Charles Gounod à Roubaix

A cette époque, les compositions de Charles Gounod font la joie des amateurs de musique. Il connaît le succès avec « Faust », « Mireille » ou « Roméo et Juliette » que tout le monde fredonne. Sa visite annoncée à Roubaix met donc en effervescence les très nombreuses harmonies, chorales, fanfares et orphéons de la ville qui se lancent avec zèle dans la préparation de manifestations artistiques importantes.
 
Le 31 mai 1890 a donc lieu la répétition générale du grand concert exclusivement consacré aux œuvres du Maître, prévu pour le lendemain. Devant plus de 200 personnes, réunies dans l’Hippodrome du boulevard Gambetta, Charles Gounod reçoit de chaleureuses ovations.
 
Le lendemain, dimanche 1er juin, à 11 heures ½, des fanfares, des harmonies et des Sociétés de chant arrivent en grand nombre et se massent devant l’Hippodrome. A midi précise, aux accents d’un pas redoublé et bannières au vent, le long cortège des Sociétés, empruntant le boulevard Gambetta et la Grande Rue « dans un ordre parfait », débouche place de la Mairie.
 
C’est l’Union des Trompettes qui se trouve en tête. Viennent ensuite les sociétés suivantes : L’Abeille, La Cigale, La Solidarité, L’Union des Chasseurs, L’Aurore, L’Espérance, L’Union Lyrique, La Fanfare de Beaurepaire, Le Choral Nadaud, La Coecila, La Fanfare Delattre, Les Mélomanes, L’Avenir, La Concordia, L’Union des Travailleurs, L’Alliance Chorale, La Grande Fanfare, La Lyre Roubaisienne et La Grande Harmonie.
 
Deux magnifiques couronnes en fleurs artificielles recouvertes chacune d’une branche de laurier et ornées d’un large ruban tricolore avec dédicaces en lettres d’or, sont portées dans le milieu du cortège. L’une d’elle est offerte par la Société Artistique et Littéraire de Roubaix-Tourcoing, l’autre par l’ensemble des Sociétés Musicales Roubaisiennes. Pour chacune d’elle, deux hommes suffisent à peine à les porter.
 
Il est midi cinq lorsque Charles Gounod arrive à l’Hôtel de ville accompagné de Julien Koszul qui a été le chercher en voiture à l’hôtel Ferraille où il loge. Ils sont accueillis par Julien Lagache, le Maire de Roubaix, entouré de ses adjoints. Lorsqu’il apparaît au balcon, il est aussitôt salué par les acclamations de la foule évaluée à 6.000 personnes. Les sociétés chorales défilent devant le Maître et viennent se grouper autour de la Grande Harmonie. Ils entonnent tous ensemble, sous l’habile direction de Julien Koszul, le fameux « Chœur des Soldats » de Faust. « L’enthousiasme est alors à son comble ! » relate le Journal de Roubaix. « Cette grande œuvre est exécutée avec une maestria remarquable et produit un effet grandiose. Le spectacle est émouvant, et ceux qui y ont assisté ne l’oublieront jamais ».
 
Ensuite, dans les salons de la mairie où lui sont présentés les présidents et les chefs des Sociétés musicales, Charles Gounod écoute Julien Koszul « très ému », lui rendre un vibrant hommage : « Vous êtes non seulement grand, mais bon, ce qui est meilleur… » Le Maître répond par une brève allocution : « Je ne veux ni abuser de votre temps ni fatiguer vos oreilles et ma voix (car à mon âge elle commence à faiblir) en prononçant un long discours. Laissez-moi vous dire seulement que je suis profondément touché de la belle manifestation dont je viens d’être l’objet…, tout à l’heure, l’ « Union des Travailleurs » a, par sa belle devise, attiré particulièrement mon attention. C’est que ce mot, en effet, signifie tout. C’est par le travail que les plus grosses difficultés s’aplanissent, que toutes les situations s’égalisent. Je suis un vieux travailleur, moi qui vais bientôt avoir 72 ans. J’avais 12 ans lorsque j’ai commencé à travailler, et je vous avoue que j’ai eu parfois des jours pénibles et difficiles à traverser. Mais aujourd’hui la manifestation grandiose à laquelle vous m’associez me fait oublier les mauvais jours et toutes les blessures que j’ai reçues. En présence d’une fête aussi belle, ma carrière reverdit… »
 
Dehors, les sociétés musicales se font entendre de nouveau. Après une Marseillaise bien enlevée, la fanfare Delattre exécute une marche Espagnole. De nouveau Charles Gounod se montre au balcon et de nouveau il est ovationné. Puis la foule chante le « Vivat Flamand ». Au nom de tous les Roubaisiens, Lucien Lagache réitère ses remerciements au visiteur. Après quoi, ce dernier regagne l’hôtel Ferraille où sera servi un vin d’honneur. A 13 heures 30, les lieux ont retrouvé leur physionomie habituelle.
 
En soirée est donné le concert fiévreusement préparé en l’honneur du grand compositeur. Inutile de préciser que la salle de l’hippodrome est comble. Très applaudi, Charles Gounod prend place au pupitre. Et aussitôt le public est impressionné par la vigueur avec laquelle cet homme aux cheveux blancs dirige l’orchestre : « Il a un coup de baguette étonnant, et toujours, il tient les instrumentalistes en main. Il ne dédaigne pas le modeste rôle d’accompagnateur et le remplit avec un charme et un talent admirable ». Après avoir ravi une assistance vibrante, ce concert exceptionnel prend fin vers 23 heures 30.
 
Le lendemain, invité d’honneur, notre compositeur est accueilli au banquet annuel organisé à l’hôtel Ferraille, par l’Union Artistique de Roubaix-Tourcoing. Sur un mur sont accrochés le portrait du musicien avec, de chaque côté, un drapeau tricolore. Acclamé dès son entrée, Charles Gounod prend place tandis que lui est remise la carte du menu, ornée d’un dessin où l’on reconnaît, habilement enlacés, les titres de ses œuvres les plus connues.
 
Après le « Vivat Flamand », il écouta Julien Koszul donner lecture d’une lettre envoyée par Gustave Nadaud qui regrette d’être retenu à Paris. Au dessert, le patoisant bien connu Jules Watteeuw prend la parole : « Ah ! t’cheul honneur, amis de l’Union Artistique, d’erchevoir aujourd’hui l’un des ros de l’musique… »
 
Charles Gounod prend un vif intérêt à la lecture de ces vers en patois qu « ’il a compris en partie » dit-il et félicite Jules Watteeuw, l’invitant à dire d’autres morceaux. Le Broutteux récite alors « Le Corbeau et le Renard », « Mariage » ou encore « Waterloo »…
 
Tous les Roubaisiens qui ont eu l’occasion de s’approcher de lui, ont, à coup sûr, dû éprouver une grande sympathie pour cet éminent artiste. Le mardi 3 juin, en gare de Roubaix, Charles Gounod prenait le train de 12 heures 49 à destination de Paris.
Charles Gounod (Paris, 1818 – Saint-Cloud, 1893)
Grand Prix de Rome en 1839
 
Ami de Mendelssohn, il découvre Bach, Mozart et Beethoven. Il fait des études de théologie mais s’aperçoit que la musique est sa véritable vocation. En 1859 est joué au théâtre-lyrique son « Faust », opéra d’après le drame de Goethe. Il connaît le succès avec le célèbre air de Méphisto « Le Veau d’or », l’air de Marguerite dit « Des Bijoux » – Ah ! Je ris – immortalisé à sa façon par La Castafiore de Hergé, le « Chœur des Soldats » et la musique de ballet de la « Nuit de Walpurgis ». En 1867, il publie « Roméo et Juliette », opéra d’après Shakespeare, dont les airs les plus connus sont la charmante valse de Juliette « Je veux vivre » et l’air du ténor « L’amour, l’amour ». Surtout réputé pour ses opéras, il écrivit également 13 messes, 2 requiem, 2 symphonies et de la musique de chambre.