses comme il sait si bien les dire, il ranima mon courage et je pris confiance.
Je fus immédiatement avec les autres malades (il y en avait de l’Algérie) l’objet de soins les plus assidus, je fus vacciné à la ceinture du corps, il me fit 5 piqûres de chaque côté, je ressentis aux reins et à la tête un mal étrange, une lourdeur qui se dissipèrent comme par un enchantement après les premiers jours de ce traitement qui dura 10 jours et aujourd’hui, grâce à vous, Monsieur le Maire et aux bons soins du savant Monsieur Pasteur, aimé, chéri de tous les malades et désormais placé au premier rang des Grands Bienfaiteurs de l’humanité, me voilà sauvé d’une mort horrible.
Je ne l’oublierai jamais. C’est pourquoi je vous prie, Monsieur le Maire, d’en garder toute ma reconnaissance et d’agréer, s’il vous plaît, les salutations respectueuses de votre très affectionné et très reconnaissant serviteur.
MAHIEU Charles.
Voilà donc évoqué le témoignage de la guérison de trois Roubaisiens, tout au début de la mise en application de cette découverte merveilleuse que fut le vaccin contre la rage, mis au point par Louis Pasteur.

Jacques PROUVOST
Président de la Société d’Émulation de Roubaix de 1977 à 1992.

 

Les cafés guérisseurs

Café d’amis, d’habitués qui aimaient tant se retrouver après le dur labeur de l’usine et où les cris des discussions passionnées remplaçaient le vacarme des métiers à tisser, interrompu par la voix stridente d’une compagne furieuse tentant de récupérer son homme ivre.

Souvent cellule politique enfermant dans leurs convictions des ouvriers malades d’égalité et de liberté car, on soigne le cœur et les âmes, mais aussi les corps dans les cafés de Roubaix.

Capitale du Textile certes, notre vieille cité avait aussi, au XIXe siècle, une réputation nationale et même internationale. On y venait de Belgique et même d’Algérie, pour guérir des malades envahis par le ténia, communément appelé Ver Solitaire , qui ne restait pas longtemps seul à Roubaix. Ce mal était très fréquent à une époque d’insuffisance des contrôles sanitaires de la viande. La rumeur, toujours plus efficace que la médecine traditionnelle, conseillait alors de se rendre rue Buffon, dans un café étrange appelé LE VER SOLITAIRE.

L’estaminet du VER SOLITAIRE était alors tenu par un singulier personnage : Alphonse Berthe que, ni sa profession, ni ses études, ni son apparence ne semblaient destiner au rôle de GUERISSEUR, et de guérisseurs heureux, qu’il a rempli pendant des années. Alphonse Berthe avait trouvé un bien curieux remède qui permettait de délivrer du ver solitaire les malheureux rongés par le terrible parasite.

La salle de l’estaminet tenait lieu de tout, cabinet de consultation, salle d’opération et clinique. Dieu sait le courage qu’il fallait aux patients pour avaler la drogue magique, les grimaces et les contorsions qu’elle arrachait aux pauvres malades ! Mais, au moins, elle guérissait, elle était irrésistible. L’installation, il faut le dire, était absente, les malades se trouvaient pèle mêle. Des scènes épiques se déroulaient alors dans l’estaminet et dans la cour, occasionnées tout d’abord par l’absorption et ensuite par les diverses phases d’opération du remède.

Mais qu’importe ! Telle la devineresse de la fable, le guérisseur de la rue Buffon avait la côte, son galetas, mieux que s’il eut été salon, reçut plus d’un quart de siècle, la visite de milliers et milliers de personnes atteintes de ce mal particulier. Les malades appartenaient à toutes les classes de la société. Sa popularité était considérable, une chanson de carnaval qui passait en revue les célébrités locales, mentionnait naturellement Alphonse Berthe, surnomme EL VER SOLITAIRE dans le couplet suivant :

 

V’la Alphonse EL ver solitaire

Sin nom y est bin répindu

Ch’est in homm qui connot s’n affaire

Car y nin minque jomais nu !

 

Mais cela n’alla pas toujours tout seul pour EL VER SOLITAIRE … car ce qu’il pratiquait là c’était tout bonnement, l’exercice illégal de la médecine. Cependant, sa célébrité, contraire en cela à beaucoup d’autres, n’avait guère décru quand il vint à mourir à la fin du 19e siècle, emportant avec lui son secret dans la tombe. Nous disons son secret car la médecine d’aujourd’hui en a d’autres. Comment avait-il découvert le sien ? En feuilletant de vieux bouquins, paraît-il, il avait trouvé le nom des plantes dont la mixture était assez énergique pour produire un effet salutaire.

L’estaminet du VER SOLITAIRE, démoli en 1910, avec quelques maisons qui l’entouraient, a laissé la place aujourd’hui au Groupe Scolaire BUFFON.

Plus tard, au café LE PETIT GLOBE situé au 51 rue Pellart, le tenancier Edmond MERCIER vendait une pommade exceptionnelle pour guérir des cors au pied. LE TUE CORS qui faisait courir les Roubaisiens, fut retiré de la vente en 1931 et Edmond MERCIER a été condamné pour exercice illégal de la médecine !

 

                                                                                            Bernard SCHAEFFER

Président de la Société d’Emulation de Roubaix de 2002 à 2015

 

SOURCES : Les rues de Roubaix – Théodore LEURIDAN – ANNALES tome X ( 1914)

                      Les rues de Roubaix Société d’Emulation de Roubaix – Tome 1.

Le jeu de la bourle

La pratique du jeu de bourle est très ancienne. Déjà, le 4 août 1382, un extrait des bans échevinaux de Lille interdit la pratique du jeu de bourle sur la voie publique sous peine d’une « amende de 60 sols » ou de « castagne de verge ».

Lieux de convivialité et de socialisation, les bourloires étaient pourtant nombreuses autrefois à Roubaix, on parle d’une centaine de ces lieux où l’on se retrouvait entre bons amis. Avec l’arrivée de la télévision dans les foyers, les loisirs extérieurs ont perdu leur attrait et aujourd’hui, une seule bourloire est encore en activité. Le terme bourler signifie tituber et tomber. La bourle est une « tronche » de bois cylindrique, c’est-à-dire qu’elle est découpée dans un tronc d’arbre. Sa matière, son poids, son diamètre et sa largeur bombée peuvent avoir des normes différentes suivant les villes où elle est pratiquée. Par contre, les bourles ont toutes un côté faible et un côté fort (ou chargé). Ceci permet de modifier sa trajectoire lorsqu’elle est lancée.

Son poids peut varier de 1,5 à 8 kg. Différents bois sont utilisés pour sa fabrication comme le noyer, le gaïac, le quebracho ou l’orme suivant les régions où elle est pratiquée. De nos jours, la bourle peut être fabriquée en résine de synthèse, le canévasite qui lui assure une plus grande longévité.

La bourle se joue dans une bourloire. La piste, construite spécialement pour sa pratique, se trouve le plus souvent à l’arrière d’un café, d’un cercle associatif ou d’un patronage. Autrefois en plein air, elles sont pratiquement toutes couvertes à ce jour. La piste fait toujours plus ou moins vingt mètres de long. Elle est incurvée, c’est à dire concave sur leur largeur de trois mètres environ. La piste est bordée de deux rives. Les plus anciennes sont faites de terre avec ajout d’argile, de bouse de vache, de sable, de sel, de bière… ou recouverte d’un revêtement synthétique pour les plus récentes. La bourloire est terminée aux extrémités par un fossé appelé « tchu » ou fosse qui permet de recueillir les bourles mises hors jeu. A environ 1,5 mètre de chaque côté de la piste se trouve l’étaque, pièce métallique enfoncée au raz du sol servant pour ainsi dire de cochonnet fixe.

La bourle se pratique par équipe de deux à dix personnes selon les rencontres. Chaque équipe a un commandant de jeu, des pointeurs et des frappeurs. La technique pour l’équipe plaçant le jeu après tirage au sort est d’approcher l’étaque au plus près par les pointeux (pointeurs). Les bourles sont alors roulées délicatement. Les coéquipiers essayeront ensuite de placer d’autres bourles tout au long de la bourloire afin de constituer des hellis (des obstacles) pour leurs adversaires. Ceux-ci à leur tour essayeront de faire JO (prendre le point) en faisant louvoyer leurs bourles grâce aux rives (pentes) de la piste et du fort de la bourle afin de contourner les obstacles et de se rapprocher au plus près de l’étaque. Si cette dernière est encombrée, les butcheux (frappeurs) en force essayeront d’enlever les bourles gênantes.

Un point sera attribué à chacune des bourles de la même équipe se trouvant le plus près de cette étaque.

 

JARGON DE LA BOURLE

La bourloire : Lieu où se pratique la bourle

L’étaque : Pièce métallique enfoncée à chaque extrémité de la bourloire et servant pour ainsi dire de cochonnet fixe.

Faire jo : Marquer le point

Les hellis : Bourles servant d’obstacles pour l’adversaire

Le commandant : Personne qui dirige la stratégie de jeu de l’équipe

Les pointeux : Les pointeurs

Les hellicheux : Les joueurs mettant les hellis

Les butcheux ou tapeux : Les frappeurs

Le tchu : Fossé en bout de piste où sont recueillies les bourles mises hors jeu

Mettre le fort au mur ou fort au jour : Mettre le fort de la bourle d’un côté ou de l’autre

Jouer en rive : Utiliser les pentes de la piste

Le poussage : Force nécessaire donnée à la bourle suivant l’ordre de jeu indiqué par le Commandant.

 

Renseignements aimablement fournis par :

FEDERATION DE BOURLES DU NORD

27, rue de Strasbourg 59200 TOURCOING 03 20 26 61 59

FEDERATION DE BOURLES DE WATTRELOS

41, rue Saint Joseph 59150 Wattrelos 03 20 75 14 95.

FEDERATION DE BOURLES DE TOURCOING

27, rue de Strasbourg 59200 Tourcoing 03 20 26 61 59

La tragédie de la Planche Trouée

Le 30 Floréal de l’An 2 (19 mai 1794), vers minuit, le sous-lieutenant Bernard du 14e régiment de chasseurs à cheval, passant à Roubaix pour aller à Wattrelos, à proximité d’un cabaret que la tradition assure être le cabaret de la Planche Trouée, entendit « des individus qui chantaient vive le Roi ! Vive l’Empereur et Cobourg ! » et qui disaient : « Nous les ferons sauter ces Carmagnoles ! ».
Descendant de cheval, l’officier entra « pour connaître de vue les personnes qui tenaient des propos aussi atroces ». Il vit « un bossu et un autre qui venait du pays autrichien » et qui l’apostrophèrent aussitôt en criant : « Ah ! Voilà un de ces Carmagnoles ».
« Ma présence, dira le sous-lieutenant dans son rapport, ne les a empêchés nullement de tenir les mêmes propos sur ce, j’ai sorti (sic) chercher du monde pour les arrêter ».
 
Sa plainte adressée au Comité révolutionnaire de Roubaix signale surtout deux individus, probablement les plus exaltés, alors que neuf personnes se trouvaient dans le cabaret ainsi qu’en feront foi les interrogatoires ultérieurs. C’étaient le tenancier Auguste Bourgeois et sa femme Victoire Delerue ; Joseph Couteau, le bossu, âgé de 32 ans, ouvrier tisserand et son frère Louis, 38 ans, également tisserand, tous deux domiciliés chemin de l’Hommelet-au-Bois ; Pierre-Joseph Coingnet, boucher ; Pierre-François Cateau dont le métier n’est pas indiqué ; Louis Leclercq, manouvrier et une femme Henriette Martin, demeurant, tous audit Roubaix, plus un nommé Biscot ou Bisloop Alexandre, « marchand demeurant à Ether » (sic).
Averti par le sous-lieutenant Bernard, le lieutenant Delegorgue du 7e régiment de cavalerie caserné à Lannoy se transporta la nuit même dans le cabaret où « des scélérats tenoient des propos aristocratiques ».
A son tour, il entendit les chants séditieux ; il remarqua même que « les frères Couteau étaient les plus acharnés à chanter, surtout le bossu » et il indique « que le nommé Biscot est un coquin qui était à cette orgie avec deux autres hommes dont il ignore les noms ».
On le voit, les officiers s’expriment avec indignation et, à distance, leur attitude devant un délit aussi mince peut nous étonner, surtout si l’on songe que leurs auteurs étaient probablement pris de boisson.
Arrêtés sur-le-champ, les frères Couteau furent conduits devant le Comité révolutionnaire de Roubaix qui procéda à un supplément d’information.
Interrogée la première, Victoire Delerue, sans doute apeurée, confirma les dires des officiers, ajoutant même que « le citoyen Couteau, bossu, étant à boire chez elle, avait crié : « Au diable la Nation ! ».
Joseph Coingnet et Pierre-François Cateau essayèrent de sauver leurs infortunés camarades, sans se compromettre ; le premier en certifiant qu’il s’était endormi et, qu’à son réveil, il avait entendu seulement le mot de « l’Empereur » par Couteau « bossu  de cette commune ». Le second en affirmant « qu’il était passé la nuit gayment sans insulte, qu’il avait chanté une chanson de foutre la chasse à l’Empereur » et qu’il n’avait rien entendu du tout, mais que si de mauvais propos avaient été tenus, ce ne pouvait être que « pendant qu’il était à la cour pour faire ses besoins ».
Les frères Couteau, eux, tout en admettant une partie des faits, essayèrent d’en atténuer la gravité.
Joseph, le bossu, s’il reconnut avoir chanté la chanson « du vieux siège de Tournay » dont le refrain contenait « Vive le Roy », nia avoir crié : Vive Cobourg ! Vive l’Empereur ! Son frère Louis répondit de même, sauf « qu’il chantait les mots de Vive la Loy ! Au lieu de Vive le Roy ! »
On ne sait pourquoi, mais le cabaretier Bourgeois ne fut pas interrogé et il n’est pas fait mention des interrogatoires des autres témoins qui, vraisemblablement, avaient dû s’éclipser avant l’arrivée du lieutenant Delegorgue.
Le Comité révolutionnaire de Roubaix, assez embarrassé, semble-t-il, adressa le lendemain 2 Prairial (21 mai) les frères Couteau au Tribunal criminel de Lille, sous l’inculpation « d’avoir tenu des propos inciviques ».
Incarcérés le jour même à la prison de Lille, les prévenus ne devaient y rester longtemps. Le Tribunal criminel de Lille, en effet, en vertu de la loi du 19 mars 1793 qui prescrivait que les contre-révolutionnaires devaient être jugés révolutionnairement, c’est à dire sans les règles ordinaires de la procédure, était incompétent.
Dès lors, « sous bonne et sûre garde », le 3 Prairial (22 mai), les malheureux furent dirigés sur Arras où régnait Lebon dont la mission dans cette ville, on le sait, fut « un des plus terrifiants chapitres de l’histoire ».
 
Arras avait alors une réputation tellement sinistre que « les voyageurs faisaient des détours de dix lieues pour éviter la ville maudite ». Le sang, en effet, y coulait à flots, les prisons regorgeaient de détenus et la guillotine était de permanence, face au Théâtre sur la place de la Révolution, appelée autrefois place de la Comédie.
Lebon avait fait installer une buvette au pied même de la guillotine et une galerie autour de la place pour les spectateurs ; de son bureau, il présidait souvent aux exécutions, en compagnie de sa femme, une mégère aussi assoiffée de sang que son mari.
Qu’on juge de la solitude morale de nos deux ouvriers roubaisiens perdus sans défense dans cet enfer, sans un ami, sans aucune relation d’aucune sorte.
Ecroués le 23 mai à la fameuse prison des Baudets d’où l’on ne sortait que pour aller à l’échafaud, les frères Couteau devaient être interrogés le lendemain 5 Prairial par Maximilien Joseph Flament, ancien marchand brasseur, devenu juge au Tribunal révolutionnaire, homme cruel autant que son maître Lebon. On a de lui une lettre du 13 Messidor an 2, adressée à ses collègues de Béthune, dans laquelle il donne la mesure de ses goûts sanguinaires :
« Dans la séance d’hier soir, nous avons eu de quoi rire ! Seize cochons, tant mâles que femelles, nous furent présentés. Savoir : six récollets, trois carmes, trois vicaires, une religieuse et trois servantes de ci-devant prêtres… Le tribunal a chômé aujourd’hui… Demain on parle d’une dizaine de têtes à faire tomber… ».
Et c’est devant cet homme que comparurent les frères Couteau. Leur ayant demandé la cause de leur arrestation, ces pauvres gens, cette fois, racontèrent que « se trouvant à boire une goutte dans un petit cabaret du dit Roubaix, le nommé Cateau a commencé à chanter une chanson qui se sentait de l’ancien régime et qu’eux, répondant sans penser à aucun mal, ont chanté avec lui ».
La liste des jurés leur ayant été présentée, à effet de savoir s’ils avaient des « motives » de récusation, ont répondu n’en récuser aucun.  Et pour cause !
Le 6 Prairial au matin, les frères Couteau furent déférés devant le Tribunal révolutionnaire ; l’accusateur public, Caron, dénonça les susnommés couteau comme des « royalistes dangereux en ayant, par des chansons, provoqué dans un lieu public, le rétablissement de la royauté ».
Comme aucun défenseur n’était présent, aussitôt après la lecture de l’acte d’accusation des questions furent posées aux jurés. On croit rêver en les lisant. On leur demandait, en effet, de dire « s’il est constant que les frères Couteau sont des traîtres à la patrie, des royalistes dangereux, des provocateurs au rétablissement de la royauté et de toutes les horreurs qui l’accompagnent ; d’avoir cherché à rétablir la tyrannie, le despotisme et ses malheurs et anéantir la constitution française ».
A l’unanimité, les jurés reconnurent que le fait était constant ; en conséquence, le Tribunal condamna les frères Couteau « à la peine de mort », en spécifiant que « l’exécution aurait lieu dans les vingt-quatre heures, que leurs biens seraient confisqués au profit de la République et que le jugement serait imprimé sans délay en nombre suffisant d’exemplaires pour être envoyé et affiché dans toutes les parties de la République ».
Le jour même, les frères Couteau montèrent sur la fatale charrette et « vers midy », ils étaient guillotinés sur la place de la Révolution ; ils furent les seuls, ce jour-là, à aller au supplice et on peut se demander si le bourreau, Pierre-Joseph Outredebanque, ancien exécuteur des hautes-œuvres de la province d’Artois, « une sorte d’ogre à tournure d’hercule », put contenir son esprit railleur devant la détresse de ces deux ouvriers roubaisiens, car d’ordinaire « il n’épargnait guère à ses victimes les plus ignobles plaisanteries ». L’exécution des frères Couteau jeta la consternation dans Roubaix, en raison surtout de leur situation de famille. Joseph, le bossu, abandonnait à sa femme, née Félicie Carpentier, ses trois enfants âgés respectivement de huit, six et un ans.  Quant à son frère Louis, veuf depuis 1790 de Bonne-Joseph Brassart, il laissait sept orphelins ; l’aînée, une fille, avait dix-sept ans et le dernier quatre ans à peine. 
 
Les frères Couteau furent les seules victimes de la Terreur à Roubaix. L’imagination populaire se plut à transformer leur histoire en une véritable légende que l’historien Théodore Leuridan a rapportée en novembre 1841 dans l’Indicateur de Tourcoing. Dans ce récit, on fait intervenir un mendiant « ivrogne de mauvais renom, à l’extérieur repoussant », surnommé « La Bourgogne » qui aurait été à l’origine de la dénonciation, mais le dossier complet conservé aux archives d’Arras ne parle pas de ce personnage, d’ailleurs peut-être imaginaire.
De même, la rencontre dramatique du bon vieillard, narrateur de cette légende, avec le père des Couteau dans le cimetière de Roubaix en 1795, ne mérite aucun crédit pour la raison bien simple que le père Couteau, à cette époque, était mort depuis vingt-six ans, exactement depuis le 10 décembre 1769 à l’âge de 48 ans.

 Archives Municipales de Roubaix, en-tête de courriers

 

Par Monsieur Charles Bodart-Timal
Administrateur de la Société d’Emulation de Roubaix
Mémoires de la Société d’Emulation de Roubaix, Sixième Série, Tome II, 1979
« Roubaix et les Roubaisiens pendant la Révolution »

Les fondateurs de la Grande Industrie

DYNAMISME ET ÉQUILIBRE

La liberté commerciale absolue, reconnue intangible, ouvrait la voie aux individualités fortes bien décidées à utiliser toutes les chances qui leur étaient offertes par la législation nouvelle. Ne s’attardant pas à observer les faits, les fondateurs de la Grande Industrie, hommes d’action avant tout, s’engageront avec ardeur dans le système économique libéral dont ils feront le succès. En examinant la liste des Egards et des Maîtres drapiers de l’Ancien Régime, on relève peu de leurs héritiers parmi les notabilités industrielles du XIXème siècle. Rarement, en effet, la conjoncture a été plus favorable aux empiristes dégagés des souvenirs anciens ; ils forcent le destin, alors que les attardés, timides, supputent leur chance et la laissent passer.

Les figures marquantes du XIXème siècle industriel à Roubaix seront celles de chefs de file, bâtissant leurs entreprises au jour le jour, prêts à saisir toutes les occasions heureuses. A la manière des découvreurs de terres inconnues, ces pionniers adoptent la machine à vapeur, les métiers mécaniques à filer et à tisser, entreprennent des voyages de prospection et appliquent dans leurs usines les moyens de production nouveaux. C’est l’époque où les héros de Balzac jonglent avec les lettres de change que l’extension du crédit fait circuler à travers les grandes villes de commerce. Et Daumier nous livre avec Robert Macaire, flanqué de Bertrand, la caricature de ce monde d’affaires.

Mais à Roubaix, les chances de la fortune sont exploitées avec plus de modération et de sagesse et souvent avec mesure. Les créateurs de la Grande Industrie, possédaient non seulement du talent, mais cette sorte de génie divinatoire, apanage des hommes neufs aux muscles solides et à la tête froide.

L’APPORT DES RURAUX

Autour du cœur de la cité, la campagne toute proche a fourni à la Manufacture les bras courageux et les cerveaux clairs dont elle avait besoin. La promotion nouvelle avait préparé son ascension dans le calme du sillon et la patience d’un labeur séculaire tenace et fécond. Ainsi, les cadets de l’Ancienne France retournaient à la charrue et, après ce contact avec la terre tutélaire, leurs ascendants réapparaissaient au premier plan. La création de la Grande Industrie fut une œuvre de force et de santé. La relève, fournie avant tout par le monde rural, possédait une confiance à toute épreuve.

L’historique des censes de Roubaix est évocateur à cet égard. Les Spriet, Mulliez, Lecomte, Leuridan, Pollet, Dubar-Delespaul, Lefebvre, Prouvost, sont tous descendants de cultivateurs. Les ruraux, autant que les ouvriers de qualité ont fondé la grande industrie. Certaines usines importantes ont été construites au cours du XIXème siècle, sur l’emplacement ou à proximité des terres que cultivait, la veille encore, l’ancêtre immédiat ou le nouveau manufacturier. « Si nous nous penchons sur l’origine de la plupart des hommes qui, de nos jours, se sont distingués, nous découvrons derrière eux, une longue ascension et une longue patience. » Ainsi s’exprimait, très justement, Jacques Bainville, dans son discours de réception à l’Académie Française. La claire vision des nécessités de l’heure animait la race des bâtisseurs de nos usines. Les cheminées que, successivement, ils élèveront dans le ciel de la cité, constitueront autant d’actes de foi dans la pérennité de leurs fondations. Ces hommes ne connaissaient pas la crainte des lendemains. Dans ces heures de plénitudes, une race est forte, elle ne cherche pas à maintenir, mais à créer et à poursuivre, en la développant, la tâche entreprise. Qui ne vise qu’à durer, porte déjà dans ses flancs, les traces de la destruction. Par là, la vie opère des coupes sombres ; elle porta des coups mortels aux entreprises de l’Ancien Régime et la sélection continue.

DE QUELQUES-UNS D’ENTRE EUX

Alexandre Decrême (1) qui, en précurseur, entreprit après 1789 la fabrication des tissus de coton, était fils d’ouvrier et la génération suivante, ses descendants, s’allieront aux familles les plus notables. En 1819, un modeste artisan fonda la firme Hannart Frères, l’une des maisons d’apprêts des étoffes qui comptait à la fin du XIXème siècle parmi les plus importantes du monde entier.

Emile Roussel débuta à 14 ans dans l’industrie. En 1865, il aida sa mère à créer une petite teinture et fonda une firme de grande renommée. La firme Wibaux-Florin, qui connut son apogée au XIXème siècle, fut fondée en 1810 par un cultivateur aisé. Né le 16 février 1787, à la ferme de la Mousserie, Hippolyte-Joseph Wibaux épousa Félicité Florin, fille de Pierre-Constantin Florin, premier maire de Roubaix et sa descendance figure parmi les dynasties industrielles du XIXème siècle. Cette firme se spécialise dans les tissus de chaîne coton et de trame de laine peignée et son effacement par la suite doit être attribué à un changement de mode. Ce sont les créations nouvelles qui poussent au zénith les maisons modestes ; mais ce sont elles aussi qui, plus tard, les écartent du succès.

La famille Prouvost est originaire de Wasquehal. Elle occupait une situation rurale de premier plan avant la Révolution. Le Chanoine C. Lecigne écrivit une biographie du poète Amédée Prouvost, dans laquelle il peint en traits brillants, le grand-père de l’écrivain. « Il aimait voyager. Un beau jour, il monta à cheval, il parcourut la France, s’extasiant devant les paysages, s’arrêtant à la porte des usines, mêlant dans ses carnets des impressions d’artistes et des notes d’affaires, exemplaire inédit du Roubaisien à la fois aventureux et positif… Il crée le peignage mécanique de la laine, il lutte dix ans contre les préjugés populaires, les obstinations intéressées et la concurrence étrangère. A force de raison, de calme bon sens, d’efforts continus, il développe l’industrie nouvelle, groupe deux mille ouvriers autour d’elle et dote Roubaix du plus grand établissement de peignage de France. C’est un grand citoyen en même temps qu’un grand industriel. » (2)

Louis-Joseph Brédart épousa en 1754, Anne-Marie Lepers, issue d’une famille rurale très considérée dès le XVIème siècle. De ce mariage naquit, entre autres enfants, Louis-Antoine-Joseph, lequel continua la descendance. L’un de ses enfants, une fille, Pauline, épousa Jean-Baptiste Motte, d’une famille urbaine de Tourcoing, et dont la profession de marchand laisse supposer une profession de négociant en laines. La postérité de la famille Motte-Brédart prend un rôle de premier plan dans la création de la grande industrie de Roubaix. L’aîné Louis Motte-Bossut fonde la filature de coton la plus considérable pour l’époque et fait preuve, au cours de sa carrière industrielle, d’un esprit d’entreprise exceptionnel qui s’est perpétué dans sa descendance. Son cadet, Alfred Motte, se destinait tout d’abord au notariat. En secondes noces, il avait épousé Léonie Grimonprez, fille de Eugène Grimonprez, le promoteur à Roubaix de la filature de la laine peignée et l’un des hommes les plus actifs de la nouvelle promotion industrielle. Après un premier échec, il construit un véritable complexe industriel textile englobant tous les stades de la fabrication, du peignage au tissage. Il fit participer à son succès de multiples associés. Sa formation juridique favorisa sa réussite et après quelques entreprises hasardeuses, il prit soin de limiter ses risques par une clause résolutoire.

Eugène Motte-Duthoit, Député du Nord de 1896 à 1908, est issu de ce mariage. Tandis que la famille Grimonprez s’est effacée, la filiation d’Alfred Motte-Grimonprez occupe présentement encore une importante situation industrielle. Les descendants de Motte-Brédard joignaient à un sens précis des réalités, une activité débordante. Louis Motte-Bossut disait la nécessité « de diriger son affaire personnellement ». « Il faut valoir quelque chose par soi-même, sans chercher trop de distraction en dehors ». Déjà gravement malade en 1882, Alfred Motte-Grimonprez poursuivra sa tâche jusqu’à sa mort, en 1886. Devant une telle ardeur qu’il eût fallut modérer, on constate qu’il est plus dur de rester inactif que d’entreprendre de grandes actions.

Dans ce Roubaix en plein développement économique, le hasard des mariages amena bien des changements de situation. Dans le discours qu’il prononça en 1927, lors de l’anniversaire de la naissance d’Alfred Motte-Grimonprez, son fils, Eugène Motte-Duthoit raconte de quelle façon son aïeul Jean-Baptiste Motte « en prenant à travers champs le chemin le plus court, cueillant pavots et bleuets pour former un bouquet de fiancé pour Pauline Brédart qui habitait Tourcoing, s’arrêtait en chemin à la grande ferme Ducatteau pour parler amicalement avec la fille du fermier. Cette ferme était la première sur le territoire de Roubaix et s’étendait du pont Vanoutryve au Conditionnement et au pont Saint-Vincent-de-Paul.

« Marie Rose, vous êtes trop maligne pour rester fermière disait-il à cette jeunesse, vous devriez vous marier avec un fabricant et vous feriez belle carrière ».

Et cette prédiction s’accomplit. Elle épousa M. Lefebvre et la Maison Lefebvre-Ducatteau, sous sa direction, devint l’une des premières maisons de la Fabrique de Roubaix. Elle commandita plus tard, en 1852, la Maison Amédée Prouvost, les premiers peigneurs de Roubaix et les plus réputés, et Henri, Jean et Louis Lefebvre ont hérité de l’esprit délié et entreprenant de Marie-Rose ».

En 1820, Louis Dubar épouse Marie-Joseph Delespaul, à la ferme du Hutin et fonde une importante entreprise. La famille Bayart était originaire de la ferme de l’Hornuyère de Wattrelos. Pierre-Joseph Bayart épouse en 1798, Sylvie Lefebvre et le jeune ménage s’installa comme fabricants. Dans leur descendance, on retrouve les Bayart-Cuvelier, Bayart-Lefebvre, Ernoult-Bayart et maintes autres familles qui ont fait carrière brillante dans l’industrie.

En 1853, les frères Dillies installent quelques métiers à tisser. Véritables vulgarisateurs du tissage mécanique à Roubaix, ils seront en 1860, propriétaires de 400 métiers. Simple tisserand, Julien Lagache devient un remarquable fabricant. François Frasez installe des métiers à tisser dans des maisons construites à cet usage (chaque maison recevait quatre métiers) et inaugure ainsi une méthode qui a été reprise avec succès dans d’autres régions. Commentant l’exposition de 1853 et s’arrêtant au nom de MM. Eugène Grimonprez et Cie, Théodore Leuridan dira qu’il a été frappé « du grand nombre de maisons inconnues jusqu’ici ».

A partir de 1850, la plupart des affaires se montent en associations à cause du coût élevé des industries mécanisées. De plus, la direction d’une usine exige la présence à peu près constante des patrons. Pour leur permettre de rester à leurs affaires, des maisons de commissions sont fondées. C’est M. Bossut qui fonda la première maison du genre. Par la suite, la Manufacture s’efforcera de se passer de leurs services.

Les frères Delattre, industriels avisés, Henri qui fut Maire de Roubaix en 1848 et Louis épousèrent respectivement Adèle et Pélagie Libert, filles du fermier de la Potennerie. Fondée en 1827, leur entreprise avait pris rapidement un développement considérable. La veuve Libert épousa en secondes noces Pierre Pollet-Delobel de Sainghin et leur descendance honore de nos jours encore l’industrie roubaisienne. La Maison Toulemonde-Destombes, fondée en 1820 trouve son origine dans un tissage à la campagne et il est fort probable, comme ce fut le cas de plusieurs industriels dont le fondateur mena tout d’abord de pair la culture et le tissage, que la ferme ne fut délaissée qu’après emprise sûre dans la manufacture.

On pourrait poursuivre des recherches en ce sens. « Il n’y a aucune maisons ayant tenu quelque place à Roubaix qui n’ait eu ses fondements dans une connaissance approfondie de la matière et du métier » écrit M. Gaston Motte dans son « Histoire de Roubaix ». La grande industrie fut fondée par une promotion nouvelle, artisans parvenant au patronat de souche roubaisienne ou immigrés, mais, le plus souvent, les industriels du XIXème siècle sont d’origine rurale.

Ces hommes nouveaux, ancrés sur la réalité, osent tout risquer et tout entreprendre. Leur tournure neuve de pensée et d’action a édifié la cité moderne. Les hautes cheminées dominaient de véritables fiefs industriels. « Plus riche en outils qu’en fonds d’Etat, l’héritier ne pouvait s’évader » dira Eugène Motte lors de l’inauguration de l’Hôtel de Ville, le 30 avril 1911.

D’après les travaux de recherche de Georges Teneul,

Président de la Société d’Émulation de Roubaix

et son « Histoire économique de Roubaix – Réflexions sur notre temps » 1962

1 Ancienne famille notable qui avait connu un effacement momentané.

2 Chanoine C. Lecigne : « Amédée Prouvost ».

Les Seigneurs de Roubaix

La ville de Roubaix, si universellement connue par son industrie drapière, remonte à une haute antiquité. La première mention du nom de Roubaix se trouve dans la carte de Nicaise Fabius, reproduite par Sandérus dans la Flandria Illustrata. Cette carte remonte au IXème siècle, à 863 et désigne sous le nom de Robacum la localité placée entre Arx Buccensis (Château du Buc – Lille) et Turnacum (Tournai).

Ce n’était point encore une ville importante, pas même un bourg, mais une simple «villa», agglomération de maisons autour d’une métairie. La « villa Robacensis » était une ferme qui comprenait le manoir du propriétaire du domaine avec les dépendances les  » curtes  » et les « mansae  » administrées et régies par des métayers. Il y avait là le premier embryon de ce que devait être le village de la constitution féodale.

A cette époque, vivait parmi les habitants de la « villa Robacensis » une femme d’une d’une grande noblesse rehaussée surtout de dignité et d’une charité qui répondait à sa grandeur d’âme. Elle se nommait Thècle et était aveugle. On a même cru voir en elle l’aïeule du chevalier Robert qui, au commencement du Xème siècle, inaugura la longue série des seigneurs de Roubaix. La vie de la pieuse Thècle fut favorisée de prodiges. Les hagiographes racontent en effet que, durant la nuit du 18 septembre 881, l’évêque de Tournai, saint Eleuthère, lui apparut et lui ordonna de se rendre dans son ancienne ville épiscopale et de faire connaître à son successeur Heydilon que le tombeau renfermant ses reliques se trouvait dans l’église de Blandain. Deux nuits de suite, la même apparition se manifesta. Convaincue, Thècle se fit conduire à Tournai et fit connaître à l’évêque Heydilon le message dont elle était chargée. Le prélat écoutant la voix de l’envoyée, retrouva à Blandain le corps d’Eleuthère. Ce fut l’occasion de nombreux miracles ; en particulier, Thècle recouvra la vue.

Après une vie toute de dévouement et de charité, Thècle mourut dans la « villa Robacensis », après avoir demandé à être enterrée dans l’église de Blandain. Son vœu fut exaucé : son corps inhumé d’abord dans l’église, fut ensuite placé dans une chapelle de cette même église. Près de son tombeau jaillit même une source dont les eaux procuraient de merveilleuses guérisons. Ainsi finit l’histoire de Thècle de Roubaix. Mais le nom de sa villa devait revivre avec le premier seigneur de Roubaix, le chevalier Robert, sorti d’une souche inconnue.

On sait peu de choses de la vie et des œuvres de ce seigneur. Une charte de mai 1047 nous apprend cependant qu’il assista à la fête de Sainte Rictrude, fille des seigneurs de Mons et qu’il apposa son sceau comme témoin d’une donation. Cette charte est en effet un acte par lequel Bauduin, comte de Flandre, fils de Bauduin le Barbu et d’Ogive de Luxembourg, donnait à l’abbaye de Marchienne tout ce qu’il possédait dans le pays situé entre l’Escaut et la Scarpe. Le chevalier Robert de Roubaix inaugurait brillamment la série des seigneurs qui allaient régir la ville et sa seigneurie jusqu’à la Révolution. C’était le premier anneau de la chaîne qui avec Isabeau et Pierre, allait aboutir aux Melun, aux Rohan et aux Soubise.

Guillaume de Bretagne, fils d’Alain et de Mathilde de Gand en allait être le second. Nommé seigneur de Roubaix par Robert le Frison, il allait diriger la nouvelle seigneurie de 1072 à 1083. L’hermine de Bretagne allait passer ainsi dans les armoiries de Roubaix (chef de gueules au champ d’hermine). C’est le souvenir le plus durable du second seigneur de Roubaix.

Thècle, Robert et Guillaume méritent d’être connus : ils furent les premiers maîtres de la petite seigneurie qui devait être le berceau de la grande ville de Roubaix.

ALARD DE ROUBAIX

Au IXème siècle, le nom de la ville de Roubaix était acquis à l’histoire. Les premiers seigneurs, Thècle, Robert et Guillaume, sont les premiers bienfaiteurs de la petite seigneurie qui devait être le berceau de la grande cité industrielle. Mais bientôt le nom de la ville et de ses seigneurs est davantage connu. Le premier châtelain important est Jean de Roubaix (1270 – 1285) qui, dans la seconde moitié du XIIIème siècle, fait rayonner le nom de son « castrum ». C’était alors le temps où les bonnes comtesses, Jeanne et sa sœur Marguerite, régnaient sur le comté de Flandre et portaient le nom de notre province au faîte de sa puissance et de sa renommée.

Jean eut comme fils Alard de Roubaix qui devait gouverner la seigneurie de 1285 à 1310. Les archives nous ont laissé des traces de son administration et ont témoigné de son activité. En 1270, il aide son père dans le procès de réhabilitation de Jean de la Vigne, accusé d’avoir fait payer plus qu’il ne fallait une terre vendue à sa nièce ; en 1282 et en février 1285, le comte de Flandre, Guy de Dampierre, qui avait succédé à sa mère Marguerite de Constantinople, cite son féal seigneur, Alard de Roubaix, dans plusieurs de ses lettres. Alard devait, à partir du 3 décembre 1292, ne plus quitter le comte de Flandre et siéger avec lui à la cour de Lille. La puissance du Comte de Flandre, le plus redoutable feudataire de la couronne se dressait devant le roi de France comme un sérieux obstacle.

Guy de Dampierre avait alors gravement indisposé contre sa personne en voulant toucher à leurs privilèges, les communes de Gand, Ypres et Bruges ; Philippe le Bel en profita pour soutenir ces trois villes ou par des promesses flatteuses, il réussit à se créer des partisans que le peuple désigna sous le nom de « partisans du Lys ».

Parmi les « hommes de Monseigneur de Flandres », Alard de Roubaix resta fidèlement, luttant contre ceux qui « furent de le parti Roy, en tant de were ». La campagne engagée par Philippe le Bel devait avoir un dénouement désastreux. «Abandonné comme un agneau au milieu des loups » selon l’expression de l’historien flamand Jacques de Meyère, trahi de tous côtés, séduit peut-être par quelque conseiller dont il ne soupçonnait pas la perfidie, Guy de Dampierre prit le parti d’aller avec ses fils, Robert et Guillaume, en compagnie de cinquante chevaliers flamands, se mettre à la discrétion du roi de France.

Au nombre de ces braves, se trouvait Alard de Roubaix, en compagnie de Jean de Bondues, Yves de Werwick, Guy de Thourout, Amel d’Audenarde, Gauthier de Nivelle. Le seigneur de Roubaix fut enfermé au château de Falaise, tandis que Guy était jeté dans un cachot du donjon de Compiègne.

Les terres de Flandre et des seigneurs fidèles furent confisquées et distribuées par Raoul de Clermont, connétable de France, à divers chevaliers, comme indemnité que le roi leur avait promis d’assigner sur les biens du comté. Mais les Flamands ne se soumirent point facilement au roi Philippe ; un parti, celui des Clauwarts ou hommes de la griffe, c’est à dire attachés au vieux Lion de Flandre, les appela à la révolte au cri de « Vlaenderen den Leeuw » (Flandre au Lion).

Après les sanglantes Matines de Bruges, ce fut la victoire flamande de Courtrai ou bataille des éperons d’or (1302), suivie bientôt de la bataille de Mons-en-Pévèle, avant laquelle les Flamands s’arrêtèrent à Roubaix, menaçant le camp des Français.

Une trêve fut signée le 20 décembre 1303 entre les princes flamands et Philippe le Bel ; et tandis que Guy de Dampierre mourait à Compiègne, son fils, Robert de Béthune, signait le traité de paix. Alard de Roubaix revint alors dans sa seigneurie, fidèle toujours à son suzerain, réorganisant ses terres dévastées par les ravages de la guerre. En 1310, il assista, en compagnie de 69 chevaliers, au tournoi donné à Mons par Guillaume, comte de Hainaut. Ce fut le dernier acte officiel du seigneur de Roubaix qui, bientôt après, s’éteignit dans son château. Alard est le premier qui porta les armes de la terre de Roubaix ; à ce titre, son souvenir mérite d’être conservé.

JEAN DE ROUBAIX (1401 – 1449)

Parmi les plus célèbres seigneurs de Roubaix, il faut citer Jean de Roubaix qui, de 1401 à 1449, tint sous sa tutelle, la ville naissante. Jean de Roubaix naquit vers 1369, Son père était un des plus grands seigneurs de la Cour de Bourgogne. On croit communément que c’était Robert, seigneur d’Escaudoeuvres, époux de la fille de Rasse de Herzelles. Jean accompagna son père à la fameuse bataille de Roosebeke, en 1382, bataille qui marqua le triomphe de la noblesse sur les communes et pendant laquelle Van Artevelde et dix mille des siens tombèrent sous l’effort irrésistible de la cavalerie française.

En 1390, Jean de Roubaix participa à la croisade commandée par le duc de Bourbon, oncle du roi, organisée pour secourir les Génois, victimes des Sarrasins qui, venant des côtes d’Afrique, pillaient le territoire de la République de Gênes. Cette croisade fut marquée par quelques faits saillants : arrivée des croisés à Gênes vers la fin juin, débarquement sur la côte d’Afrique le 22 juillet puis siège de Carthage. Ce siège dura deux mois ; malgré quatre assauts et une bataille, le siège dut être levé sans résultat et l’armée revint en Europe.

L’humeur aventureuse de Jean de Roubaix n’était pas satisfaite car après des voyages à Jérusalem, au Mont Sinaï, à Rome, il fit partie, en 1396, de l’armée du comte de Nevers, Jean sans Peur, envoyée par Charles VI au secours du roi de Hongrie, menacé par Bajazet, conquérant de la Valachie et de la Bulgarie.

Seigneur de Roubaix en 1401 après la mort de son père, Jean de Roubaix fit faire le dénombrement de son fief le 4 novembre et donna à la bourgade le nom de ville.

En 1406, Jean devint conseiller et chambellan du duc de Bourgogne ; il reçut de son souverain la seigneurie d’Herzelles, sans le comté d’Alost, confisqué à messire Sobier de Herzelles qui avait conspiré contre le comte Louis de Maele et le duc Philippe le Hardi, en prenant le parti des Gantois et de Jacques Van Artevelde.

Lorsque Jean sans Peur alla à Paris assister au Conseil de Régence organisé pendant la folie de Charles VI, Jean de Roubaix fit partie des huit cents chevaliers de Bourgogne et de Flandres qui entouraient leur souverain ; il accompagna ensuite le duc dans son expédition contre les Liégeois qui ne voulaient point recevoir Jean de Bavière comme évêque ; enfin, aidé par les sires de Helly et d’Uterque, il arrêta Montaigu, principal appui des Armagnacs, qui eut la tête tranchée et le corps pendu au gibet de Montfaucon.

Les missions de confiance accordées ensuite à Jean de Roubaix furent de plus en plus nombreuses : il fut envoyé en ambassade auprès du roi d’Angleterre, Henri V, malheureusement sans succès puis il fut nommé, avec le baron de la Viefville, gouverneur du jeune comte de Charolais qui devait devenir Philippe Le Bon. Aussi, il obtint de Jean sans Peur l’autorisation de créer, sur la terre de Roubaix, sept échevins en remplacement des juges cottiers, comme le porte l’acte de Gand, conservé dans le septième registre de l’ancienne Chambre des Comptes de Lille.

En 1416, Jean de Roubaix assista au Grand Conseil de Valenciennes (le 13 novembre) ; en 1418, il fut chargé de la garde du château de Lille et des gens des comptes.

En récompense de ses bons et loyaux services, Jean de Roubaix fut comblé de faveurs. Le 1er juin 1420, Philippe, devenu duc de Bourgogne, accorda à son « amé et féal conseiller, la haute justice et échevinage sur tous les fiefs et arrières fiefs de la terre de Roubaix » ; « Et avec ce, ledit seigneur aura au lieu de tous les juges cottiers qu’il avait auparavant, sept échevins qu’il créera et renouvellera ou fera créer et renouveler par son bailli ou son lieutenant une fois l’an. Lesquels échevins, au conjurement dudit bailli, auront connaissance de toute justice haute, moyenne et basse sur le gros dudit fief de Roubaix et sur toutes les terres renteuses et cottières tenues dudit seigneur de Roubaix ».

En 1423, nouvelle faveur : l’hôtel que Jean avait acheté à Lille, rue Basse, fut rattaché par lettres patentes du 22 juillet 1423, au fief de Roubaix et en prit le nom. En 1424, Jean de Roubaix fut nommé premier chambellan du duc et reçut le fief du Fontenoit détaché de la Salle de Lille et les seigneuries de Leuvillers et de Dourier ; de plus, une pension de 300 francs d’or lui fut accordée sur les revenus de la terre de Ninove, une autre de 500 francs sur les revenus de Blaton et de Feignies, et il eut le droit de recevoir 2 000 faisceaux de bois de la forêt de Nieppe. Outre ses gages de gouverneur, une somme de trois francs par jour lui fut attribuée pour l’entretien de ses gens et de ses chevaux.

Après avoir participé à l’expédition organisée pour défendre le roi de Chypre et le grand maître de Rhodes contre les Sarrasins, Jean de Roubaix fut chargé de négocier le mariage de Philippe avec Elisabeth de Portugal. Il s’embarqua le 19 octobre 1428 à l’Ecluse et réussit pleinement sa mission. Le 24 juillet 1429, Jean de Roubaix signa le contrat de mariage au nom de son maître et le 25, le mariage par procuration. Sur la route du retour, Jean tomba malade et fut soigné en Galice, à Ribadeo. Rapidement guéri, il débarqua à l’Ecluse le 6 décembre, précédant de quelques jours la nouvelle duchesse. Il assista au mariage solennel célébré le 7 janvier 1430 à l’Ecluse, par l’évêque de Tournai.

En récompense de l’heureux succès de sa mission, Jean de Roubaix fut nommé Chevalier de la Toison d’Or. Il fut le troisième des vingt-quatre chevaliers de ce nouvel ordre.

Après une intervention dans le différend entre les villes de Gand et de Bruges, au sujet de la préséance, Jean de Roubaix reçut, en 1432, de Jacqueline de Bavière, la terre, la forteresse et la seigneurie d’Escaudain ; en 1433, du Magistrat de Lille, un terrain au-delà de la Deûle, derrière l’hôtel de Roubaix ainsi que le pont appelé pont de Roubaix.

Le 7 juin 1449, à l’âge de 80 ans, Jean de Roubaix mourut ; il fut enterré dans la chapelle saint Jean Baptiste de l’église Saint Martin, laissant un fils, Pierre, héritier de sa valeur et de ses charges.

MICHEL DE ROUBAIX

Grammairien du treizième siècle

La ville de Roubaix si manufacturière, entièrement consacrée à l’industrie et au commerce, n’a point été cependant rebelle aux lettres et aux arts. Dès le XIIIème siècle, elle donna naissance à un grammairien qui devint célèbre : Michel de Roubaix.

On ne connaît aucun détail sur la vie de ce personnage ; mais on connaît une de ses œuvres : De modo significandi, traité de grammaire latine très complet pour l’époque et indispensable pour l’enseignement des écoles de ce temps. Cet ouvrage nous a été conservé dans deux manuscrits de la fin du XIIIème siècle, conservé à la bibliothèque Nationale.

Le premier provient du fonds latin de l’abbaye de Saint Germain des Près (N° 1465). C’est un recueil in-4° sur parchemin dont les gardes sont couvertes de pièces datées de la période entre 1328 et 1339. Le traité de Michel de Roubaix est suivi de plusieurs fragments anonymes sur la grammaire d’après le grand ouvrage de Priscien et surtout d’après ceux d’Evrard de Béthune et d’Alexandre de Villedieu. A la suite de ces fragments, il y a des gloses assez étendues sur les hymnes de l’Eglise, dont le texte accompagne partout le commentaire.

Le second manuscrit est un recueil provenant de l’ancienne Sorbonne (côte 940) ; c’est un grand in-folio sur parchemin. L’ouvrage de Michel de Roubaix suit le traité Summa Modorum significandi, de Siger de Courtrai, professeur aux écoles de la rue du Fouarre. Mais cet exemplaire est incomplet ; il lui manque un des feuillets du premier manuscrit ; de plus, il y a quelques différences dans les règles et les exemples.

Le traité commence par ce vers placé en épigraphe : Ne scriban vanum, due, pia Virgo, manum. (Pour que je n’écrive aucun mot vain, dirige ma main, pieuse Vierge.) Vient ensuite un préambule, dans lequel l’auteur annonce son projet : Il veut, dit-il, faire un petit ouvrage sur les parties du discours et sur leurs divers modes, en recueillant presque partout les leçons des autres, en essayant quelquefois de les expliquer ; « ad praesens minimum oposculum faciens, circa hujus partes orationis cum suis modis significandi… vestigia aliorum in plerisque imitando, et in aliquibus eccrum obscuritates explanando… » Son but est d’exposer toutes les questions de grammaire avec leurs modes essentiels et accidentels, car cette étude doit précéder celle des sciences philosophiques, le plus vif et le plus sincère plaisir de tout vie ; « essentiales et accidentales modos significandi, in quibus consistit melior et major pars grammatice philosophicarum disciplinarum studia praetermittendo in quibus in hac vita sincerissima summaque consistit delectatio. »

La grammaire proprement dite suit ce préambule. Après, la définition des mots « vox », « dictio », « oratio », Michel de Roubaix prend la marche habituelle de tous les traités de grammaire ; il donne les règles du nom, du pronom, du verbe, de l’adverbe, de la conjonction, de la préposition et de l’interjection.

A la fin du traité se lit, dans le premier manuscrit, au bas de la seconde colonne du trente-huitième feuillet, cette finale habituelle aux ouvrages de l’époque : «Expliciunt Modi sifinificandi compositia Magistro Michaele de Robasio». Ainsi se termine la grammaire composée par le maître Michel de Roubaix.

Que penser de cette œuvre de notre savant compatriote ?

Sans doute n’a-t-elle qu’un mérite tout ordinaire, la forme en trop souvent sèche et monotone ; elle est parfois peu originale, imitant de près le traité de Donat. Mais Michel de Roubaix, par ses nombreuses transitions et ses fréquentes incidentes, a inauguré une sorte de grammaire philosophique ; il a fait la philosophie de la grammaire. Fidèle disciple d’Aristote dont l’ « Organon » était alors universellement connu, il use d’une subtilité particulière dans la dialectique.

Michel de Roubaix, dans ce domaine spécial de la grammaire, participe ainsi au brillant renouveau littéraire du XIIIème siècle, l’âge d’or de la scolastique. Dans son enthousiasme pour la philosophie du maître, il a appliqué les principes d’un sage péripatétisme à une nouvelle branche du savoir humain. Il l’a fait selon des règles d’une orthodoxie irréprochable.

Ce n’est pas un petit honneur pour Roubaix d’avoir donné le jour à un grammairien éminent, à un philosophe éclairé qui, dans les écoles si renommées de la rue du Fouarre, près de l’antique Sorbonne, a révélé et fait glorifier le nom de sa petite patrie, de sa ville natale.

D’après les travaux de recherche de H. J. DUMEZ

LE TERROIR – Bulletin du Cercle Littéraire Amédée Prouvost – 1925

Fonds d’Archives La Muse de Nadaud

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Jean De Lannoy

En l’an de grâce 1459, sous le règne de Charles VII, fils infortuné, père plus malheureux encore, qui ne sembla monter sur le trône que pour en éprouver les désagréments, règne néanmoins illustré par les exploits de Dunois, le dévouement de Jeanne d’Arc, fille célèbre qui sût ranimer le courage abattu des Français et valut à son roi le surnom de Victorieux, messire Jean, Seigneur de Lannoy, les Rumes, Sébourg et Bossu sur l’Escaut, chevalier de la Toison d’Or, obtint du duc de Bourgogne, investi du comté de Flandre, le gouvernement de la ville de Lille.

Blason de la famille de Lannoy Domaine public

C’était un vaillant capitaine que messire Jean, issu de l’illustre maison de Croy, un noble et généreux seigneur ; il avait entouré la ville de Lannoy de murailles et de fossés, relevé son église, augmenté et fortifié son château dont les tours au somptueux crénelage planaient fièrement sur les champs d’alentour, érigé dans ce château du consentement de l’évêque de Tournay et de l’abbaye de Cysoing, une chapelle où il se proposait d’établir des chanoines, et fondé dans la ville un couvent de chanoines réguliers de Sainte Croix, dits CROISES.

Ce fut donc le 20 Juin 1459 que le nouveau gouverneur de Lille alla prendre possession de son gouvernement ; reçu à l’entrée de la ville par les Rewart, Mayeur, Echevins, Conseillers et voir Jurés, preud’hommes et Appaiseurs, c’est au milieu d’une double haie de soldats, au bruit des acclamations du peuple, des tambours, des fanfares, au son de toutes les cloches, qu’il se rendit en la salle des Etats, somptueusement décorée, pour y prêter le serment de maintenir et garder les franchises et privilèges des bourgeois et manants, puis conduit processionnellement en l’église collégiale de Saint Pierre pour y assister au Te Deum qui devait se célébrer en actions de grâces. Jean ne devait pas jouir longtemps du gouvernement, noble récompense de ses services.

Jean de Lannoy tiré du Trésor de la Toison d’Or folio63v

Louis XI, de qui l’on a dit avec raison, qu’il n’était ni bon fils, ni bon père, ni bon mari, ni bon frère, ni bon ami, ni bon allié, succéda en 1461 à Charles VII, et la troisième année de son règne d’astuces et d’intrigues devait être fatale au seigneur de Lannoy. Jean ayant donné au Duc de Bourgogne le conseil de rendre à Louis XI les villes qu’il tenait sur la Somme, se fit un ennemi puissant du comte de Charolois, qui résolut de se venger et le poursuivre de son implacable haine ; forcé de quitter son gouvernement, il courut s’enfermer dans son château de Lannoy, espérant pouvoir y braver la colère du comte. Dans la première semaine de mars 1464, de Charolois donna l’ordre au seigneur de Roubaix d’aller, avec force gens de guerre, s’emparer de la ville de Lannoy, de son château et de saisir et appréhender Jean ; mais jean, averti à temps des forces considérables qu’on dirigeait contre lui trop faible pour leur résister, se retira à Tournay avec sa femme et ses enfants, emportant avec lui son or, son argent et ses meilleurs biens.

Lannoy extrait des albums de Croy http://miniatures-de-croy.fr/

Cependant le seigneur de Roubaix s’empara de la ville et du château et fut trouvé dans le châtel par la garnison de Caen, de cent à cent vingt pourceaux salés, et de farines grand planté, avec blé et avoine a grande largesse, et si estait séant un moulin tout neuf à moudre bled. Et tot après le comte de Charolois donna la ville de Lannoy et son chastel à Jacques de Saint Pol, frère du compte de Saint Pol (*) Monstrelet

Jean de Lannoy, le 24e gouverneur de Lille depuis le siège qu’en fit Philippe le Bel en 1296, mourut le 18 mars 1492 ; il fut inhumé à Lannoy, dans l’église des Croisés qu’il avait fondée ; l’épitaphe suivante, qui résume l’histoire de cet homme illustre, se lisait sur une lame de cuivre attachée à la muraille du chœur :

Je fus jadis au monde en grand prospérité,

D’honneur, de biens avoie à très large planté

Car je fus serviteur du Duc Philippe le Bon.

Ce bon seigneur me tint tous tenus de sa Maison

Et l’un des Chevaliers de l’Ordre du Toison

Dont aux Rois et aux Princes fut per et compagnon ;

En Hollande et Zélande me fit son Lieutenant

Pareillement de Frize où je le fus servant

Quinze ans ou environ, puis me fit Gouvernement

De Lille, Douay et Orchies, dont j’eus tant plus d’honneur

Puis me fit Capitaine et aussi Sénéchal

De toute Gorrechom, office espécial.

En plusieurs ambassades lui plut moi envoyer,

Où grans honneurs rechus dont Dieu doit merchier,

Et assez tost après, du voloir et bon gré

De ce bon Duc mon Maistre et Seigneur redoublé,

Je fus bailli d’Amiens de par le Roi commis,

Du dit Amiens aussi fus Capitaine mis

Et tout pareillement de Dourlens et Cité,

Encore voit le Roi, par sa grande bonté

Moi retenir à lui et à sa pension

A deux mille bons francs par an dont j’eus le don.

J’allais en Angleterre de par ses deux seigneurs,

Car seul pouvoir me donnèrent oncques ne vis grigneurs

Car seul pouvoir avois de traiter paix finalle,

Entre les deux royaumes, par grace espécialle.

Le donjon de Lannoy et le chastel aussi,

Avec le chapelle et ceste Eglise-ci,

Je fis en mon tems faire en la ville aisément,

Qui est privilégié moult bien et grandement.

La Chapelle de Lys fis faire à mes despens ;

J’acquis Rume et Sébourg par estre diligens.

Le Chasteau de le Marche et ville de Forchies,

Le Locquon et Courchelles dont j’eus plus seignories.

Deux fois fus marié, dont ma femme première,

Fut Dame de Brimeu seule fille héritière,

Ensemble eumes deux filles, dont l’une fut donnée

Au seigneur de Gaesbeque auquel fut mariée,

Et l’autre trespasse en assez josne eage.

Et ma seconde femme que j’eus en mariage,

De Ligne et Brabenchon elle fut fille ainée

De huit enfans aussi fumes nous assemblée.

Et après par envie fortune massailly

Moy cuidant tout détruire, mais Dieu y pourvoy,

C’est par vraie vertu et Dame vérité

Avec passience d’honneur fut suscité

Et plus que par avant fut par-tout honnouuré.

Dieu par sa grace fasse à mes nuysans pardon,

Et ung chascun réduite à devenir très-bon.

Après moi florissant en honneur et en grace,

Depuis que j’eus vu une bien longue espace

Le plaisir de mon Dieu, mon juge et Créateur

Fut de moi envoyer du monde la doleur ;

C’est la mort qui tout mord sans nulluy épargnier,

Ainsi finis mes jours sans plus pouvoir targier

En l’an nostre Seigneur, mil quatre cens

Et quatre-vingt et douze payant de mort le cens

Chy fisant qu’il leur plaise Dieu pour moi requérir

Afin qu’à leurs prières puisse à grace venir.

Cette épitaphe a été la proie du vandalisme, lors de la démolition du couvent des Croisiers.

Ce texte est paru dans l’Indicateur de Tourcoing le 29 mars 1840, journal qui fut l’un des premiers supports pour les écrits de Théodore LEURIDAN père.

 

Visite du roi Makoko

Bien avant l’arrivée d’Africains, de Sénégalais en particulier, avant l’arrivée sur les champs de bataille de la Grande Guerre des tirailleurs et autres troupes coloniales, la ville est honorée de la visite du roi Makoko en 1887, entouré de quelques uns de ses guerriers. Il est l’attraction de la Grande Cavalcade du Congo, charitable et publicitaire, organisée par les frères Vaissier qui exploitent la savonnerie des Princes du Congo. Exotisme ! C’est, en effet, un palais des mille et une nuits, orientalo-hindou qu’ils allaient se faire construire rue de Mouvaux. L’image de l’autre, celle de l’étranger est aimablement folklorique, l’Afrique défile sur des chars mêlant vrais Africains et Roubaisiens grimés pour l’occasion.

Il serait bien dangereux de conclure que l’humanisme, le respect de l’autre et le refus du racisme règnent à Roubaix dans cette fin de siècle et au début du XXe siècle. La ville, pourtant va atteindre le sommet de sa puissance industrielle, sa population approchera 125.000 habitants en 1896 et la vague de migration belge est bien achevée.

Depuis 1886, un courant de sentiment anti-étranger se développe sur le thème de la défense du travail national. Il ne disparaîtra pas rapidement alors que la loi de 1889 sur la nationalité aboutit à la naturalisation des Belges. Roubaix va cesser d’être une ville belge (elle est déjà la Manchester du Nord, une ville américaine et la Mecque du Socialisme !).

Mais la tribu du roi Makoko, elle, ne vient pas à Roubaix pour y travailler. Au début du siècle on trouvera un Noir oeuvrant dans la ville, marchand ambulant de friandises à la noix de coco. Martiniquais, il est surnommé Patakoko, son cri de marchand. Il est « drôle et sympathique, le nègre Banania » local ! Nous ne sommes pas loin de l’époque où un Président de la République française qui avait été prévenu de la présence d’un Noir parmi les élèves d’une grande école qu’il allait passer en revue, lâcha, surpris tout de même, cette phrase historique « Ha! C’est vous le nègre… Et bien, continuez ! »

Entre 1905 et 1907, dans les théâtres roubaisiens et au « Théat’Louis » avec les marionnettes, on manifeste son soutien aux Boers, son intérêt pour les guerres du Transvaal : les pièces sur ces sujets font un triomphe ! Sans doute faut-il penser que dans les régions textiles, même entre 1870 et 1914, l’ennemi héréditaire est l’Anglais qu’on est ravi de voir en difficulté en Afrique. « Ha ! Soyez maudite, Angleterre ! » chante Louis Catrice.

C’est pourtant de 1897 que date la célèbre chanson de Louis Pontier « Les pots au burre ou la peste à Roubaix ». Ces Flamands frontaliers « pus traîtes que l’vermine » sont présentés là en briseurs de grèves… pendant que Jules Guesde est accusé d’être le candidat des Belges et des étrangers. On notera que d’autres chansons, au contraire, défendent les Belges.

Allons, les pots au burre.

N’faites pas enn’si drol’de fid’gure

Car nous aut’s in n’veut pos

Vous faire payi des drots

(Henri Carré, dit Dartagnan, pseudonyme d’Henri Carrette)

Louis Catrice, dans « la Roubaisienne » livre un beau refrain internationaliste :

Salut à nos frères de la Belgique!

De tous les pays, Allemands ou Français

Vous qui luttez pour une République

Ou régneront le travail et la paix.

Il a cependant oublié de citer les Anglais !

Mais depuis la défaite de 1870, on se prépare à la guerre, ou on prépare la guerre… Puisque si tu veux la paix… On peut être surpris de voir des enfants dans les écoles publiques enrôlés dans les bataillons scolaires avec uniforme, défilés, exercices militaires … et stands de tirs dans les amicales laïques.

ll s’agit de former des soldats citoyens qui ne sombreront pas dans l’idéologie militaire des nationalistes … Mais le sentiment national est pourtant vif. On notera qu’en 1910 au Congrès de Nice, les socialistes blâmeront leur section du Nord pour ses positions nationalistes sur la protection du travail des français.

Louis Catrice avait chanté le vrai Roubaigno parle pato. Avis aux Flamands qui abandonnent le flamand dialectal pour passer au français via le picard (ou patois). Car au fond, à vrai Roubaigno s’oppose Flamin dont la langue sonne faux (une cloche au mauvais son parle flamin). Il s’agit sans doute plus du jugement du citadin, ce vrai Roubaigno regarde avec condescendance ce villageois, ce paysan… ce blédard dirait-on aujourd’hui. Mais Catrice pourtant ne chante les grands idéaux, la République et la Révolution, qu’en français, dans la langue du Progrès ! A la fin du XIXe siècle au théâtre Louis Richard, les jeunes ouvriers qui le fréquentent souhaitent voir supprimer le boboche avec ses personnages picardisant pour le remplacer par un acte de plus de la pièce en français pourtant fort longue. Ce seront les spectateurs de 1905, époque où les fils de Louis Richard proposent des séances bon marché le jeudi soir, qui demandera le rétablissement du boboche. Le pato ne sera plus la marque du vrai Roubaigno. « Roubaisien parle français » pouvait-on lire dans un lycée professionnel de Roubaix. « L’emploi du patois et des expressions grossières est interdit » lisait-on dans l’ancien règlement intérieur de l’Institut Turgot, Le parleu d’pato c’est le vulgaire dans toutes les acceptions du terme et non plus le vrai Roubaigno.

Au bout du chemin, dans les armées de la guerre 14-18, ces gens au fort accent et au français régional marqué par des picardismes recevront le sobriquet de chtimis …. Et ceux qui partent se réfugier dans d’autres régions de France verront s’inscrire sur leurs papiers de résidents la mention « étranger » (étranger à la commune, bien sûr). Dans la formulation populaire cela donnera l’expression boches du Nord pour désigner ces Français du Nord.

Avec Makoko et Patakoko, l’étranger faisait rire en cette fin du XIX e siècle! Avec un boboche, le couteau magique de Louis Richard, originaire de Bruges, son public des Longues Haies majoritairement flamand, riait aussi … de Pitche Flamin ! Dans cette pièce, Morveux Courtelapette pour soutirer un peu d’argent à son oncle Dominique invente une histoire de couteau magique …. On peut tuer quelqu’un et le ressusciter avec une petite chanson.

Vers 1930, Léopold Richard, fils de Louis fera de Pitche Flamand le trosime farceu (avec Jacques et Morveux) qui fera semblant de mourir et de ressusciter. A l’époque de Louis Richard, Pitche Flamin serait plutôt farcé : il est tué! Et ça fait rire tous les ex-Flamins! Le meurtre est à la fois rituel et symbolique même si la marionnette peut-être, par définition, alternativement morte et vivante.

En vérité, le monde devient bien compliqué : des Français peuvent traiter un Roubaisien de boche du Nord, les soldats de la France peuvent être noirs, l’obéissant capitaine Dreyfus devenir l’étranger intégral et nous faire peur, Makoko et Patakoko nous faire rire. Le meurtre pour rire de Pitche flamin symbolise pourtant les affrontements et la violence verbale (ou celle des articles de presse de l’époque) qui accompagnèrent la transmutation du Flamin en français.

Un chansonnier roubaisien anti-collectiviste proposa d’envoyer Jules Guesde et ses sangsues (ou sangsures) en Afrique ! Le député de Roubaix n’est pas patriote… il sera, pourtant, bientôt ministre d’Etat à la guerre ! En 1917 sur les champs de bataille, la mort apparaîtra comme un étranger plus redoutable que l’Allemand. L’inversion se traduira par des crosses en l’air ! Un autre étranger réapparaîtra sur ce même champ de bataille : le loup sorti d’on ne sait où et qui, affamé, aurait mangé, fait rarissime, de la chair humaine.

Le loup était-il responsable de la famine et de la mort? Makoko et ses cannibales avaient fait rire les Roubaisiens ; le loup lui, l’étranger, n’amuse pas ! Tout vient se bousculer en cette fin de siècle et d’époque, à Roubaix, construite sur l’immigration, plus qu’ailleurs. L’école gratuite, publique, obligatoire et laïque, la généralisation du français, le colonialisme pour éviter la Révolution en France et exporter le Progrès et les mesures pour l’extermination du loup, concentrent la pensée et l’action politique de Jules Ferry. On trouve de curieuses réfractions dans l’imaginaire et dans la réalité surtout dans une ville aussi républicaine que Roubaix. Les médailles ont toujours un revers !

 

Alain GUILLEMIN