Eugène Mathon, Patron du Textile

Beaucoup ont entendu parler de l’entreprise MATHON et DUBRULLE mais peu connaissent la personnalité du fondateur Eugène MATHON, un bourgeois catholique entreprenant, sorti du tableau de REMBRANDT « Le syndic des drapiers », un homme qui a dominé l’industrie de la laine en France comme AKYO MORITA domine la firme SONY aujourd’hui. Un patron en avance sur son temps dans beaucoup de domaines et qu’il convient de resituer dans l’histoire de son époque.

Né sous le Second Empire, il en connaît la chute, puis sa vie se déroule pendant la 3e République, parlementaire. avec ses gouvernements changeants. Il est contemporain de la Révolution industrielle, de ses transformations sociales, des idéologies nouvelles, du développement du catholicisme social; il connaît la Belle Epoque, la guerre 1914-1918, les difficultés de l’après guerre, la reprise économique, la grande dépression des années 30 et la montée des fascismes…

Eugène MATHON un patron issu d’une famille de tradition textile 

Au Moyen Age un bourgeois du nom de Jehan MATHON s’installe à Arras pour la fabrication de draps fins, que continue son fils. Ce dernier chassé sous Louis XI, s’implante à Avesnes-le-Comte en 1479 où il établit un peignage, un tissage, une filature de laine et de lin… Plus tard, le grand père d’Eugène, Henri MATHON, vient à Roubaix en 1832 après avoir épousé une roubaisienne en 1800, Adélaïde Lepers. Son père, prénommé aussi Henri est fabricant de tissus, c’est lui qui est à l’origine des écoles libres de Roubaix, il épouse Céline Warembourg.

Eugène est le 3e fils de ce mariage, né le 21 décembre 1860 à Roubaix. Son éducation est essentiellement humaniste, à base de latin, donnée au couvent des dominicains Albert le Grand à Paris, qui reçoit surtout les jeunes gens des familles industrielles du Nord : il y côtoie Eugène MOTTE, les frères LE BLAN… Son père s’associe à un ancien officier Jean DUBRULLE. Les deux rachètent le tissage SCREPEL-ROUSSEL à Roubaix. Eugène épouse Louise MOTTE, soeur de son camarade de collège, il succède à son père, non sans avoir appris le tissage et l’anglais. En 1887, il achète un terrain Boulevard Gambetta à Tourcoing près de la voie ferrée… Il y a là 150 métiers.

Qui est-il ce nouveau patron tourquennois ? Un homme de grande taille, fortement charpenté, solide, tranquille, un industriel lettré et cultivé : c’est ÉRASME pour les idées, STENDHAL pour la prose, TACITE pour l’argumentation, un homme qui veut bousculer les routines, ennemi de la médiocrité, parfois chimérique, et ignorant des obstacles qui se dressent devant lui

Son épouse Louise est une femme dynamique et « sociale ». Du couple naissent 4 filles dont 3 meurent rapidement. Pour lui, la famille est un élément essentiel dans la société : en 1897, il fait bâtir une maison en bordure du Boulevard d’Armentières à Roubaix, au milieu des vergers et des près.

 Eugène MATHON, un patron novateur dans son entreprise

A l’usine, les ouvriers apprécient « Monsieur Eugène » pour ses connaissances du métier, à la différence des autres patrons. Il a compris l’importance du bureau d’études sur le bureau de vente : sa grande préoccupation est le « sacro saint » prix de revient. Il pense aussi qu’il faut informer l’ouvrier et a l’idée de faire des conférences à l’intérieur de l’usine, il rédige même un décalogue du chef d’entreprise « le premier devoir d’un patron est de ne pas faire faillite » écrit-il.

Eugène MATHON a bien compris que l’économie est mondiale. En dehors de Tourcoing, d’abord, il possède une filature de laine peignée à Anor « les Anorelles » et un tissage à Avelghem en Belgique, mais surtout il dispose d’agences dans tous les continents : 24 en Europe, 4 en Asie, 3 en Afrique, 2 en Amérique, 12 en Amérique Centrale, 12 en Amérique du Sud et 4 en Océanie.

Les établissements MATHON associés à Maurice DUBRULLE (fils de Jean) fabriquent des articles réputés pour hommes et femmes : des lainages, des doublures en tous genres : en 1899, ils font construire un important établissement de teinture et d’apprêts et une retorderie de l’autre coté du Boulevard Gambetta, soit au total 3 000 ouvriers et 1 000 métiers.

Eugène MATHON travaille avec son beau-fils Eugène RASSON : leur marque est Gallus symbolisée par un coq sur un globe… de l’inusable ! Il s’intéresse à son personnel auquel il donne des primes de fidélité : « la prime tabac » et une participation aux bénéfices non négligeable quand les affaires marchent bien.

 « Rester à Tourcoing, c’est brouter au piquet » dit son beau-frère (le Motte), c’est pourquoi il voyage à travers le monde. On le retrouve aux Indes, au Sénégal, au Japon (« nous n’avons rien à leur apprendre » dit-il des japonais), et à Honolulu. C’est là que malade en 1935, il rentre en France et décède quelques temps plus tard d’une embolie, le 23 novembre 1935, à Paris.

Eugène MATHON, un patron aux fonctions multiples 

Eugène MATHON a cumulé les fonctions. Il est juge au Tribunal de Commerce de Roubaix, président du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, il est l’organisateur de l’Exposition internationale de Roubaix en 1911 ; pendant 1914-1918, il est délégué régional de la Croix Rouge.

Sa femme, elle, est infirmière. Après la guerre, il crée l’Association des sinistrés du Nord de la France, il est conseiller du commerce extérieur, en 1922, il est président du Syndicat du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, administrateur de la Banque de France et président de l’Union des fabricants de tapis de France.

Eugène MATHON, un patron « frondeur » 

Il critique le régime parlementaire de la 3e République et ses incapacités. Dans les banquets, il admoneste même les ministres. Il se retrouve à droite dans l’Action Française (condamnée par la papauté en 1926). C’est ainsi qu’avec les adhérent de cette dernière, il se rend à Rome en 1923 pour y rencontrer Mussolini et le Pape. Il est foncièrement anti-marxiste et hostile à toute tendance qui s’y rapprocherait, tels ceux qu’A. Cavalier évoque dans son livre : les « Rouges chrétiens ». S’il admet l’encyclique de Léon XIII « Rerum novarum », il s’en prend aux Républicains démocrates et aux prêtres « sociaux ».

Eugène MATHON. un patron paternaliste et social

Son catholicisme le porte au paternalisme. Il est à la fois chef et père dans l’entreprise et estime qu’il doit assurer à son personnel des retraites, des allocations familiales, des logements : il fait construire pour ses ouvriers les maisons de la rue Pasteur à Mouvaux, reprenant une initiative ancienne, il crée les allocations familiales, donnant à l’ouvrier père de 4 enfants, un sursalaire équivalent à 5 jours de travail payés en plus.

La question sociale l’amène à créer le Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing en 1919, dont il confie le secrétariat à un homme qu’il a rencontré l’année précédente Désiré Ley et qui groupe, en 1921, 312 usines soit 60 000 salariés. Pour remettre en marche l’économie, après la guerre 14-18, il pense qu’il faut un accord capital-travail et donc un nouveau système économique fondé sur la corporation, avec des syndicats d’entreprise, garants de la paix sociale, théorie s’inspirant de Le Play (1806-1882) et de la Tour du Pin (1834-1924), et des corporations de métiers organisées au niveau local, régional et national, sans intervention de l’Etat, comprenant la corporation économique et la corporation sociale. C’était sans compter sur la guerre, la Révolution russe de 1917 et le bolchévisme.

Eugène MATHON, un patron face aux syndicats chrétiens 

Après la loi de 1889, s’étaient formés des syndicats tels CGT ou CGTU (unitaires), en 1920, se constituent les syndicats chrétiens, la CFTC par exemple, Eugène MATHON les critique parce que selon lui, ils pratiquent la lutte des classes, se font des alliés des « Rouges » et attaquent les patrons qui donnent des allocations familiales. C’est pourquoi il rédige deux rapports qu’il soumet au Pape Pie XI. Le premier fin 1923, le second en 1924, dans lesquels il critique les Syndicats chrétiens et les prêtres qui les soutiennent.

Dans les conflits sociaux de l’après guerre, notamment ceux d’Halluin : grève chez SION, grève des « Dix Sous » (1928-29), le consortium, par Désiré LEY, s’en prend plus aux syndicalistes chrétiens qu’aux unitaires ; dans ces grèves longues et dures, les grévistes ont besoin de soutiens financiers pour aider leurs membres. C’est pourquoi ils lancent une souscription à laquelle participe Monseigneur Achille LIENART, ancien curé-doyen de St Christophe à Tourcoing, devenu évêque de Lille, prenant ainsi nettement position.

Cela entraîne une réaction d’Eugène MATHON et une réponse de l’évêque de Lille : « J’ai rempli mon devoir de charité en venant au secours de la misère physique, lorsqu’un conflit social en vient à menacer des vies et des santés humaines, la charité doit aller au secours de ces misères, elle n’a pas à se demander qui a tort et qui a raison ».

C’est pendant ces conflits qu’arrive la réponse de Pie XI aux rapports d’Eugène MATHON, prenant acte de ce qu’a fait le Consortium mais critiquant les méthodes de Désiré LEY et reconnaissant l’action des Syndicats Chrétiens, réponse publiée dans la « Semaine religieuse » par celui qui devint à 46 ans le Cardinal LIENART. L’action du Consortium et de Désiré LEY se continue dans les années de crise 1930-1931, mais son attitude intransigeante amène plusieurs patrons à faire dissidence…

Eugène MATHON a donc été un capitaine d’industrie, une personnalité qui a défendu sa profession, sa région, qui a eu des idées d’avant garde. N’a-t-il pas préconisé la décentralisation ? mais il n’a peut-être pas bien perçu les changements du monde de son époque.

Les établissements MATHON et DUBRULLE deviennent UTINOR en 1964, puis sont rachetés par TERNYNCK Frères en 1972. Aujourd’hui ils n’existent plus, mais il reste la mémoire de ce « patron choc » qu’a été Eugène MATHON.

Par Francis Delannoy

 

Ferdinand Deregnaucourt, architecte roubaisien

Ferdinand Deregnaucourt est né le 16 mars 1826 à Orchies. Il est le fils de Jean-Marie Deregnaucourt, tourneur en bois et d’Adélaïde Rogier. Il fait ses études au pensionnat d’Haubourdin et, à l’âge de 16 ans, il entre dans les bureaux de M. Achille Dewarlez (1797-1871), architecte de la ville de Roubaix.

Là, à son contact, il acquiert les compétences qu’il n’a pas acquises à l’école et après 25 ans de collaboration, il passe l’examen d’architecte et s’installe à son compte au 1, rue de Blanchemaille. Achille Dewarlez ayant pris sa retraite, c’est naturellement vers lui que se tournent ses clients et il reçoit de nombreuses commandes.

Il édifie de nombreuses maisons particulières, usines, églises. Sur Roubaix, nous lui devions l’église du Sacré-Cœur, bâtie à partir de 1871 ainsi que l’église du Saint Sépulcre dont la première pierre fut posée le 30 mars 1873. Il est aussi architecte agréé pour les travaux des communes et des établissements hospitaliers.

Pendant ses loisirs, il remplit le rôle de secrétaire de la commission des logements insalubres.

Ferdinand Deregnaucourt s’était marié, à Roubaix, le 25 juin 1851 à Angélique Adèle Plouvier. Son fils aîné, Jules-Ferdinand, né le 27 juin 1857, embrasse aussi la carrière d’architecte.

En 1879, il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts de Paris dans le cours Moyaux. Reçu architecte, il collabore avec son père. Il est inscrit à la Société Régionale des Architectes du Nord de la France.

Ferdinand Deregnaucourt meurt le 30 août 1900. Il est enterré à l’église Notre Dame. Les coins du poêle sont tenus par M. Barbotin, architecte à Roubaix et par M. Liagre, architecte à Lille et petit-fils d’Achille Dewarlez.

Son fils s’installe alors au 51, rue de l’Alouette où nous retrouvons sa trace jusqu’en 1938.

Dr. Xavier Lepoutre

Bières et brasseurs

Selon les écrivains romains, c’était la boisson favorite des barbares qui envahirent l’Empire au début de notre ère. Les archives du Moyen-âge foisonnent de lois, coutumes, chartes et autres documents officiels qui relatent les règlements administratifs concernant la fabrication et la commercialisation de la bière. La corporation des brasseurs jouissait dans toutes les cités flamandes d’une réputation considérable.

Bien qu’elle ait eu à lutter contre l’influence du vin dont nos aïeux faisaient une consommation importante même dans nos régions, la bière tenait tête ardemment à la concurrence ; elle coulait à flots dans toutes les cérémonies, à toutes les occasions. Le roi Gambrinus, personnage mythique apparaît dans une foule de légendes sous les traits d’un géant trônant entre les fûts de bière aux formes rebondies. Le houblon était d’une culture courante et nombreux sont les villages dont les archives rappellent cette culture sous forme d’un lieu-dit « La Houblonnière » appellation donnée à une terre affectée à cette plante.

LES BRASSERIES DE ROUBAIX

Il y avait à Roubaix, depuis les temps les plus reculés, la cense de la Brasserie, propriété du seigneur de Roubaix, située à côté du château, approximativement à l’entrée de la rue de Lannoy.

Mais au XVIe siècle, ce n’était pas la seule brasserie à Roubaix, nous en avons relevé quatre, dont celle que nous venons de citer, deux autres installées aussi dans des censes, à la cense de La Haye et à la cense de la Potennerie, et la quatrième que nous croyons implantée près du centre du bourg, tenue par Arthus ROUSSEL, lui-même marié avec une fille de la cense de la Brasserie.

Au XVIIe siècle, les brasseries roubaisiennes étaient au nombre de 9, leurs propriétaires étaient : Jacques CASTEL, Hugues de Le BECQUE, Pierre de Le RUE, la veuve Jean-François LECOMTE, Estienne Le CLERCQ, André CASTEL, Georges DUFOREST, Pierre BAYART et Jacques DUJARDIN.

Au XVIIIe siècle, ils sont 13, que nous énumérons : La veuve Jean-Baptiste LEPLAT, François LEPLAT, la veuve Antoine LEPLAT, Charles WACRENIER, Joseph LECOMTE, Michel SELOSSE, François GRIMONPREZ, François GOUBE, Georges du TOIT, Louis MATON, François GHESTEM, Charles de LOS et LEHEMBRE Fils.

Au XIXe siècle, le développement de la ville qui se traduit par une augmentation considérable de la population entraîne l’ouverture de très nombreux estaminets (plus de 2.000 sont recensés en 1895). Ceci amène un accroissement des brasseries dont le nombre passe à une vingtaine d’établissements qui pour faire face à la demande atteignent une capacité de production importante. Nous donnons ci-après la liste des brasseries existant en 1895 ainsi que leur adresse et leur capacité de production telle qu’elle ressort du registre des patentes de la même année :

BOSSUT Frères, rue Hoche, 73 hl

BRASSERIE DE JEAN GHISLAIN, 101/103, rue de l’Ommelet, 138 hl

BRASSERIE ROUBAISIENNE, 6, boulevard d’Halluin, 383 hl

BRASSERIE DE L’UNION, quai d’Anvers, 277 hl

BROWAEYS-TIERS, 81/85, rue de Rome, 97 hl

DAZIN Frères, boulevard de Beaurepaire et quai de Wattrelos, 309 hl

DELCOURT-LORTHIOIS, 12, rue de Lannoy, 395 hl

DUJARDIN ET DELMASURE, 37, rue de l’Ouest, 225 hl

DUTHOIT-DROULERS, 19, rue de Blanchemaille et 3, rue de l’Avocat

FROIDURE & LEFEBVRE, 211, rue de Lannoy 271 hl

Auguste LEFRANCOIS & Cie, 83, rue d’Inkerman et 45 bis, rue des Arts, 233 hl

LORIDAN-LEFEBVRE, 58, rue du Tilleul, 43 hl

Edmond MULLE-WATTEAU, 168, rue de Lille, 202 hl

POLLET-JONVILLE, 52/54, rue de l’Espérance, 210 hl

QUINT-DEVALLEE, 53, chaussée du Moulin, 285 hl

H. SALEMBIER, 1, rue d’oran, 123 hl

E. SCHOONACKERS, 19, rue de Croix, 28 hl

SOCIETE UNION DE ROUBAIX-TOURCOING, 27, rue Meyerber, 223 hl

TOUTLEMONDE L., rue Darbo, 72 hl

Il s’agit ici de la capacité des chaudières de chaque entreprise et non de sa production. Ces deux éléments sont cependant bien évidemment en rapport entre eux.

L’évolution de la vente devait amener certains de ces établissements à se transformer en société coopérative, ceci dès 1875/1880. On peut ainsi lire dans le Journal de Roubaix du 20 juin 1880 la relation d’un banquet offert aux actionnaires et au personnel d’une brasserie coopérative créée à Roubaix en novembre 1879. La particularité de cette fête est que les organisateurs avaient tenu à dresser un menu entièrement réalisé à la bière que nous ne résistons pas au plaisir de vous présenter :

Birambo Saint Arnould

Sardines et radis à la drêche

Tête de veau houblonnière

Rosbeef aux pommes, sauce Gambrinus

Haricots verts à la Lawette

Rôti de veau malté aux petits pois

Fromage à la mousse

Gâteaux à la glucose

Desserts variés au levain

Café et liqueurs

 

Le XXe siècle devait être marqué par une concentration de cette industrie à tel point que Roubaix ne compte plus à présent qu’un seul établissement.

Edmond DERREUMAUX

Président de la Société d’Émulation de Roubaix de 1993 à 1996

Bulletin de la Société d’Émulation de Roubaix n° 1 – Mars 1993

Le patois

Le patois n’est pas, comme l’a dit Littré, du français débraillé, déformé dans la bouche d’un peuple, mais bien un dialecte qui a servi à la formation de la langue française. L’Etat même qui, autrefois, le traitait avec mépris, s’est aperçu qu’il méritait d’échapper au discrédit et a bien voulu accorder à l’Université de Lille la création d’un certificat d’études picardes et wallonnes, anciennes et modernes. Dans cet ordre d’idées, il a été adressé aux instituteurs et institutrices un questionnaire sur la signification et l’étymologie de 5 à 600 mots.

Au pays de Mistral, c’est avec lyrisme que les Félibres chantent la Provence en leur idiome qui n’est autre que la langue d’Oc. Pourquoi, nous, en notre langue d’Oil, qui a bien aussi ses quartiers de noblesse, ne chanterions nous pas notre Flandre bien-aimée ! Rien ne rajeunit comme les vieux souvenirs et qui pourrait mieux nous les remémorer que le langage du pays natal !

Le patois est aux paysans comme leur terre ; ils l’ont trouvé de leurs parents : c’est le lait de leur mère. Le soir aux veillées d’hiver, enfants, ils écoutèrent les vieilles légendes racontées en patois. Plus tard au printemps quand ils suivent le petit chemin dans le bois, pour causer avec leur promise, ils ne trouvent de tendres mots qu’en patois. Le Breton devant l’orage et la tempête fait son signe de croix en priant en patois. Le Provençal ne s’exprime pas avec plus de joie que dans la langue du terroir. Et puis, pendant la guerre le « ch’timi » du Nord savait endurer toutes les souffrances pendant des années entières en chantant le P’tit Quinquin. Certains sont tombés en chantant une dernière fois les airs en patois de leur pays !

Le patois, cette fleur sauvage plus qu’une autre parfume, c’est le doux appel du soir d’une mère à ses enfants.

Ah ! Ce patois, c’est si bon de l’entendre parler lorsqu’on est loin de chez soi : même étant à Paris, où, chaque année, les Lorrains, Alsaciens, Bretons, Provençaux, Bourguignons, se réunissent en un joyeux banquet pour parler ensemble dans la langue maternelle. Et les enfants du Nord et du Pas-de-Calais, autrefois réunis au Grand Véfour du Palais Royal, ont acclamé le Broutteux dans ses pasquilles et chansons en patois du pays natal.

Or, le pays ce n’est pas seulement le foyer, le clocher, ni ces mille liens invisibles qui nous rattachent à la petite patrie : le pays c’est aussi ses amis.

Comme documentation, je crois intéressant de donner quelques extraits d’une étude de M. Escadié de Douai :

 » Le patois vrai et légitime n’est pas un argot factice, un jargon temporaire du caprice : c’est une langue, un dialecte, un idiome, si l’on veut, mais qui a ses règles raisonnées, ou raisonnables, qui a ses richesses, ses beautés « .

Ces règles, ces lois, quoiqu’elles ne soient pas écrites dans une grammaire ou fixées par une syntaxe, ne sont pas pour cela arbitraires ou irrationnelles : elles relèvent directement de la logique naturelle, c’est à dire de ce qu’on appelle le sens commun. C’est au lexicographe de les rechercher et d’en trouver les raisons. Et, pour faire un travail utile, il doit se montrer plus difficile sur le choix des locutions et des mots qu’il admet, que désireux d’en réunir un grand nombre. Une condition qui me semble être essentielle pour arriver à un bon résultat c’est de recueillir les mots directement aux sources ou du moins, le plus près possible des sources où ils ont été conservés avec le moins de mélange. Nous ne disons pas cela, toutefois, pour certains mots ou de certaines façons de dire très légitimes et rationnelles comme « damage » qui a sa raison dans la filiation étymologique du latin dammuns ; on dit en français à mon grand dam pour à mon grand détriment. « Cras » pour gras de crassus « carbon » pour charbon de carbon carbone, etc.

Il en est de même de beaucoup de verbes que le beau langage a déformés et irrégularisés et qui, néanmoins, sont restés dans le patois ce qu’ils étaient primitivement et tels que les conjuguent encore tous les jours selon la loi logique de la formation des temps les enfant avec leur bon sens naturel, ainsi que les étrangers qui ayant appris les règles de notre langue n’en connaissent pas les innombrables exceptions. On trouve dans les vieux écrivains : « nous craindons » pour nous craignons, vous « prendez », pour vous prenez, « ils veneront » pour ils viendront, nous « voirons » pour nous verrons. Au demeurant, la recherche des mots et locutions tombés dans le patois est une étude amusante et assez curieuse. C’est de l’archéologie linguistique. Le patois est éminemment conservateur ; il est par rapport aux ustensiles du langage, ce que sont les vestiaires, les garde-meubles, par rapport aux petits monuments de l’archéologie. Véritablement, le langage n’est-ce pas le costume de la pensée ?

Or, le patois conserve ; il fait plus, il utilise les vieilles locutions, les défroques, que les caprices de la mode ont réformés ou déformés, et, en fait, abandonnées souvent sans qu’on les ait remplacées. Et ces mots, ou des tournures de phrases, mis au rebut, ne sont plus que des curiosités archéologiques qu’on n’exhibe que pour s’en servir maladroitement ou pour s’en amuser comme des costumes des vieux âges en temps de carnaval.

Pour peu qu’on n’y prenne garde, on s’aperçoit que les prétendus ennoblissements et enrichissements de la langue ne sont plus souvent que des appauvrissements des adultérations de la langue. On voit que presque toujours on a rejeté le mot précis et directement expressif pour y substituer des termes généraux et vagues. Tous nos grands écrivains, ces illustres ouvriers du langage, ont lutté contre ces mutilations. Je ne parle pas de nos plus anciens chroniqueurs mais les poètes : Corneille, Molière, La Fontaine ont sauvé et remis en usage le plus qu’ils ont pu de ces joyaux de la vieille langue française. La Bruyère, dans quelques pages, déplore l’abandon qu’on a fait des mots anciens de la langue qu’il reproduit en une longue kyrielle. A ces anciens écrivains de talents ajoutons Marcelline Desbordes, dont la statue figure à douai, sa ville natale. Cet illustre enfant de Gayant, pour obtenir des dons destinés à la fondation d’une crèche, a composé sous ce titre « Oraison pour la crèche », un petit chef d’œuvre en tercets commençant ainsi :

« Dong ! Dong ! ch’est pou chés p’tiots infants

Rassennés din l’ville ed Gayant

Comm’ des tiots’maguett din chés camps ».

Gustave Nadaud fut aussi l’auteur d’une chanson en patois sur Roubaix dont voici le refrain :

« Ch’est à Roubaix, qu’in fait tout mieux qu’ailleurs

Les Roubaignos i sont toudis vainqueurs »

Le célèbre chansonnier roubaisien fit un jour présent au Broutteux des deux volumes de ses chansons illustrées par ses amis. Il les expédia sur deux brouettes comme le dit ce quatrain en patois :

« Puisque t’aim’ben mes canchonnettes,

Watteeuw,

J’te les invos sur deux brouettes,

Broutteux »

Le Broutteux a répondu :

« Mi, j’grippe d’sus m’brouette

Ben haut,

Et j’crie : Vive l’poète

Nadaud ! »

Concluons : nous unissant aux défenseurs du patois, proclamons notre devoir de conserver la langue du pays de nos ancêtres. Ce n’est point avec l’intention (elle serait enfantine) de la voir perpétuer au détriment de notre merveilleuse langue française. Plus modeste est notre but : faire aimer notre petite patrie en popularisant son esprit de gaieté. Laissez-nous jouir de sa beauté, peut-être fruste, mais sûrement captivante pour qui la pénètre. Laissez-nous notre patois pour ses qualités naturelles bien françaises et parce qu’il éveille en nous l’esprit de clocher et les si douces souvenances de notre cher pays natal, résumées en cette devise du Broutteux :

« Y n’a rin d’pus bon qu’ims’ ma mère,

Y n’a rin d’si beau qu’sin pays ! »

Jules Watteuw

Administrateur de la Société d’Émulation de Roubaix

Séance de la Société d’Émulation de Roubaix du 21 octobre 1943

La société des Rosati

Le 12 juin 1778, un groupe d’amis se réunissait dans un petit village d’Artois du nom de Blangy, près d’Arras. Comme les muses, ils étaient neuf : Louis Joseph Legay, avocat au Conseil d’Artois, accompagné de Caramond, Lenglet, Desprets, Caignez, Bergaigne, Giguet, Berthe et Carré. Animés par une réelle joie de vivre, en bons épicuriens et disciples d’Anacreon, poète grec déjà vénéré par Platon, ils célébraient la poésie, la rose et le bon vin. A l’issue de cette journée du « gai savoir », l’un d’eux, sortant de ses poches des pétales de roses, s’écria : « Amis qu’un si beau jour renaisse tous les ans, et qu’on l’appelle la fête des roses ». Ainsi naquirent les Rosati, dignes descendants des « Puys d’Amour » dont les trouvères avaient fait les beaux jours. Au fil des ans, des personnages connus vinrent agrandir le cercle des créateurs, tels Robespierre, Carnot, Dubois de Fosseux, etc.

Aujourd’hui encore, l’intronisation du futur Rosati se fait toujours selon le rite du « cousin Jacques », pseudonyme de Beffroy de Reigny, journaliste, auteur de comédie et sous les auspices de Jean de La Fontaine, « patron des Rosati». Présenté au public par son parrain, le récipiendaire reçoit de trois ballerines la rose, le vin et le baiser, l’assemblée entonnant la chanson « Ecoute ô mon cœur », écrite par Marcel Legay en 1904 et choisie comme hymne des Rosati en 1929.

En 1904, les Rosati décidèrent de distinguer d’une Rose d’Or les personnalités ayant œuvré pour faire connaître et aimer notre région, dans les domaines des arts et des lettres.

Au fil des ans, des célébrités nationales originaires du Septentrion ou ayant fréquenté cette région furent intronisées. Citons parmi celles-ci, des gens de lettres : Paul Adam, Pierre Mac-Orlan, Jean Richepin, Pierre-Jean Jouve, Germaine Acremant, Maurice Fombeure, Jules Mousseron, André Stil, Jacques Duquesne, Alain Decaux, Jean-Louis Fournier, le chef d’orchestre Jean-Claude Casadessus, le compositeur Henri Dutilleux, le chanteur Julos Beaucarne, l’acteur Ronny Coutteure, le conservateur en chef des Musées Nationaux René Huyghe, les peintres Carolus-Duran, Henri Le Sidaner, Carrier-Belleuse, Lucien Jonas, René Ducourant et parmi les derniers élus, l’humoriste Robert Lassus et le comédien Fred Personne.

Les Rosati se réunissent plusieurs fois par an. Leurs repas et réunions sont animés de joutes poétiques, de débats, d’hommages ou de spectacles. Toutefois, ces gens d’esprit prennent garde de ne pas se prendre trop au sérieux. Le plaisir prévaut toujours sur la vanité et l’humour sur les convictions. C’est dans ce contexte que sont organisées tous les ans Les Joutes Poétiques de la Francophonie.

 

NUIT MALEFIQUE

 Viens ! Le ciel se corrode

Au souffle pestilent

D’un succube qui rôde,

         Lent.

 

Partons ! Qui peut savoir

Pourquoi la seule étoile

Etouffe sous un voile

         Noir ?

 

Entends-tu ? La cadence

D’un piétinement sourd

Agresse le silence

         Lourd.

 

Est-ce la sarabande

Qui rythme le sabbat ?

Fou, le cœur de la lande

         Bat.

 

Et sur la grande hune

Du bateau de la nuit,

L’œil torve de la lune

         Luit

 

Pierre QUERLEU (Roubaix)

 

Les pertinents articles de Pierre Querleu dans la revue « Nord » ont été toujours appréciés des connaisseurs, et ses œuvres poétiques les ont séduits par leurs qualités d’invention jointes à un style agréable, d’un classicisme aujourd’hui rare (Evocation », « La fenêtre ouverte », « La Saison mentale »).

 

TENDRESSE

Chaque soir je sens comme un soleil qui m’inonde,

Quand tu parais ainsi, ma belle épouse blonde,

Le sourire incliné vers ta fille qui dort.

Et chaque soir, mon cœur tressaille plus encore

Lorsque mes doigts émus et tremblants de tendresse

Confondent vos chers yeux dans la même caresse.

 

Viens, allons nous asseoir sur le banc du verger.

Dans l’air tiède, ce soir, flotte un parfum léger,

Et le reflet glacé d’une première étoile

Scintille, en tes cheveux, au tulle bleu du voile.

 

De nos genoux unis faisons un doux berceau

Pour notre enfant blottie ainsi qu’un frêle agneau.

Ses yeux vont se fermer sous leur paupière lasse,

Ecoutons-la dormir en parlant à voix basse ;

La nature, elle aussi, va sommeiller bientôt.

Déjà la nuit descend qui traîne son manteau…

 

Amédée PROUVOST (Roubaix)

 La jeune épouse du poète venait de mettre au monde leur fille, Béatrice.

 

SOUS LE TILLEUL

 Au pied de ce tilleul, sur un vieux banc de pierre

J’aime venir m’asseoir aux beaux jours, et rêver

Quand du soleil ardent est près de s’achever

Dans l’azur qui s’éteint le parcours solitaire.

 

Les oiseaux ont mis fin, nichés dans le feuillage

– las de chanter, sans doute- à leur bruyant concert ;

Et sur l’immense plaine où le regard se perd,

Déjà la brume tend un paisible nuage.

 

Plus près, à travers champs, d’un ruisseau qui serpente

Vont bientôt s’effacer les bords capricieux :

Crépuscule d’été, pâle et mystérieux,

Qui parfois me retient jusqu’à la nuit tombante !

 

De la ville fuyant le tumulte ordinaire,

Ici je redécouvre enfin libre, enfin seul,

L’air pur et le silence au pied de ce tilleul

Qui s’incline, amical, vers mon vieux banc de pierre…

 

Jean-Louis LARCY

Le balayage des rues

Le Maire, considérant que l’autorisation donnée aux habitants de déposer sur leur trottoir des paniers ou autres objets contenant des ordures en attendant le passage des tombereaux destinés à les enlever a donné lieu à beaucoup d’abus et de désagréments.
 
ARTICLE 1 : Le balayage des rues et passages est à la charge des habitants et propriétaires riverains, en conséquence, sur toute l’étendue de la façade de sa demeure tant sur le trottoir que sur la moitié du pavé.
 
ARTICLE 2 : L’opération du balayage aura lieu du 1er avril au 1er octobre avant huit heures du matin et du 1er octobre au 1er avril, avant neuf heures. La boue sera réunie et formée en tas, de distance en distance, sur les côtés de la rue de manière à laisser le milieu libre.
 
ARTICLE 5 : Il est expressément défendu de jeter sur la voie publique aucune espèce d’ordures, débris, cendres ou immondices excepté sur les tas préparés pour être enlevés.
 
ARTICLE 6 : Les ordures ne pourront plus être déposées aux portes dans des seaux, caisses ou paniers, mais on pourra les déposer sur les tas formés par le balayage et avant le passage des tombereaux qui sera annoncé par le son d’une cloche portative.
 
ARTICLE 7 : Lorsque, par suite du chargement ou déchargement d’une voiture, il restera sur la voie publique des débris de paille ou d’autres matières le riverain sera obligé de faire balayer l’emplacement et de conserver ces débris dans sa demeure jusqu’au passage de tombereaux affectés à ce service.
 
 
Fait à Roubaix, le 27 décembre 1859
Le Maire TIERS-BONTE

Les coulonneux de Roubaix

Parmi les loisirs qui permettaient à nos parents et grands-parents d’échapper à l’atmosphère bruyante des tissages, l’élevage des pigeons était l’un des plus répandus. La colombophilie occupait une place importante à Roubaix où les sociétés d’amateurs étaient nombreuses. Les coulonneux participaient à des expositions et des concours largement dotés de prix et toutes ces associations mettaient dans la ville une animation très appréciée engendrant des retombées économiques qui n’étaient pas négligeables.

L’élevage du pigeon voyageurs remonte à la plus haute Antiquité. Utilisé à toutes les époques pour la transmission des messages par les armées et les autorités civiles ou militaires, le pigeon a fait l’objet d’une reproduction très organisée assortie d’une surveillance de la part des législateurs qui entendaient la contrôler jalousement. Groupés en associations, les coulonneux du XIXe siècle procédaient à des sélections répétées de manière à produire des sujets présentant des qualités d’endurance et de vitesse en vue des concours qui se multiplièrent à partir de 1950.

La première société colombophile aurait été créée à Roubaix en 1949 sous le nom de « Cercle de Roubaix » (Pierre Pierrard dans « La Vie Quotidienne dans le Nord au XIXe siècle ».) Nous disposons d’un relevé de sociétés de coulonneux ayant siégé à Roubaix, liste qui comprend plus de 200 noms d’associations dont beaucoup n’eurent qu’une vie éphémère. Peu à peu elle se regroupèrent.

Activité traditionnelle régionale, la colombophilie à Roubaix.

Au début du 19e siècle, la Loi française interdit formellement d’entretenir un colombier de pigeons voyageurs s’il n’est français et muni d’une autorisation préfectorale. A Roubaix, des démarches ont été faites en vue de faire accorder l’autorisation aux étrangers domiciliés à Roubaix, mais le Gouvernement, par souci de Défense nationale, n’a pas cru pouvoir donner une suite favorable à ces démarches.

Le recensement du 1er janvier 1907 a accusé, pour Roubaix, le nombre de 19.455 pigeons voyageurs appartenant à 1.102 amateurs ou éleveurs colombophiles.

Edmond DERREUMAUX
Président de la Société d’Émulation de Roubaix de 1993 à 1996

 

Les adieux de Brel au Casino

Le 16 mai 1967, c’est l’effervescence à Roubaix : Jacques Brel, un des chanteurs les plus marquants des années 1960, y donne son dernier concert public. Lassé par des tournées interminables et par la solitude des hôtels anonymes, épuisé à force de donner toujours le meilleur de lui-même lors de ses concerts, Jacques Brel a déclaré lors de son dernier spectacle à l’Olympia de Paris « qu’il ne veut pas baisser » et qu’il arrête définitivement la scène.

Et c’est précisément à Roubaix que Georges Olivier, le directeur de sa tournée, décide qu’il y donnera son dernier concert. Dès l’ouverture des caisses de location du Casino et en quelques heures, les 2.000 places que contient l’immense salle sont vendues. Les fans viennent de toute la France, aussi bien d’Aix en Provence, de Belgique et que de Londres en Angleterre pour ovationner une dernière fois ce talentueux chanteur.

Quelques heures avant le spectacle, les journalistes et photographes de grands hebdomadaires et quotidiens français et étrangers, de la télévision et de la radio nationales convergent vers la Grand’Rue. Le mot d’ordre est passé : « Cette fois c’est la dernière ! » et personne ne veut manquer cet événement.

Devant une salle comble et survoltée, le public, ému jusqu’aux larmes écoute ses chansons qui s’enchaînent les unes après les autres dans un rythme affolant. Jacques Brel a atteint la maturité des grandes vedettes. Quand il chante, personne ne reste indifférent. Chacune de ses chansons décrit ses semblables avec beaucoup de tendresse, parfois avec férocité mais  toujours avec une grande lucidité.

En bas de la scène, les flashs crépitent, les photographes se bousculent et mitraillent avec deux parfois trois appareils photos. Au pied de la rampe, des dizaines de boîtes de pellicules vides jonchent le sol. Quand  Jacques Brel entame sa dernière chanson « Madeleine », le public sait que le spectacle s’achève. Malgré les rappels, les cris et les sifflets, il ne revient pas sur scène et personne ne réalise encore vraiment qu’il n’y remontera plus.

Pendant ce temps, dans les coulisses toute la grande famille du music hall est là pour l’entourer. Comme Eddie Barclay, venu spécialement de Cannes et Bruno Coquatrix qui a abandonné l’Olympia pour être présent ce soir-là à Roubaix, mais aussi Georges Olivier, Gérard Jouannest, les Delta Rythm Boys… Tous se réunissent avec les musiciens et les amis, les journalistes et les ouvreuses pour entonner en chœur et avec beaucoup d’émotion la chanson « Ce n’est qu’un au revoir ».

Francine Declercq et Laurence Mourette

Photo Nord Éclair

35 ans de cinéma

Paul Maes est né à Roubaix le 3 avril 1930. Après des études à l’Institution Notre-Dame des Victoires, il obtient une licence de Lettres à la Faculté. Il se destine alors au journalisme mais passionné par le cinéma il bifurque vers ce domaine. Il rédige des publicités cinématographiques et anime un ciné-club rue de l’Alma. En 1955, à l’âge de 25 ans, il devient l’adjoint de M. Geldhof qui vient de reprendre le Casino ainsi que le plus important circuit du Nord Pas-de-Calais avec 43 salles. Paul Maes est chargé de la programmation de ce circuit.

A cette époque la ville de Roubaix ne compte pas moins de 15 salles de cinéma : Le Colisée, le Casino, un circuit dit « de seconde exclusivité » : le Cinéma Noël rue Jouffroy, le Royal rue de l’Alma, le Radio Ciné rue du Général Sarrail, un troisième circuit dit « des loisirs familiaux » qui compte plusieurs salles sur Tourcoing et le Rex Place Chaptal, enfin à ces salles s’ajoutent dans les quartiers : l’Alcazar rue de Tourcoing, le Familia rue David d’Angers, le Roxy rue Decrême, l’Universel rue des Longues Haies, le Royal Lacroix rue Lacroix, le Tramway boulevard de Strasbourg, l’Etoile d’Or rue de l’Epeule, le Renaissance rue Pierre de Roubaix, le Fresnoy.

Toutes ces salles connurent leur heure de gloire pendant les années de guerre où le cinéma était la seule et unique distraction des Roubaisiens mais concurrencées par la télévision un certain nombre d’entre elles commencèrent à fermer dès les années soixante. Une des premières à fermer est le Radio Ciné, victime d’un incendie, cette salle avait ouvert en 1938 avec la projection de Blanche Neige et les sept nains.

En 1951, le Colisée transforme sa salle qui devient une des plus belles salles de France, elle compte 2250 places. Celle du Casino compte 1800 places Il va sans dire que le Colisée et le Casino se livrent une concurrence effrénée. En plus des films, les deux salles accueillent des tournées de music-hall, des vedettes de la chanson, des tournées théâtrales. Claude François, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, Henri Salvador… se produisent sur la scène du Casino. En 1972, la salle accueille Les Compagnons de la Chanson. Pour tous ces spectacles, les places sont louées en une demi-journée. La seule vedette à ne pas se produire au Casino est Gilbert Bécaud ami personnel de M. Deconninck et qui réserve ses passages au Colisée.

Mais le fait le plus marquant sont les adieux à la scène de Jacques Brel en mai 1967 (toutes les places sont louées en une demie heure de la France entière).

Sur le plan théâtral, en 1960, André Reybaz y présente le Centre dramatique du Nord. Le Casino organise aussi des spectacles pour les personnes âgées, des arbres de Noël pour les entreprises : Caulliez Delaoutre, EDF … Enfin, une revue sur glace « Paris sur glace » est présentée, une partie des sièges étant démontés pour accueillir la piste. Mais l’activité principale reste la programmation des films.

« Dans les années soixante, raconte Paul Maes, la séance de 17 heures 30 du dimanche était complète. Il y avait des abonnés, on louait des places numérotées. L’ambiance était conviviale, les gens arrivaient une demi-heure avant et bavardaient ensemble. Avant le film, on passait les actualités cinématographiques, puis l’entracte durait vingt minutes. La séance se terminait vers 20 heures 15, les gens rentraient alors chez eux, le cinéma était une fête ». 

Pour assurer la programmation des différentes salles du circuit, Paul Maes se rend chaque semaine auprès des agences de distribution de Lille, celles ci sont au nombre de 26 en 1955. Mais elles ferment progressivement et Paul Maes est obligé alors de se rendre à Paris chaque semaine pendant 2 ou 3 jours.

En 1972, le Casino ouvre une petite salle de 250 places : « le Club » tandis que le Colisée ouvre les Colisée 1 et 2 à Roubaix 2000. Cette même année Paul Maes succède en tant que directeur à M. Geldof qui vient de décéder. M. Desrousseaux, neveu de M. Deconninck, devient son adjoint. 

En 1978 se crée un groupement d’intérêt entre le Colisée et le Casino pour lutter contre Lille. C’est l’époque des multiplex : sept petites salles sont ouvertes à la place de la grande salle. Ce complexe prend le nom de Club 7. La fréquentation reste importante jusque dans les années 1980, elle commence à fléchir en 1985 et s’effondre en 1987.  En même temps ferment les dernières salles de quartier. Tout le circuit est alors vendu à un groupe parisien. Paul Maes continue à s’occuper de cinéma sur Paris puis prend officiellement sa retraite en 1990. Le Club 7, sous le nom des Arcades, continue à fonctionner pendant quelques années puis ferme ses portes. En 1999, la Communauté urbaine rachète les bâtiments.

Désormais M. Maes est en retraite à Roubaix avec son épouse. Ses enfants ne travaillent pas dans le cinéma et ont quitté la région. Si vous le croisez au Parc de Barbieux où il se promène régulièrement, n’hésitez pas à le saluer, cela lui fera plaisir. Comme il dit :  » Moi, je ne reconnais pas les gens, ils étaient si nombreux à venir au Casino. Mais eux me reconnaissent et m’interpellent : vous ne seriez pas M. Maes l’ancien directeur du Casino ? ». 

Le Discobolos

UNE STATUE AU COEUR DE ROUBAIX

L’art contemporain s’installe à Roubaix

Subversif, c’est l’étiquette que l’on colle généralement à l’artiste belge de renommée internationale Wim Delvoye, connu entre autres pour avoir tatoué des porcs. Aussi, les interrogations étaient grandes quant à l’arrivée prochaine de l’une de ses œuvres dans le square de la Résidence Latine, à l’angle de la rue Saint Antoine et de l’avenue des Nations Unies. 

Cette initiative des habitants du quartier, représentés par leur Comité, s’est faite en collaboration avec Art Connexion, association créée il y a une quinzaine d’années dans le but de soutenir, diffuser et rendre accessible l’art contemporain au plus grand nombre et qui a servi d’intermédiaire entre artiste et commanditaire. Quant à l’étude de projet et à la réalisation de l’œuvre, la Fondation de France les a financées dans le cadre de l’action des « Nouveaux commanditaires » (un programme initié par la Fondation de France, qui permet aux citoyens de passer commande d’une œuvre à des artistes, par le biais d’un médiateur culturel). La mairie, quant à elle, était partie prenante du projet et s’y est associée en procédant au réaménagement complet du square en vue de l’installation de l’œuvre.

Déchaînant les passions et générant parfois la plus vive opposition, le projet aura mis cinq ans pour voir le jour. Inaugurée le 5 juin 2010 en présence de l’artiste, de représentants municipaux et de nombreux habitants, Discobolos a mis tout le monde d’accord, dissipant immédiatement inquiétudes et malentendus.

le discobolos, dans le petit square, rue saint Antoine © EG

Une œuvre classique ?

Le Discobolos dont s’inspire l’œuvre de Delvoye est l’une des icônes de l’art de la Grèce antique. On la doit à Myron, sculpteur athénien du Ve siècle avant J.-C, réputé pour ses représentations d’athlètes. C’est dire à quel point l’artiste a recherché, si ce n’est le consensus, du moins un symbole classique et rassembleur. Delvoye s’est approprié cet emblème de l’olympisme et l’a réinterprété pour nous en proposer la vision d’un artiste de son temps, sa vision. Chez Delvoye, l’athlète lanceur de disque, en pleine action jusqu’à s’enrouler sur lui-même dans une sorte d’anamorphose qui inspire le mouvement et l’élévation. Issu de la série des « Twisted bronze », littéralement les bronzes tordus, notre sculpture s’approprie un symbole fort mais infiniment moins sujet à polémique au regard des christs tordus sur eux-mêmes que l’artiste a récemment fait voisiner aux côtés de deux petites études pour Discobolos en début d’année au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, le MAMAC de Nice, lors de l’exposition consacrée aux « dessins et maquettes » de l’artiste belge. Il s’agissait d’évoquer, grâce au thème fédérateur du sport, la cohésion entre différentes communautés et mettre en valeur cet espace convivial au cœur d’un quartier multiculturel tout en symbolisant dialogue et partage.

Ce projet, assez inédit dans son cheminement, montre à quel point la ville de Roubaix et ses habitants sont capables du meilleur. Le Discobolos de Delvoye sera un symbole de plus de l’engagement et de l’ambition culturelle de Roubaix en même qu’une nouvelle icône pour la ville. Elle participe de fait au renouveau de son image, initié par le Musée La Piscine. A Roubaix, l’art semble faire des émules et il faut espérer que d’autres initiatives de ce genre verront le jour.

Germain HIRSELJ