Henri Selosse, ou l’origine du musée de Roubaix

par Les Veilleurs
Henri SELOSSE naquit à Tourcoing en 1857 d’une famille modeste. A 14 ans il entra au service échantillonnage de la firme Lorthiois frères où il se fit rapidement remarquer par son ardeur au travail, son dynamisme et son sens du commerce. C’est pourquoi on lui confia une fonction commerciale qui l’amenait chaque jours rue de la Fosse-aux-Chênes à Roubaix où plus de 50 entreprises représentaient des clients possibles pour les laines de la firme Lorthiois.
 
Sa réussite fit de lui un des piliers de la maison à tel point qu’on lui offrit de partir pour Buenos Aires en République Argentine comme acheteur de laines. Il se révéla très vite un excellent négociateur, n’hésitant pas à explorer les provinces éloignées pour se procurer des matières de qualité à des prix avantageux. Lors de ses retours à Tourcoing, il confortait sa réputation mais il comprit vite que son indépendance seule lui permettrait de tirer le maximum de ses capacités.
 
Il quitta donc la firme Lorthiois et s’installa à Roubaix pour créer un Négoce de laines pour la vente des produits que le réseau de relations qu’il avait tissées en République Argentine lui permettait de se procurer. Son affaire prit rapidement un bon développement et Henri Selosse put donner libre cours à ses goûts d’esthète et cultiver ses relations qui étaient nombreuses à Roubaix, dont il avait fait sa ville d’adoption.
 Ame d’artiste, il encourageait les peintres et s’était constitué une collection de tableaux qu’il était fier de présenter à ses amis.
Quand la guerre de 1914 éclata, il n’envisagea jamais de quitter Roubaix alors qu’il en avait la possibilité mais choisit de rester sur place pour veiller sur son entreprise et ses collections. Homme généreux et de tempérament énergique, il contribua à soutenir le moral de ses concitoyens. En 1915 il fut l’un des 131 otages arrêtés le 1er Juillet et déportés à Gustrow en Allemagne. Il s’y montra un compagnon plein de courage et de fraternité.
Cette épreuve fut toutefois préjudiciable à sa santé. A son retour de captivité, il ressentit les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter le 1er Septembre 1923. Les funérailles d’Henri Selosse furent célébrées à l’église Saint Martin et son corps fut inhumé à Tourcoing, sa ville natale.
N’ayant pas de famille, Henri Selosse avait décidé dès Janvier 1923 de léguer toutes ses collections à la ville de Roubaix. Dans ce but, il avait rédigé un testament par lequel il léguait à l’Etat, à titre perpétuel pour la Ville de Roubaix, ses meubles d’art et ses tableaux. Parmi ceux-ci se trouvait le célèbre tableau de Rémy Cogghe, « Combats de Coqs en Flandre », que tout le monde connaît.
Le 7 Décembre 1923, l’Administration municipale décida d’exposer ce témoin de l’Histoire des arts roubaisiens dans l’Hôtel de Ville où il fut longtemps présent aux regards des visiteurs au troisième étage du bâtiment. Les autres tableaux avaient été déposés au Musée de la Ville.
 
 

Eugène Mathon, Patron du Textile

Beaucoup ont entendu parler de l’entreprise MATHON et DUBRULLE mais peu connaissent la personnalité du fondateur Eugène MATHON, un bourgeois catholique entreprenant, sorti du tableau de REMBRANDT « Le syndic des drapiers », un homme qui a dominé l’industrie de la laine en France comme AKYO MORITA domine la firme SONY aujourd’hui. Un patron en avance sur son temps dans beaucoup de domaines et qu’il convient de resituer dans l’histoire de son époque.

Né sous le Second Empire, il en connaît la chute, puis sa vie se déroule pendant la 3e République, parlementaire. avec ses gouvernements changeants. Il est contemporain de la Révolution industrielle, de ses transformations sociales, des idéologies nouvelles, du développement du catholicisme social; il connaît la Belle Epoque, la guerre 1914-1918, les difficultés de l’après guerre, la reprise économique, la grande dépression des années 30 et la montée des fascismes…

Eugène MATHON un patron issu d’une famille de tradition textile 

Au Moyen Age un bourgeois du nom de Jehan MATHON s’installe à Arras pour la fabrication de draps fins, que continue son fils. Ce dernier chassé sous Louis XI, s’implante à Avesnes-le-Comte en 1479 où il établit un peignage, un tissage, une filature de laine et de lin… Plus tard, le grand père d’Eugène, Henri MATHON, vient à Roubaix en 1832 après avoir épousé une roubaisienne en 1800, Adélaïde Lepers. Son père, prénommé aussi Henri est fabricant de tissus, c’est lui qui est à l’origine des écoles libres de Roubaix, il épouse Céline Warembourg.

Eugène est le 3e fils de ce mariage, né le 21 décembre 1860 à Roubaix. Son éducation est essentiellement humaniste, à base de latin, donnée au couvent des dominicains Albert le Grand à Paris, qui reçoit surtout les jeunes gens des familles industrielles du Nord : il y côtoie Eugène MOTTE, les frères LE BLAN… Son père s’associe à un ancien officier Jean DUBRULLE. Les deux rachètent le tissage SCREPEL-ROUSSEL à Roubaix. Eugène épouse Louise MOTTE, soeur de son camarade de collège, il succède à son père, non sans avoir appris le tissage et l’anglais. En 1887, il achète un terrain Boulevard Gambetta à Tourcoing près de la voie ferrée… Il y a là 150 métiers.

Qui est-il ce nouveau patron tourquennois ? Un homme de grande taille, fortement charpenté, solide, tranquille, un industriel lettré et cultivé : c’est ÉRASME pour les idées, STENDHAL pour la prose, TACITE pour l’argumentation, un homme qui veut bousculer les routines, ennemi de la médiocrité, parfois chimérique, et ignorant des obstacles qui se dressent devant lui

Son épouse Louise est une femme dynamique et « sociale ». Du couple naissent 4 filles dont 3 meurent rapidement. Pour lui, la famille est un élément essentiel dans la société : en 1897, il fait bâtir une maison en bordure du Boulevard d’Armentières à Roubaix, au milieu des vergers et des près.

 Eugène MATHON, un patron novateur dans son entreprise

A l’usine, les ouvriers apprécient « Monsieur Eugène » pour ses connaissances du métier, à la différence des autres patrons. Il a compris l’importance du bureau d’études sur le bureau de vente : sa grande préoccupation est le « sacro saint » prix de revient. Il pense aussi qu’il faut informer l’ouvrier et a l’idée de faire des conférences à l’intérieur de l’usine, il rédige même un décalogue du chef d’entreprise « le premier devoir d’un patron est de ne pas faire faillite » écrit-il.

Eugène MATHON a bien compris que l’économie est mondiale. En dehors de Tourcoing, d’abord, il possède une filature de laine peignée à Anor « les Anorelles » et un tissage à Avelghem en Belgique, mais surtout il dispose d’agences dans tous les continents : 24 en Europe, 4 en Asie, 3 en Afrique, 2 en Amérique, 12 en Amérique Centrale, 12 en Amérique du Sud et 4 en Océanie.

Les établissements MATHON associés à Maurice DUBRULLE (fils de Jean) fabriquent des articles réputés pour hommes et femmes : des lainages, des doublures en tous genres : en 1899, ils font construire un important établissement de teinture et d’apprêts et une retorderie de l’autre coté du Boulevard Gambetta, soit au total 3 000 ouvriers et 1 000 métiers.

Eugène MATHON travaille avec son beau-fils Eugène RASSON : leur marque est Gallus symbolisée par un coq sur un globe… de l’inusable ! Il s’intéresse à son personnel auquel il donne des primes de fidélité : « la prime tabac » et une participation aux bénéfices non négligeable quand les affaires marchent bien.

 « Rester à Tourcoing, c’est brouter au piquet » dit son beau-frère (le Motte), c’est pourquoi il voyage à travers le monde. On le retrouve aux Indes, au Sénégal, au Japon (« nous n’avons rien à leur apprendre » dit-il des japonais), et à Honolulu. C’est là que malade en 1935, il rentre en France et décède quelques temps plus tard d’une embolie, le 23 novembre 1935, à Paris.

Eugène MATHON, un patron aux fonctions multiples 

Eugène MATHON a cumulé les fonctions. Il est juge au Tribunal de Commerce de Roubaix, président du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, il est l’organisateur de l’Exposition internationale de Roubaix en 1911 ; pendant 1914-1918, il est délégué régional de la Croix Rouge.

Sa femme, elle, est infirmière. Après la guerre, il crée l’Association des sinistrés du Nord de la France, il est conseiller du commerce extérieur, en 1922, il est président du Syndicat du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, administrateur de la Banque de France et président de l’Union des fabricants de tapis de France.

Eugène MATHON, un patron « frondeur » 

Il critique le régime parlementaire de la 3e République et ses incapacités. Dans les banquets, il admoneste même les ministres. Il se retrouve à droite dans l’Action Française (condamnée par la papauté en 1926). C’est ainsi qu’avec les adhérent de cette dernière, il se rend à Rome en 1923 pour y rencontrer Mussolini et le Pape. Il est foncièrement anti-marxiste et hostile à toute tendance qui s’y rapprocherait, tels ceux qu’A. Cavalier évoque dans son livre : les « Rouges chrétiens ». S’il admet l’encyclique de Léon XIII « Rerum novarum », il s’en prend aux Républicains démocrates et aux prêtres « sociaux ».

Eugène MATHON. un patron paternaliste et social

Son catholicisme le porte au paternalisme. Il est à la fois chef et père dans l’entreprise et estime qu’il doit assurer à son personnel des retraites, des allocations familiales, des logements : il fait construire pour ses ouvriers les maisons de la rue Pasteur à Mouvaux, reprenant une initiative ancienne, il crée les allocations familiales, donnant à l’ouvrier père de 4 enfants, un sursalaire équivalent à 5 jours de travail payés en plus.

La question sociale l’amène à créer le Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing en 1919, dont il confie le secrétariat à un homme qu’il a rencontré l’année précédente Désiré Ley et qui groupe, en 1921, 312 usines soit 60 000 salariés. Pour remettre en marche l’économie, après la guerre 14-18, il pense qu’il faut un accord capital-travail et donc un nouveau système économique fondé sur la corporation, avec des syndicats d’entreprise, garants de la paix sociale, théorie s’inspirant de Le Play (1806-1882) et de la Tour du Pin (1834-1924), et des corporations de métiers organisées au niveau local, régional et national, sans intervention de l’Etat, comprenant la corporation économique et la corporation sociale. C’était sans compter sur la guerre, la Révolution russe de 1917 et le bolchévisme.

Eugène MATHON, un patron face aux syndicats chrétiens 

Après la loi de 1889, s’étaient formés des syndicats tels CGT ou CGTU (unitaires), en 1920, se constituent les syndicats chrétiens, la CFTC par exemple, Eugène MATHON les critique parce que selon lui, ils pratiquent la lutte des classes, se font des alliés des « Rouges » et attaquent les patrons qui donnent des allocations familiales. C’est pourquoi il rédige deux rapports qu’il soumet au Pape Pie XI. Le premier fin 1923, le second en 1924, dans lesquels il critique les Syndicats chrétiens et les prêtres qui les soutiennent.

Dans les conflits sociaux de l’après guerre, notamment ceux d’Halluin : grève chez SION, grève des « Dix Sous » (1928-29), le consortium, par Désiré LEY, s’en prend plus aux syndicalistes chrétiens qu’aux unitaires ; dans ces grèves longues et dures, les grévistes ont besoin de soutiens financiers pour aider leurs membres. C’est pourquoi ils lancent une souscription à laquelle participe Monseigneur Achille LIENART, ancien curé-doyen de St Christophe à Tourcoing, devenu évêque de Lille, prenant ainsi nettement position.

Cela entraîne une réaction d’Eugène MATHON et une réponse de l’évêque de Lille : « J’ai rempli mon devoir de charité en venant au secours de la misère physique, lorsqu’un conflit social en vient à menacer des vies et des santés humaines, la charité doit aller au secours de ces misères, elle n’a pas à se demander qui a tort et qui a raison ».

C’est pendant ces conflits qu’arrive la réponse de Pie XI aux rapports d’Eugène MATHON, prenant acte de ce qu’a fait le Consortium mais critiquant les méthodes de Désiré LEY et reconnaissant l’action des Syndicats Chrétiens, réponse publiée dans la « Semaine religieuse » par celui qui devint à 46 ans le Cardinal LIENART. L’action du Consortium et de Désiré LEY se continue dans les années de crise 1930-1931, mais son attitude intransigeante amène plusieurs patrons à faire dissidence…

Eugène MATHON a donc été un capitaine d’industrie, une personnalité qui a défendu sa profession, sa région, qui a eu des idées d’avant garde. N’a-t-il pas préconisé la décentralisation ? mais il n’a peut-être pas bien perçu les changements du monde de son époque.

Les établissements MATHON et DUBRULLE deviennent UTINOR en 1964, puis sont rachetés par TERNYNCK Frères en 1972. Aujourd’hui ils n’existent plus, mais il reste la mémoire de ce « patron choc » qu’a été Eugène MATHON.

Par Francis Delannoy

 

Les fondateurs de la Grande Industrie

DYNAMISME ET ÉQUILIBRE

La liberté commerciale absolue, reconnue intangible, ouvrait la voie aux individualités fortes bien décidées à utiliser toutes les chances qui leur étaient offertes par la législation nouvelle. Ne s’attardant pas à observer les faits, les fondateurs de la Grande Industrie, hommes d’action avant tout, s’engageront avec ardeur dans le système économique libéral dont ils feront le succès. En examinant la liste des Egards et des Maîtres drapiers de l’Ancien Régime, on relève peu de leurs héritiers parmi les notabilités industrielles du XIXème siècle. Rarement, en effet, la conjoncture a été plus favorable aux empiristes dégagés des souvenirs anciens ; ils forcent le destin, alors que les attardés, timides, supputent leur chance et la laissent passer.

Les figures marquantes du XIXème siècle industriel à Roubaix seront celles de chefs de file, bâtissant leurs entreprises au jour le jour, prêts à saisir toutes les occasions heureuses. A la manière des découvreurs de terres inconnues, ces pionniers adoptent la machine à vapeur, les métiers mécaniques à filer et à tisser, entreprennent des voyages de prospection et appliquent dans leurs usines les moyens de production nouveaux. C’est l’époque où les héros de Balzac jonglent avec les lettres de change que l’extension du crédit fait circuler à travers les grandes villes de commerce. Et Daumier nous livre avec Robert Macaire, flanqué de Bertrand, la caricature de ce monde d’affaires.

Mais à Roubaix, les chances de la fortune sont exploitées avec plus de modération et de sagesse et souvent avec mesure. Les créateurs de la Grande Industrie, possédaient non seulement du talent, mais cette sorte de génie divinatoire, apanage des hommes neufs aux muscles solides et à la tête froide.

L’APPORT DES RURAUX

Autour du cœur de la cité, la campagne toute proche a fourni à la Manufacture les bras courageux et les cerveaux clairs dont elle avait besoin. La promotion nouvelle avait préparé son ascension dans le calme du sillon et la patience d’un labeur séculaire tenace et fécond. Ainsi, les cadets de l’Ancienne France retournaient à la charrue et, après ce contact avec la terre tutélaire, leurs ascendants réapparaissaient au premier plan. La création de la Grande Industrie fut une œuvre de force et de santé. La relève, fournie avant tout par le monde rural, possédait une confiance à toute épreuve.

L’historique des censes de Roubaix est évocateur à cet égard. Les Spriet, Mulliez, Lecomte, Leuridan, Pollet, Dubar-Delespaul, Lefebvre, Prouvost, sont tous descendants de cultivateurs. Les ruraux, autant que les ouvriers de qualité ont fondé la grande industrie. Certaines usines importantes ont été construites au cours du XIXème siècle, sur l’emplacement ou à proximité des terres que cultivait, la veille encore, l’ancêtre immédiat ou le nouveau manufacturier. « Si nous nous penchons sur l’origine de la plupart des hommes qui, de nos jours, se sont distingués, nous découvrons derrière eux, une longue ascension et une longue patience. » Ainsi s’exprimait, très justement, Jacques Bainville, dans son discours de réception à l’Académie Française. La claire vision des nécessités de l’heure animait la race des bâtisseurs de nos usines. Les cheminées que, successivement, ils élèveront dans le ciel de la cité, constitueront autant d’actes de foi dans la pérennité de leurs fondations. Ces hommes ne connaissaient pas la crainte des lendemains. Dans ces heures de plénitudes, une race est forte, elle ne cherche pas à maintenir, mais à créer et à poursuivre, en la développant, la tâche entreprise. Qui ne vise qu’à durer, porte déjà dans ses flancs, les traces de la destruction. Par là, la vie opère des coupes sombres ; elle porta des coups mortels aux entreprises de l’Ancien Régime et la sélection continue.

DE QUELQUES-UNS D’ENTRE EUX

Alexandre Decrême (1) qui, en précurseur, entreprit après 1789 la fabrication des tissus de coton, était fils d’ouvrier et la génération suivante, ses descendants, s’allieront aux familles les plus notables. En 1819, un modeste artisan fonda la firme Hannart Frères, l’une des maisons d’apprêts des étoffes qui comptait à la fin du XIXème siècle parmi les plus importantes du monde entier.

Emile Roussel débuta à 14 ans dans l’industrie. En 1865, il aida sa mère à créer une petite teinture et fonda une firme de grande renommée. La firme Wibaux-Florin, qui connut son apogée au XIXème siècle, fut fondée en 1810 par un cultivateur aisé. Né le 16 février 1787, à la ferme de la Mousserie, Hippolyte-Joseph Wibaux épousa Félicité Florin, fille de Pierre-Constantin Florin, premier maire de Roubaix et sa descendance figure parmi les dynasties industrielles du XIXème siècle. Cette firme se spécialise dans les tissus de chaîne coton et de trame de laine peignée et son effacement par la suite doit être attribué à un changement de mode. Ce sont les créations nouvelles qui poussent au zénith les maisons modestes ; mais ce sont elles aussi qui, plus tard, les écartent du succès.

La famille Prouvost est originaire de Wasquehal. Elle occupait une situation rurale de premier plan avant la Révolution. Le Chanoine C. Lecigne écrivit une biographie du poète Amédée Prouvost, dans laquelle il peint en traits brillants, le grand-père de l’écrivain. « Il aimait voyager. Un beau jour, il monta à cheval, il parcourut la France, s’extasiant devant les paysages, s’arrêtant à la porte des usines, mêlant dans ses carnets des impressions d’artistes et des notes d’affaires, exemplaire inédit du Roubaisien à la fois aventureux et positif… Il crée le peignage mécanique de la laine, il lutte dix ans contre les préjugés populaires, les obstinations intéressées et la concurrence étrangère. A force de raison, de calme bon sens, d’efforts continus, il développe l’industrie nouvelle, groupe deux mille ouvriers autour d’elle et dote Roubaix du plus grand établissement de peignage de France. C’est un grand citoyen en même temps qu’un grand industriel. » (2)

Louis-Joseph Brédart épousa en 1754, Anne-Marie Lepers, issue d’une famille rurale très considérée dès le XVIème siècle. De ce mariage naquit, entre autres enfants, Louis-Antoine-Joseph, lequel continua la descendance. L’un de ses enfants, une fille, Pauline, épousa Jean-Baptiste Motte, d’une famille urbaine de Tourcoing, et dont la profession de marchand laisse supposer une profession de négociant en laines. La postérité de la famille Motte-Brédart prend un rôle de premier plan dans la création de la grande industrie de Roubaix. L’aîné Louis Motte-Bossut fonde la filature de coton la plus considérable pour l’époque et fait preuve, au cours de sa carrière industrielle, d’un esprit d’entreprise exceptionnel qui s’est perpétué dans sa descendance. Son cadet, Alfred Motte, se destinait tout d’abord au notariat. En secondes noces, il avait épousé Léonie Grimonprez, fille de Eugène Grimonprez, le promoteur à Roubaix de la filature de la laine peignée et l’un des hommes les plus actifs de la nouvelle promotion industrielle. Après un premier échec, il construit un véritable complexe industriel textile englobant tous les stades de la fabrication, du peignage au tissage. Il fit participer à son succès de multiples associés. Sa formation juridique favorisa sa réussite et après quelques entreprises hasardeuses, il prit soin de limiter ses risques par une clause résolutoire.

Eugène Motte-Duthoit, Député du Nord de 1896 à 1908, est issu de ce mariage. Tandis que la famille Grimonprez s’est effacée, la filiation d’Alfred Motte-Grimonprez occupe présentement encore une importante situation industrielle. Les descendants de Motte-Brédard joignaient à un sens précis des réalités, une activité débordante. Louis Motte-Bossut disait la nécessité « de diriger son affaire personnellement ». « Il faut valoir quelque chose par soi-même, sans chercher trop de distraction en dehors ». Déjà gravement malade en 1882, Alfred Motte-Grimonprez poursuivra sa tâche jusqu’à sa mort, en 1886. Devant une telle ardeur qu’il eût fallut modérer, on constate qu’il est plus dur de rester inactif que d’entreprendre de grandes actions.

Dans ce Roubaix en plein développement économique, le hasard des mariages amena bien des changements de situation. Dans le discours qu’il prononça en 1927, lors de l’anniversaire de la naissance d’Alfred Motte-Grimonprez, son fils, Eugène Motte-Duthoit raconte de quelle façon son aïeul Jean-Baptiste Motte « en prenant à travers champs le chemin le plus court, cueillant pavots et bleuets pour former un bouquet de fiancé pour Pauline Brédart qui habitait Tourcoing, s’arrêtait en chemin à la grande ferme Ducatteau pour parler amicalement avec la fille du fermier. Cette ferme était la première sur le territoire de Roubaix et s’étendait du pont Vanoutryve au Conditionnement et au pont Saint-Vincent-de-Paul.

« Marie Rose, vous êtes trop maligne pour rester fermière disait-il à cette jeunesse, vous devriez vous marier avec un fabricant et vous feriez belle carrière ».

Et cette prédiction s’accomplit. Elle épousa M. Lefebvre et la Maison Lefebvre-Ducatteau, sous sa direction, devint l’une des premières maisons de la Fabrique de Roubaix. Elle commandita plus tard, en 1852, la Maison Amédée Prouvost, les premiers peigneurs de Roubaix et les plus réputés, et Henri, Jean et Louis Lefebvre ont hérité de l’esprit délié et entreprenant de Marie-Rose ».

En 1820, Louis Dubar épouse Marie-Joseph Delespaul, à la ferme du Hutin et fonde une importante entreprise. La famille Bayart était originaire de la ferme de l’Hornuyère de Wattrelos. Pierre-Joseph Bayart épouse en 1798, Sylvie Lefebvre et le jeune ménage s’installa comme fabricants. Dans leur descendance, on retrouve les Bayart-Cuvelier, Bayart-Lefebvre, Ernoult-Bayart et maintes autres familles qui ont fait carrière brillante dans l’industrie.

En 1853, les frères Dillies installent quelques métiers à tisser. Véritables vulgarisateurs du tissage mécanique à Roubaix, ils seront en 1860, propriétaires de 400 métiers. Simple tisserand, Julien Lagache devient un remarquable fabricant. François Frasez installe des métiers à tisser dans des maisons construites à cet usage (chaque maison recevait quatre métiers) et inaugure ainsi une méthode qui a été reprise avec succès dans d’autres régions. Commentant l’exposition de 1853 et s’arrêtant au nom de MM. Eugène Grimonprez et Cie, Théodore Leuridan dira qu’il a été frappé « du grand nombre de maisons inconnues jusqu’ici ».

A partir de 1850, la plupart des affaires se montent en associations à cause du coût élevé des industries mécanisées. De plus, la direction d’une usine exige la présence à peu près constante des patrons. Pour leur permettre de rester à leurs affaires, des maisons de commissions sont fondées. C’est M. Bossut qui fonda la première maison du genre. Par la suite, la Manufacture s’efforcera de se passer de leurs services.

Les frères Delattre, industriels avisés, Henri qui fut Maire de Roubaix en 1848 et Louis épousèrent respectivement Adèle et Pélagie Libert, filles du fermier de la Potennerie. Fondée en 1827, leur entreprise avait pris rapidement un développement considérable. La veuve Libert épousa en secondes noces Pierre Pollet-Delobel de Sainghin et leur descendance honore de nos jours encore l’industrie roubaisienne. La Maison Toulemonde-Destombes, fondée en 1820 trouve son origine dans un tissage à la campagne et il est fort probable, comme ce fut le cas de plusieurs industriels dont le fondateur mena tout d’abord de pair la culture et le tissage, que la ferme ne fut délaissée qu’après emprise sûre dans la manufacture.

On pourrait poursuivre des recherches en ce sens. « Il n’y a aucune maisons ayant tenu quelque place à Roubaix qui n’ait eu ses fondements dans une connaissance approfondie de la matière et du métier » écrit M. Gaston Motte dans son « Histoire de Roubaix ». La grande industrie fut fondée par une promotion nouvelle, artisans parvenant au patronat de souche roubaisienne ou immigrés, mais, le plus souvent, les industriels du XIXème siècle sont d’origine rurale.

Ces hommes nouveaux, ancrés sur la réalité, osent tout risquer et tout entreprendre. Leur tournure neuve de pensée et d’action a édifié la cité moderne. Les hautes cheminées dominaient de véritables fiefs industriels. « Plus riche en outils qu’en fonds d’Etat, l’héritier ne pouvait s’évader » dira Eugène Motte lors de l’inauguration de l’Hôtel de Ville, le 30 avril 1911.

D’après les travaux de recherche de Georges Teneul,

Président de la Société d’Émulation de Roubaix

et son « Histoire économique de Roubaix – Réflexions sur notre temps » 1962

1 Ancienne famille notable qui avait connu un effacement momentané.

2 Chanoine C. Lecigne : « Amédée Prouvost ».