Roubaix, la ville aux 100 théâtres

par Philippe Waret et Alain Guillemin

Exposition réalisée par la FAL de Roubaix en 2001

Au Moulin de Roubaix, au « sommet » de l’actuelle rue Jean Moulin (ex rue du Moulin) en 1829, Joseph Couvreur ouvre le premier théâtre connu dans la ville.

Le lieu comporte une double scène, l’une pour les comédiens, l’autre pour les marionnettes. C’est le Théât’ Roïau où comédiens de chair et comédiens de bois jouent le même répertoire pour un public majoritairement composé de jeunes ouvriers. La famille Couvreur jouera dans divers lieux dans la ville pendant tout le XIXe siècle. La première école gratuite à Roubaix, ouvrira, également, en 1829.

Le temps des théâtres durera jusqu’à la fin du siècle qui constituera le sommet de la vague d’une véritable passion pour l’art dramatique dans cette période qui est celle des lois de Jules Ferry sur l’école. Pourtant, en cette fin de siècle la concurrence va venir des cafés-concerts, avant qu’en 1907, s’ouvrent de véritables salles de cinéma apportant des spectacles largement diffusés. Les ouvriers qui produisaient des pièces destinées au public du quartier vont perdre là de précieux compléments de ressources. Dans la période du développement industriel de Roubaix, passant de 25 000 habitants au milieu du siècle à 125 000 après 1880, on fréquente le théâtre pour s’instruire souvent plus que pour se distraire. On vient entendre des dialogues dans un français difficilement maîtrisé, apprendre l’histoire de France grâce à des spectacles souvent inspirés de romans historiques.

Quelques familles traversent et marquent toute cette époque, les Couvreur, les Richard, les Créteur, par exemple, dont le premier, Edgar, joue avec ses marionnettes à l’Epeule vers 1860, avant que son fils prenne la relève vers 1880. D’autres membres de la famille seront de célèbres costumiers de théâtre jusqu’au milieu du XXe siècle.

Le théâtre du Fontenoy CP Méd Rx

On a souvent parlé de l’incroyable nombre de cheminées d’usines à Roubaix mais la ville fut aussi remplie de théâtres : une vingtaine en activité vers 1880 et autant de théâtres de marionnettes. A côté de tout petits lieux on trouve de grandes salles, le Théâtre de Roubaix ou Théâtre Joseph Couvreur où la famille du fondateur continue son œuvre, le Théâtre des menus plaisirs et quelques salles qui accueillent plusieurs centaines de spectateurs. Le Théâtre de l’Hippodrome avec ses 1 800 places accueillera de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle des troupes de théâtres, du music-hall, du cirque, des opéras… Partout, on refuse du monde… et les salles sont souvent plus que bondées.

L’hippodrome théâtre CP Méd Rx

A la fin du XIXe siècle, les petits théâtres commencent à subir la concurrence d’autres distractions et les comédiens-ouvriers doivent se partager un bien maigre complément de ressources. Retour à la marionnette car quelques dizaines de héros de bois peuvent occuper la scène grâce à 4 ou 5 artistes. Seul Louis Richard avec son théâtre de 600 places, près de la rue des Longues Haies, continuera à vivre de son art.

Après 1918, le théâtre dans les quartiers va clairement relever d’une activité bénévole. Les patronages, handicapés par leur choix de ne pas avoir de troupe mixte et les amicales laïques animent un nombre important de compagnies. Ces dernières s’appuient sur les locaux de leur fédération, rue d’Alsace, où elles disposent d’une grande salle et d’une scène, véritables vitrines de leur activité.

L’époque des concurrences, entre un spectacle sponsorisé par le patronat, un lieu de théâtre animé par le mouvement ouvrier (la Coopérative La Paix) et des initiatives ouvrières dans les quartiers, se termine. La municipalité prend le relais et invite à l’Hippodrome des troupes professionnelles, la loi de 1901 sert de cadre juridique au bénévolat des patronages et des amicales laïques. Il faudra attendre l’après guerre pour qu’un Roubaisien, Cyril Robichez, après avoir animé les marionnettes de son Théâtre du Petit Lion, se lance, à Lille et en région, dans la première aventure de théâtre professionnel en province avec le « Théâtre Populaire des Flandres ».

La Société des Artistes roubaisiens

Elle fut constituée dès 1907 par des hommes courageux qui avaient la ferme conviction que l’Art pouvait se manifester à Roubaix. Evidemment, les premiers pas furent hésitants : dans les débuts, tout Roubaisien plus ou moins peintre ou sculpteur exposa au Salon librement. Si cette façon d’envisager les choses permit à des talents, consacrés depuis, de se révéler, elle donna lieu aussi à des expositions d’œuvres faibles qui discréditèrent un moment notre Salon. La presse s’en fit l’écho et nous en avons tenu compte.

Depuis, une sélection toute naturelle s’est opérée insensiblement et, maintenant, sans être trop sévère, un jury, composé d’artistes de générations différentes, veille au filtrage des œuvres. Le Jury représente les directions d’Arts les plus opposées quant à la forme, mais il n’admet qu’une chose : « la bonne peinture », et c’est ce lien-là qui forme son homogénéité. Nous ajoutons que le jury tient à être juste et impartial et qu’il n’obéit à aucune considération étrangère à l’Art.

Ce que nous voulons, c’est prouver aux Roubaisiens que les œuvres de leurs concitoyens sont à considérer avec intérêt ; qu’il y a chez nous des artistes à encourager, et que si l’appui moral et financier des amateurs misent faire cette œuvre louable nous pouvons espérer pour notre cité une vie artistique inconnue jusqu’ici.

« Que le public roubaisien le comprenne ! Notre effort en sera récompensé et dans cette sympathie, nous puiserons de nouvelles forces pour l’avenir ». C’est en ces termes, profession de foi, en quelque sorte, du Comité de la Société des Artistes roubaisiens, présidé par M. Paul Dervaux, assisté de Mme Lantoine-Neveux, d’Henri Delvarre, de Jean Diagoras et de quelques autres, que s’ouvrait le 12e Salon à la Galerie Dujardin, 14, boulevard de Paris à Roubaix, et où figuraient dans les membres fondateurs, Pierre Cordonnier, Jean Courrier, Eugène Dujardin et quelques autres. Salon qui fut ouvert du 19 au 29 mai 1929.

En 1969, dans le Journal de Roubaix, on rappelle que (en 1919 ?) Eugène Dujardin, avec l’aide de Jean Courrier et Sonneville, estimait qu’il fallait rassembler les artistes pour faire mieux connaître leurs œuvres. Chaque année, le Salon fut alors mis sur pied et s’est tenu jusqu’en 1925 (1929 !) au 14, boulevard de Paris, puis à l’Hôtel de Ville avec le succès que l’on sait. Les Présidents qui se sont succédé s’appellent MM. Paul Dervaux, Georges Teneul, Achille Vilquin, Thérèse Delfortries, Gérard Lemaître.

Il faut noter qu’en 1969, des artistes de Monchen-Gladbach et de Bradford, jumelés avec Roubaix, exposeront au Salon. Le Salon était alors présidé par M. Victor Provo, Maire, Président du Conseil Général du Nord. Les Artistes roubaisiens exposeront également dans la capitale, en effet à la galerie RG, sous l’impulsion de Gilbert Sailly. Dix huit artistes exposeront à Paris en 1966, 1968 et en 1969.

Gilbert Sailly sera Président du Salon en succédant à André Camion de 1974 à 1995, soit 21 ans de présidence. Alain Delsalle lui succède en novembre 1996. Il est Président à ce jour et réélu pour cinq années en 2004.

C’est en 1996, après un hommage à Gilbert Sailly et à Eugène Declercq que le Salon rendra hommage à un invité d’honneur de prestige. Ce sera d’abord en 1997 Maurice Maes, puis René Jacob en 1998, Arthur van Hecke en 1996, en 2003 Abel Leblanc et en 2004 Henri Delvarre et Achille Vilquin. Mme Courrier qui succédait à son père Eugène Dujardin, accueillit les jeunes du Salon des Artistes roubaisiens dans sa galerie du boulevard de Paris, puis de la rue du Vieil Abreuvoir. Les artistes roubaisiens sont reconnaissants à Henri Delvarre et Maurice Maes de leur avoir montré la voie et il est naturel que le Salon leur rendit hommage.

En 1954, Arthur van Hecke organise une grande exposition d’art contemporain à la galerie Dujardin et entraîne ses camarades du groupe de Roubaix à quitter le Salon. Juste retour des choses, il reviendra en 1999 comme invité d’honneur du Salon présidé par M. Vandierendonck, Maire de Roubaix. A cette occasion, le Musée La Piscine et son conservateur M. Bruno Gaudichon, prêteront des œuvres de van Hecke pour cet hommage, comme ils l’ont fait pour Maurice Maes en 1997. Le prochain invité d’honneur en décembre 2005 sera Jean Pierre Delannoy, ancien professeur à l’ERSEP et artiste peintre.

Le Salon compte à ce jour en moyenne 60 exposants de Roubaix et de la région ayant fait leurs études à Roubaix pour 120 artistes inscrits au fichier de l’association. En 2007, la Société fête son centenaire. Une exposition avec tous les artistes qui ont fait le renom de Roubaix sont invités à cette occasion, ainsi que les Sociétaires du Salon.

 

Alain Delsalle,

Président de la Société des Artistes roubaisiens

Poèmes de Musards

La « Muse de Nadaud » ne s’est pas bornée à accueillir les lauréats des Joutes Poétiques. Conformément à ses statuts, elle a admis en son sein des « sans grades » qui n’étaient pas nécessairement des « sans mérites ». Et, parmi ceux-là, n’ont pas manqué de vrais poètes, qui surent exprimer avec justesse leurs idées et leurs sentiments. Tel fut le cas, entre autres, de Jean Carlier.

 

MINUTE HEUREUSE

 Je l’ai vécue enfin, cette minute heureuse,

Court instant de bonheur longuement attendu.

C’était hier, déjà ! Dans mon âme peureuse

Le souvenir fuyant demain sera perdu…

 

C’était hier ? Mais non ! C’était, je crois, la veille…

Ah ! Je vous perds déjà, souvenirs trop confus !

Mais le Destin, méchant, me susurre à l’oreille :

« C’était… n’importe quand, mais ce ne sera plus ! »

 CARLIER Jean (Roubaix)

 

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Roubaix a donné son nom à une place proche du centre-ville, hommage amplement mérité. Charles Bodart-Timal a consacré en effet plusieurs ouvrages historiques à cette cité qui le vit naître. Il fut également l’auteur de livrets d’opérettes et de quelques deux cents chansons. Membre des Rosati de différentes Provinces, de la Société des Lettres, Arts et Sciences de Lille, de la Ligue Wallonne, Grand Prix d’Excellence du Comité Flamand de France, il fut honoré de la Médaille d’Or de la ville de Tourcoing.

 » Pétri de la glaise de notre terroir, il avait su forger, au cœur de son existence laborieuse, une philosophie souriante. Il aimait avant tout la simplicité, cette psychologie franche et primesautière qui est à la base des gens de chez nous «  (Gaston Gilman).

IL EST DES YEUX (1)

 Il est des yeux couleur de rêve

Où semble se mirer l’azur ;

Il en est d’autres qui, sans trêve,

Brillent d’un amour grand et pur.

Mais d’un bout à l’autre du monde,

Les plus doux et les plus charmants

C’est encor, partout à la ronde,

                        Les yeux des mamans !

 

Ils ont connu bien des tristesses,

Ces yeux, ces pauvres yeux usés ;

A veiller sur notre jeunesse

Ils se sont, hélas ! Epuisés.

Ils ont souffert de tant d’alarmes !

Et Dieu seul sait, dans les tourments

Ce qu’ils ont pu verser de larmes,

                        Les yeux des mamans !

 

Quand les mamans quittent la terre

Pour le suprême rendez-vous,

Même au sein du profond mystère,

Elles se souviennent de nous,

Leur regard nous cherche sans cesse

Et près de nous, à tous moments

Ils sont là, chargés de tendresse,

                        Les yeux des mamans !

 Charles BODART-TIMAL

(1)    Chanson, musique de Eddy Jura

 

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« Noble poète roubaisien » a dit Me Joseph Crombé, son compatriote et émule. Docteur en Droit, mais aussi homme de Lettres, ce proche parent d’Amédée Prouvost publia une étude sur le chansonnier patoisant Gustave Olivier – suivie d’une autre, sociologique, « La Cité de Pascal ». Grand voyageur, d’une débordante activité, il est l’auteur de trois recueils : « Les Rimes de Fer », « Les Mansuétudes » et « Feux Errants ». « Sans qu’il les ait traités avec un égal bonheur, nul des grands thèmes lyriques, toutefois n’a été négligé par lui. La grandeur ne manque pas à ces évocations et elles pourront charmer et fortifier plus d’une âme selon le vœu du poète parvenu à l’âge de la maturité ». (André Mabille de Poncheville).

 LA MAISON

 On meurt au chant des coqs dans les fermes heureuses,

A l’heure où la servante ouvre les volets bleus,

A l’heure où l’aube lente, aux teintes vaporeuses,

Caresse la maison de ses rayons joyeux.

 

Une agreste rumeur remplit toute la plaine.

Les oiseaux s’éveillant mêlent leurs gazouillis.

L’eau s’élance, plus vive, au creux de la fontaine.

Le cri du vieux berger rassemble les brebis.

 

On meurt ; et l’on entend dans la chambre voisine

Une femme qui range et la laine et le lin ;

Et bientôt, sous l’effort d’une main enfantine,

Une corde grincer dans le petit jardin.

 

Une angoisse glacée étreint votre poitrine

Pendant que le repas fume sur le foyer,

Et pendant que le repas fume sur le foyer,

Et pendant que l’horloge, au mur de la cuisine,

Marque à chaque labour son rythme régulier.

 

Qu’importe à la Nature indifférente et belle

De notre dernier jour le terme douloureux !

Mais toi, Maison, mais toi ! Vas-tu faire comme elle,

Vas-tu, sans t’attrister, nous voir fermer les yeux ?

 Charles DROULERS (Roubaix)

 

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« Talentueux poète roubaisien peu connu de ses compatriotes » lit-on dans la revue « La Fauvette » qui, en date du 25 août 1907, annonçait son décès. De sa plume ne nous restent que de rares œuvres parues dans cet éphémère périodique.

PREMIER BAISER

 Elan du cœur qui sur la lèvre

Vient se briser

Explosion de douce fièvre,

Premier baiser !

Je me souviens de ton ivresse,

Je me souviens

De ta fraîcheur enchanteresse ;

Et je conviens

Que l’amour n’a rien de plus tendre

A t’opposer,

O douceur que rien ne peut rendre,

Premier baiser !

Paul PHILIPPE (Roubaix)

Juin 1891

 

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Prématurément disparu, il appartenait à la célèbre famille d’industriels qui contribua puissamment au développement économique de Roubaix. De bonne heure attiré par les Lettres, il signa trois recueils, influencés par l’Ecole Symboliste : « L’Ame Voyageuse », « Sonates au Clair de Lune » (couronné par l’Académie Française) et « Le Poème du Travail et du Rêve ».

« Malgré le temps, les métamorphoses du Progrès, quand les lauriers trop éclatants des idoles fugitives seront tombés en poudre, les vers d’Amédée Prouvost – dont la délicate sensibilité aimait les joies familiales ». (Marc Choquet )

 Il fut un poète attachant, loué par l’éminent critique Jules Lemaître et par ses pairs, tels Henri de Régnier et Anna de Noailles. « Pour juger du talent d’Amédée Prouvost, a écrit Jean Piat, le mieux est de relire son œuvre. Elle est à la Bibliothèque Municipale. » Que dire de mieux ?

 LA MAIN DU TRAVAILLEUR

 Main d’artisan, ô main calleuse qu’ennoblit

Le dur labeur de la tâche quotidienne

Main sans cesse ébranlée au choc des établis,

Familière du poids des fardeaux et des peines,

 

Main meurtrie et blessée où quelquefois on lit,

Blanche ligne à côté du sillon bleu des veines,

L’entaille de l’outil dans le réseau des plis,

Main rude et ferme comme une écorce de chêne !

 

Main qui ne connaît pas la molle oisiveté

Et qui, le froid hiver ou le brillant été,

Travaille sans répit pour vaincre la misère

 

Hâtive d’assurer le pain du lendemain,

Combien j’aime sentir ton étreinte sincère

Main noire d’artisan, ô vigilante main !

Amédée PROUVOST (Roubaix)

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Russe d’origine, venu en France vers 1920, il ne tarda pas à fréquenter les milieux artistiques de Roubaix. Il traduisait en vers français des auteurs russes, en particulier les poètes (Pouchkine Lermontov). Parallèlement, il composait des strophes (et des textes en prose) d’excellente facture. Des prix lui furent attribués par l’Académie d’Arras, les Rosati de Flandre, et aux Jeux Floraux de Bigorre. A cette activité littéraire, il ajoutait celles de peintre d’icônes et de compositeur de musique, pratiquant avec talent le piano le violon et le chant choral. Un vrai « Musard » !

MENDIANT

Un mendiant restait debout

Sous le porche d’un sanctuaire ;

Le malheureux était à bout,

Souffrant la faim et la misère.

 

Il ne demandait que du pain,

Ses yeux n’étaient qu’une prière :

Eh bien ! Quelqu’un mit dans sa main

Tendue et tremblante, une pierre.

 

Je mendiais avec langueur,

Avec des larmes, ta tendresse,

Et tu ne laisses, dans mon cœur

Trahi, que la noire détresse.

 G. LERMONTOV (Roubaix)

Traduit du russe par Nicolas Vnoukovsky – 21 août 1946

Gustave Nadaud

NOTRE POETE CHANSONNIER ROUBAISIEN

C’est en face de la Place de la Liberté dans un immeuble aujourd’hui disparu, qu’il voit le jour le 21 février 1820. La future grande cité n’est alors qu’une bourgade semi rurale d’environ 12 000 âmes où, timidement, l’industrie textile commence à s’implanter.

La famille du nouveau-né y exploite un négoce de tissus. Est-il interdit de penser que, peut-être, l’heureux père rêva de voir un jour Charles-Gustave lui succéder à la tête de l’entreprise ? Le sort devait en décider autrement…

Le bambin va fréquenter l’école des Frères, rue de l’Hospice. Ensuite, on l’enverra à Paris où, comme interne, il sera admis au très réputé Collège Rollin. Reçu bachelier (en ce temps-là, c’était quelque chose !) il réintègre le nid familial. Et il lui faut s’initier aux subtilités de la gestion et de la comptabilité. A 20 ans, sa formation étant jugée satisfaisante, le voici de retour dans la capitale, mais chargé, cette fois, de tenir la succursale des Ets Vouzelle-Nadaud, récemment installée.

Prétendre, à l’instar de certains chroniqueurs, qu’il négligea plus ou moins sa tâche (préférant le commerce des Muses) est inexact. Il s’en acquitta consciencieusement. Toutefois (lui-même l’avoue) « en cachette et la nuit plutôt que le jour » il rime… des chansonnettes dont certaines un peu lestes lui valent des admonestations paternelles.

Peu à peu le jeune auteur se fait connaître soit dans les Cénacles littéraires du Quartier Latin, soit dans les guinguettes à la mode ou des les salons bourgeois. Il détaille ses couplets dont il a composé la musique. Ayant appris non seulement le solfège, mais aussi le piano, il s’accompagne sans problème.

Il a 32 ans lorsque se lève le Jour de Gloire. Sa chanson « Les Deux Gendarmes » est un triomphe, qui se propagera irrésistiblement. Partout, à pleine voix, l’on reprendra le refrain :

« Brigadier, répondit Pandore,

Brigadier, vous avez raison ! ».

L’auteur ne sommeillera pas sur ses lauriers. Abandonnant les tissus, il s’adonna aux lettres. Nous lui devons plus de 500 chansons (dont une bonne centaine paroles et musique), des opérettes de salon, une comédie, un roman, un « solfège poétique et musical », des « notes d’un infirmier » en 1871 et en 1892, un an avant sa mort, les « Souvenirs d’un Vieux Roubaisien ».

Ses droits d’auteur, pourtant, ne lui apportaient que des ressources médiocres. Il vivait au jour le jour, ou presque. En 1881, l’édition complète de ses chansons lui procura enfin une confortable aisance. Il affecta une part de l’argent reçu à la création d’une Caisse de Secours en faveur des Chansonniers nécessiteux. Le reste lui permit de se faire construire à Nice une modeste résidence secondaire baptisée « Villa Pandore ». Il vivait à Paris mais se déplaçait beaucoup. Sa cité natale n’était pas oubliée : il adorait venir s’y retremper parmi les siens. Par ailleurs, Président d’Honneur du vénérable « Cercle du Dauphin », il retrouvait là ses grands amis patoisants : Desrousseaux, le Lillois et Watteeuw, le Tourquennois, un sacré trio qui, lors des réunions, ne distillait pas l’ennui !

 

Le monument à Nadaud au Parc Barbieux ©EG

Faut-il ajouter que dans ses vers, en maints endroits, Nadaud a exprimé sa tendresse pour Roubaix, cette ville trop souvent dépeinte comme rébarbative, noircie par la fumée des usines, sentant le suint à longueur de rues :

« Oui, tout me charme et me pénètre

Dans ce coin de terre et de ciel.

Si j’étais fleur, j’y voudrais naître,

Abeille j’y ferais mon miel.

 

Pourquoi ? Je m’en vais vous le dire

Et vous me donnerez raison :

Ce site, ce toit que j’admire

C’est mon pays et ma maison. »

 

Combien de ses confrères ont rendu un juste hommage à notre chansonnier, entre autres Th. De Banville, F. Coppée, Th. Gautier, L. Halévy, A. de Musset, Sully-Prudhomme, et jusqu’au redoutable L. Veuillot ! A Paris, ses chansons étaient programmées aux spectacles de l’Alcazar, du Ba-Ta-Clan, de l’Eldorado. Son Opéra-comique de salon « Le Docteur Vieuxtemps » fut joué en présence de Napoléon III et de la princesse Mathilde.

Et même, ensuite, certaines de ses œuvres ont été interprétées par des artistes connus, tels Julos Beaucarne Pierre Bertin, Georges Brassens, Raoul de Godewaersvelde, Armand Mestral…

Gustave Nadaud a jadis figuré dans les « Morceaux Choisis » scolaires. Aujourd’hui, ne serait-il pas souhaitable que les jeunes élèves puissent apprendre quelques-uns de ses meilleurs poèmes : « Le Nid Abandonné », « Le soldat de Marsala », « Les Trois Hussards » par exemple… Encore faudrait-il qu’elles soient rééditées, comme elles le furent en 1957, sous le patronage de la ville de Roubaix, par La Muse de Nadaud…

 

Le monde associatif

A une époque où il n’y a ni radio ni télévision, où la plupart des gens n’ont d’autre moyen de locomotion que leurs jambes, les loisirs se passent essentiellement dans le cercle fermé du quartier, ou de la ville et des villages voisins. C’est la raison pour laquelle le monde associatif est très actif et omniprésent dans toutes les classes de la société.

Il serait présomptueux de prétendre citer toutes les associations roubaisiennes existant en 1893. La loi de 1901, très connue des dirigeants actuels d’associations, n’a bien sûr pas encore été instituée, mais les associations doivent faire une déclaration en préfecture et communiquer le nom de leurs responsables. Tous les domaines d’activités se retrouvent dans cette formule :

Sociétés de secours mutuels  qui se divisent en deux catégories : celles qui rentrent dans le cadre de la loi du 26 mars 1852 dites « Société de Secours Mutuels autorisées » au nombre de 5 à Roubaix en 1893, et les autres qui sont 22.

Société d’anciens militaires : Roubaix en compte 4 auxquelles s’ajoute le Cercle militaire dont le Président est M. Despature. Le grand Cercle a son siège au Grand Café rue de la Gare (actuellement avenue Jean Lebas). On pourrait classer cette catégorie la Société des Sauveteurs du Nord dont la section de Roubaix est présidée par M. Lebon.

Sociétés d’agrément. Ce terme générique recouvre toutes les sociétés de loisirs, les amicales, etc. On en compte 327 en 1893, mais il n’est pas certain que l’on ait tout recensé. Certaines catégories sont fortement représentées : joueurs de boules aux quilles 29 associations ; joueurs de piquet (jeu de cartes) 27 associations ; arbalétriers 24 associations ; canaristes (pinsonneux) 19 associations ; archers 15 associations ; joueurs de boules au rond 13 associations ; pêcheurs à la ligne 9 associations ; escrime 7 associations ; colombophiles 50 associations ; joueurs de boule (bourleux) 53 associations ; joueurs de fléchettes 5 associations, etc.

Sociétés musicales. Les sociétés instrumentales sont au nombre de 7 en 1893. La Grande Harmonie, musique municipale fondée en 1820 dont le directeur est M. Koszul, compte alors 110 membres et elle a son siège à l’Hôtel des Pompiers près de la mairie. La Grande Fanfare fondée en 1860 (son directeur M. Monmarché dirige 70 exécutants) siège rue de Lannoy à l’estaminet Petit. La Concordia, harmonie, a été fondée en 1865, son directeur est M. Brutin, ses 70 membres se réunissent rue Pierre Motte, chez Philémon. La Fanfare Delattre fondée en 1868 est dirigée par M. Knoor, elle a 68 exécutants et son siège est Place de la Fosse aux Chênes, chez Lecry. La Fanfare de Beaurepaire a été créée en 1883. Le directeur en est M. Jules Delvienne, elle a 40 membres et siège boulevard de Beaurepaire à l’estaminet « Au Phare de Beaurepaire ». L’Union des Trompettes est une fanfare de cavalerie fondée en 1883, dirigée par M. Alfred Roussel. Le siège est au 111, Grande Rue. Les Amis réunis sont une fanfare créée en 1885 et dirigée par M. Victor Cousu. Ils sont 25 qui se réunissent rue du Fontenoy à l’estaminet « du Grand Canarien ».

De quoi se divertir : Les sociétés chorales sont encore plus nombreuses : on en compte 10. La Lyre roubaisienne 40 membres, siège 45 rue du Chemin de Fer, chez Inglebert. L’Alliance chorale 65 membres, siège rue Pierre Motte, chez Philémon. L’Union des Travailleurs, 42 membres, siège rue Saint Antoine n° 32. L’Avenir, 35 membres, siège rue de Lannoy n° 63. Les Mélomanes roubaisiens, 56 membres, siège rue Pellart estaminet « Au Bon Coin ». Le Choral Nadaud, 100 membres, siège rue Pauvrée n° 20, chez Constantin. La Coecilia Roubaisienne, 115 membres, siège rue de la Gare. La Cigale, 25 membres, siège rue de Lannoy, 202. La Fraternelle, 25 membres, siège 158, rue du Pile. Et l’Abeille, 28 membres, siège 121 rue de Lannoy, chez Naessens.

A cette multitude de sociétés qui organisent de temps en temps fêtes et banquets, il convient d’ajouter la Société municipale de gymnastique et d’Armes « La Roubaisienne » fondée en 1883 ; Elle était présidée par M.G. Pennel. Elle comptait en 1893, 159 membres actifs, 34 anciens, 38 pupilles et 207 membres honoraires.

Citons encore la Société artistique de Roubaix-Tourcoing dont le siège était à Roubaix et qui rassemblait 275 membres actifs et plus de 500 membres honoraires. Elle organisait des expositions et encourageait les jeunes talents accordant des bourses d’études aux plus méritants.

Les Roubaisiens disposaient donc il y a cent ans d’un éventail artistique, musical et récréatif qui leur permettait de se divertir lorsque les contraintes du travail leur laissaient quelque temps libre.

Le cinéma à Roubaix

L’aventure du cinéma commence à Roubaix en avril 1896…

On sait que la première projection du cinématographe Lumière eut lieu à Lille dans une salle de la rue Esquermoise le 14 avril 1896. Le Journal de Roubaix annonce qu’il sera à Roubaix le 27 Avril 1896 dans la grande arrière salle d’un estaminet du 10 de la rue Neuve, qu’occupe la société de gymnastique l’Ancienne.

Même si c’est Edison qui est crédité dans l’article, il s’agit bien du cinématographe Lumière pour les raisons suivantes : tout d’abord le kinétoscope est un appareil de projection qui ne peut être utilisé que par un spectateur à la fois, moyennant une pièce, dans l’esprit des machines à sous. Ce sont bien les frères Lumière qui vont développer le spectacle de projection de groupe.

D’autre part, il semble, d’après les titres annoncés au programme de la projection et présentés dans l’article de notre journaliste qu’on soit bien en présence des films Lumière : l’Arrêt d’un train, la Descente des Voyageurs, qui correspondent aux films tournés et présentés en 1895 par les deux inventeurs, de même que l’Entrée dans un port, filmé à Boulogne sur mer.

D’autres films complètent le programme, parmi lesquels, une scène d’opéra ou de comédie, un corps de ballet avec les danses les plus compliquées, un forgeron qui bat le fer sur son enclume. Plus locaux sont les films sur les jeux de bourles, combats de coqs ou les prises de vues de Roubaix : la grand’place et la rue de la gare au moment où il y a le plus d’animation.

Il est sans doute de l’intérêt des fabricants de cinématographes de vendre leur appareil, d’où la tentative de familiarisation avec l’utilisation voisine de la photographie. Une fois passée la surprise de la découverte du mouvement, avec des thèmes frappants comme le train, le bateau, symboles du mouvement et du voyage, c’est la vie de tous les jours qui devient l’attraction. Plus que la photographie et ses réalisations figées dans le temps et l’espace, le cinématographe ouvre l’espace du mouvement.

Un article du 3 août 1896 nous indique que le cinématographe n’est pas encore entré dans les mœurs. Sous le titre Kinématographe, curieux mélange de kinétoscope et cinématographe, le journaliste fait un historique, en évoquant la chronophotographie du Douaisien Marey, puis en donnant des explications très scientifiques du matériel, des matières utilisées, allant jusqu’à expliquer le phénomène rétinien à l’origine de l’illusion du mouvement.

On apprend également par cet article que de grandes affiches aux couleurs très voyantes ont attiré les regards des premiers spectateurs. Il s’agissait donc bien d’un spectacle de groupe -on a affiché comme pour le théâtre- et non plus une curiosité uniquement scientifique et individuelle…

 

Philippe WARET

On lira avec bonheur l’ouvrage « Les cinémas de Roubaix », d’Alain Chopin et Philippe Waret

paru aux Éditions Sutton en avril 2005

Souvenance

Em’ Mère

Elle m’a commandé à min père sans doute

Ach’teur, t’aquates les gosses à la Redoute

Pour vous, qui l’ignorez

Ech va, vous faire sin portrait

Elle étot ed taille moyenne

Elle s’applo Julienne

All’mesuro 1 mètre cinquante

Toudis souriante

Avot des cheveux crépus

Et bonne comme un JESUS

Elle étot toudis confiante

Encore jolie et avenante

Plus tard, sin front s’est plissé

Comme les plages du Pas ed Calais

Sin nez, yéto aquilin

I flairo el bonheur, en vain

Au fil des années

Sa taille s’est courbée

Son visage s’est émacié

Mais son rire est demeuré

Ses longues mains effilées

Ont, soulagé et beaucoup donné

C’héto eune bonne MERE

Aussi bonne que min PERE

En 1970, la maladie d’elle, eut raison

Elle s’est éteinte comme un lumechon

Mi, j’ai souffert dins em’tiète

J’ai perdu, celle que, j’appelo «BLANQUE TIETE »

Seuls, la prière et le temps

Effacent la douleur, au fil des ans

La vieillesse est un naufrage

El la mort, un sauvetage

EM’MERE

« Comme ech, j’l’avos quer »

S’ayant toujours bien conduite

El Bon Dieu, l’a accueillie au PARADIS

Elle repose paisiblement dans non natal ARTOIS

Entourée des siens et de la foi

Son sommeil est bercé du chant des alouettes

Qui sans arrêt, répètent « ECH’TAIME BIEN BLANQUE TIETE »

 

J.D.

Inséré par Stéphane Mathon

La charte des Drapiers de JJ Weerts

Parmi tous les personnages rassemblés autour de La Charte des Drapiers, détail insolite, deux et deux seulement semblent se désintéresser de la scène. Leur regard se porte ostensiblement vers les spectateurs que nous sommes. Bien peu savent que ces échevins parmi d’autres ne sont qu’en apparence des échevins parmi d’autres, puisqu’il s’agit là du portrait du peintre Jean-Joseph WEERTS, reconnaissable à son abondante barbe en bataille et du portrait du maire de la ville, Eugène MOTTE, visage glabre et plein, empreint d’une fière et sereine autorité.

Pour qui connaît l’histoire de La Charte des Drapiers de Roubaix, œuvre monumentale décorant la prestigieuse salle de réception du nouvel hôtel de ville inaugurée en 1914, ce double regard complice adressé au spectateur est plus qu’un simple clin d’œil, une coquetterie de peintre, voire une réminiscence des pratiques en vogue dans les tableaux de la Renaissance. Il faut savoir en effet que sans l’œuvre respective de l’un et de l’autre, du peintre réputé et de l’industriel devenu premier magistrat de la cité, La Charte des Drapiers n’eût probablement jamais vu le jour. Ce double regard complice n’exprimerait-il pas la connivence de deux hommes qui, associés par le talent dans la célébration d’une ville au faîte de sa gloire, savourent à travers la symbolique de l’œuvre accomplie, le rassurant bonheur d’un succès bien mérité ? L’itinéraire des deux hommes tendrait à le faire croire.

Weerts et Motte

 

Buste de Weerts au Parc Barbieux ©EG

Jean Joseph WEERTS est originaire de Roubaix. Très tôt, il témoigne de dispositions étonnantes pour le dessin. Dès l’âge de douze ans, il est élève de l’Ecole de Peinture de la ville, dirigée alors par CELER-LETOMBE. Ses progrès sont si rapides qu’il ne tarde pas à obtenir successivement tous les prix. En présence d’un tel talent, souligné par les critiques et la presse régionale qui suivaient avec un grand intérêt la carrière du jeune artiste, le Conseil Municipal de Roubaix, sur la proposition de deux conseillers municipaux, vote la toute première pension annuelle de la ville d’un montant de 1 200 francs attribuée au jeune WEERTS, pour lui permettre de se perfectionner à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.

Et c’est ainsi que WEERTS arrive dans l’atelier du grand Maître Alexandre CABANEL et y commence sa carrière parisienne. Celle-ci est féconde et sa notoriété ne cesse de croître. Chaque année, il présente ses œuvres aux salons parisiens et aux salons à l’étranger lesquelles seront remarquées et couronnées par des distinctions :

–    Hors concours au Salon des Artistes Français ;
–    Médaille au Salon de Londres en 1875 ;
–    Grand Prix Wicar à Lille en 1877 ;
–    Deuxième médaille à l’Exposition universelle de 1889 ; etc…

Nul doute que sa carrière, son œuvre, ont constitué le centre de l’existence de WEERTS. C’est à elle qu’il consacre la majorité de son temps. Les heures qu’il ne passe pas dans son atelier à brosser ses innombrables portraits ou à préparer ses grandes œuvres monumentales, il les partage entre sa famille à laquelle il voue une constante affection, ses amis du monde artistique qu’il ne cessera de fréquenter toute sa vie, ses attaches roubaisiennes auxquelles il restera fidèle jusqu’au bout. Sa vie durant, il entretient en effet des relations privilégiées avec bon nombre de notables de la ville : il participe à toutes les expositions organisées par la Société Artistique de Roubaix-Tourcoing, et il a assuré pendant près de 25 ans les fonctions de Président de l’Association des Anciens Elèves de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries Textiles (E.N.S.A.I.T.).

Jean-Joseph WEERTS est avant tout un portraitiste mais il s’est acquis également une grande réputation en matière de décoration monumentale :
–    En 1887, il réalise le décor du plafond de la salle du Conseil à l’Hôtel de Ville de Limoges ;
–    En 1882, celui du musée Monétaire de l’Hôtel de la Monnaie à Paris ;
–    En 1894, les voussures de l’Hôtel de Ville de Paris ;
–    En 1903, la galerie Sorbon à la Sorbonne ;
–    En 1911, l’hémicycle de la Faculté de Médecine de Lyon.

Itinéraire brillant donc, édifiant, que celui de ce modeste fils d’ouvrier parvenu au sommet de la gloire et au statut d’artiste officiel de la République grâce à son talent et aux encouragements de sa ville natale. Parfaite incarnation du labeur justement récompensé, Jean-Joseph WEERTS est un artiste intégré à la société de son époque : l’un et l’autre vivent en symbiose, pour le plus grand profit de tous.

Ce qui vaut pour l’artiste, vaut également, mutatis mutandis, pour le grand industriel qu’est Eugène MOTTE. Comme WEERTS, il est né à Roubaix. Fils d’Alfred MOTTE-GRIMONPREZ, chevalier d’industrie à la tête de multiples usines textiles, fondateur de l’Association des Patrons Chrétiens, payant d’exemple dans son entreprise par une politique sociale audacieuse, il aurait pu s’endormir sur les lauriers et la fortune de son père. Il n’en est rien. Très tôt, il fait ses premières armes en prenant la direction d’un grand tissage au nom évocateur : « Le Laboureur ». Poursuivant le sillon tracé par son père, il se retrouve à la tête d’un véritable empire industriel. On le décrit comme « un très bon organisateur, un patron laborieux et obstiné, un homme simple et net qui parle flamand à ses ouvriers belges, d’une vie limpide et dont la vigilance s’étend sur l’éducation de ses onze enfants, tout autant que sur ses autres charges ». Comme WEERTS, il porte un grand intérêt à sa ville natale. Sans doute est-ce pour cela qu’il finit par se lancer dans la politique. Vainqueur du socialiste Jules GUESDE, il parvient à conquérir la mairie en 1902. Aussitôt, entouré d’une équipe de conseillers dévoués et compétents, il met en place une politique de renouvellement du cadre urbain, dont l’un des principaux éléments est la construction d’un nouvel Hôtel de Ville à Roubaix. La décision est prise par le Conseil Municipal le 8 février 1905, approuvée ensuite par le préfet en 1907.

Pour mener à bien cet ambitieux projet, Eugène MOTTE n’hésite pas à faire appel à Victor LALOUX. Célèbre architecte parisien, à qui l’on devait entre autre la gare d’Orsay. Dans l’esprit de son promoteur, l’Hôtel de Ville devait symboliser l’essor de Roubaix, qui à l’époque était parvenue à la suprématie en matière d’industries textiles. Cette suprématie, Eugène MOTTE, la verra confirmée en 1911. L’année même où l’Hôtel de Ville dresse enfin son imposante silhouette néoclassique en plein cœur de la ville, se tient à Roubaix l’Exposition Internationale du Textile. Le succès populaire et le retentissement économique de cette manifestation consacrent la réussite de la capitale du textile qu’est devenue Roubaix, comme ils consacrent la réussite de son maire qui voit, avec bonheur, aboutir en même temps ses ambitions d’industriel, d’homme politique et de Roubaisien fier de l’être, grand patron au service de sa cité.

Lorsqu’en 1911, la municipalité de Roubaix décide de décorer la prestigieuse salle de réception du nouvel hôtel de ville, les deux itinéraires se rejoignent : Eugène MOTTE choisit Jean-Joseph WEERTS et dès lors, entre les deux hommes, la complicité s’instaure. Le choix du sujet ne fera l’objet d’aucune controverse. Ce sera l’octroi à la ville de La Charte des Drapiers. Le sujet n’est pas nouveau, mais il réunit de multiples avantages.

D’abord, il est dans l’air du temps de décorer les bâtiments nouvellement construits au moyen de vastes reconstitutions historiques. L’influence de MICHELET, sans doute, très attaché à exalter le passé national. Ensuite, la charte symbolise la naissance de la ville manufacturière. Depuis le Moyen Age en effet, l’essor de Roubaix est associé à la promesse faite par le duc de Bourgogne, comte de Flandres à son vassal Pierre de Roubaix, d’accorder aux drapiers du bourg, une charte leur permettant de tisser des draps de toutes laines. L’existence de cette charte n’est pas attestée. Mais qu’importe. Car enfin, ce que le maire et son Conseil demandent à l’artiste, n’est pas d’être fidèle à l’histoire, fut-elle en l’occurrence plus mythique que réelle, mais d’exalter la réussite présente en récupérant au profit du Roubaix moderne le mythe ancien. Il s’agit en somme, d’établir un parallèle entre le Moyen Age, époque du premier essor de la ville et ce début du 20e siècle, marqué par l’éclatant renouveau d’un cité au faîte d’une renommée désormais mondiale, attestée par le succès de l’Exposition Internationale du Textile, et, ce faisant, de transcender le temps, de signifier urbi et orbi aux citoyens de la ville comme aux cités voisines, ces éternelles rivales, que la réussite de Roubaix n’était pas un fait de hasard, mais qu’elle était en quelque sorte, inscrite dans sa destinée.

Transcender le temps, magnifier le présent en exaltant le passé, Jean-Joseph WEERTS était bien l’homme d’un tel programme. La salle de réunion, bientôt baptisée « Salle Pierre de Roubaix » afin de mettre en valeur le futur cadre où se situerait l’œuvre et de le mettre en cohérence avec le sujet retenu n’attendait plus qu’une chose : que l’artiste se mît au travail. Ce qu’il fit, dès que furent arrêtées les conditions financières.
Trois ans plus tard, La Charte des Drapiers était achevée : WEERTS avait magistralement atteint l’objectif que lui avait fixé Eugène MOTTE, comme nous allons pouvoir en juger maintenant en analysant le détail de l’œuvre.

Analyse de l’oeuvre

 

Le tableau de Weerts à l’Hôtel de ville de Roubaix ©D. Bonnel

 

La décoration monumentale se présente sous la forme d’un rectangle surmonté d’un léger arc de cercle. La naissance de cet arc de cercle est soulignée de chaque côté par un renflement. Les angles du bas ont été épargnés et toute la toile est cernée d’un épais cadre mouluré doré. Ce dernier est interrompu dans sa partie basse par un cartouche explicatif. L’œuvre est particulièrement intégrée à l’architecture de la pièce et à ses proportions. Elle occupe en effet tout un mur agrémenté de décors stuqués où elle s’insère en son centre, entre deux piliers blancs. Elle bénéficie ainsi d’un espace entièrement autonome au milieu d’un mur stuqué qui joue le rôle d’écrin. Les dimensions de la pièce sont telles que le spectateur dispose de tout le recul nécessaire pour apprécier la toile dont les coloris sont en totale harmonie avec son environnement, et mis en valeur par la lumière naturelle.

Pour célébrer la Charte des Drapiers, WEERTS a choisi de saisir l’instant précis où la charte est montrée aux bourgeois de la ville, en présence de Pierre, Seigneur de Roubaix, alors premier chambellan de Charles le Téméraire. La scène se déroule dans une grande salle, probablement une halle échevinale, largement ouverte sur le bourg où se dresse l’église Saint-Martin dont le clocher est entouré d’échafaudages, et sur la campagne environnante. Au premier plan, à gauche, se trouve Pierre de Roubaix, assis dignement dans un imposant fauteuil de bois sculpté à la manière d’un trône. Ce trône est surmonté d’un dais, décoré d’un dorsal recouvert par un riche porte-étendard, tenant fermement la bannière de Bourgogne en témoignage de droit féodal. Au centre de la composition se trouve le héraut qui montre la charte aux échevins et aux bourgeois. Ces derniers occupent toute la partie droite du tableau. Ils sont contenus derrière une marche, comme pour instaurer une hiérarchie. Dans le fond, WEERTS a placé un paysage marqué par une rivière qui trace une large et douce courbe, avant de rejoindre l’horizon, sorte de ligne flexible, ponctuée par les ailes des moulins laissant suggérer l’existence d’une brise légère, soulignée par le frémissement des bannières.

Comme dans la plupart des œuvres monumentales de Jean Joseph WEERTS, la Charte des Drapiers a été construite selon un schéma rigoureux et ostensiblement centré. Le centre est constitué par la charte et son héraut. C’est à partir de ce point qu’il a construit son tableau. Un faisceau de lignes part de cet endroit pour se rendre dans presque toutes les directions. Il s’agit d’une ordonnance symétrique, de type classique, avec un personnage central et de chaque côté, une répartition plus ou moins égale de participants ayant pour rôle d’équilibrer les masses. Tout est organisé pour produire de l’effet au niveau de la figure centrale qui prend appui sur un carrelage fortement rythmé laissant parler les diagonales. Par ce procédé, l’artiste peut isoler, sans aucune difficulté, cette figure centrale qui gagne ainsi en puissance.

Dans sa première pensée, WEERTS avait déjà imaginé cette construction centrée à laquelle il est demeuré fidèle. Le sujet y est traité dans son ensemble, sur un papier de couleur beige et aux dimensions restreintes (14,2 cm x 18,5 cm). Cette esquisse a été construite en profitant des axes que propose la géométrie. C’est elle qui règne et donne le sentiment d’une liaison profondément ordonnée par la puissance de la ligne. Ce simple dessin s’attachant davantage aux formes et aux structures qu’aux textures, témoigne que déjà le point central était la charte.

C’est à partir d’elle qu’un faisceau de lignes rayonnantes est créé attirant irrésistiblement le regard. Le tracé libre, et néanmoins ferme, suggère les formes. Mais la vivacité, l’agilité et l’éloquence du trait lui confèrent indiscutablement vie et spontanéité. Situé sur la partie gauche du dessin, Pierre de Roubaix domine assurément la scène, assis sous un dais, entouré de sa suite placée en contrebas. Face à lui, en décalé, se trouve le héraut montrant la charte aux spectateurs. Une foule compacte l’accompagne de telle sorte qu’un certain nombre de personnages la composant sont représentés vus de dos ou de profil.

Le risque majeur dans ce type de composition est évidemment une certaine monotonie engendrée par la vision d’une multitude de dos ou de profils. WEERTS en a très certainement pris conscience puisqu’il a introduit des modifications qui, à elles seules, changent l’esprit de l’œuvre. C’est ainsi qu’en déplaçant Pierre de Roubaix pour le ramener au premier plan, non plus isolé, mais parfaitement entouré des ordres privilégiés, noblesse et clergé, WEERTS supprime, dans l’œuvre définitive, la hiérarchie qui prévalait dans sa première pensée et règle également le problème de la multiplication des descriptions de dos ou de torsions d’épaules en présentant les personnages de face, ce qui lui permet d’exercer pleinement son talent de portraitiste.

Il place en outre son chevalet, non plus au centre de la pièce, mais dans l’angle droit, toujours en surplomb. De ce fait, le spectateur se voit attribuer une place de tout premier choix. Pour souligner sa construction d’inspiration purement classique, l’artiste a introduit dans son décor des verticales et des horizontales, décidant une fois pour toutes du caractère tectonique du tableau. Un calque, issu de la collection HAHN acquise récemment par le Musée de Roubaix, permet d’appréhender avec clarté la construction de l’œuvre. D’autant que ce calque, dépourvu de ses figurants, s’attache uniquement à dégager le décor architectural, à la manière d’une scène de théâtre.

Les maisons sont fondées à la fois sur les lignes verticales et les horizontales. Les puissantes verticales proviennent de l’épais pilier de soutien et du mur auquel est adossé le fauteuil de Pierre de Roubaix. Fonction supplémentaire dévolue à ses deux éléments, ils jouent en effet le rôle de stabilisateurs à l’intérieur du cadre.

Pour en rompre la monotonie et atténuer l’impression de lourdeur, WEERTS a placé une bannière frémissant aux jeux du vent. On observe également la présence d’obliques. L’une de ces obliques est formée par la marche du carrelage derrière laquelle est contenue la foule des échevins situés sur le côté droit. L’autre oblique prend naissance au-dessus de la tête de ces mêmes notables, pour se terminer en pointe, sur le personnage de Pierre de Roubaix. Non content d’apporter des obliques d’inspiration baroque, il a recours également à une ligne serpentine pour décrire le mouvement du héraut. Elle débute par le bras gauche tendu, passe par le bras droit appuyé sur la taille. Ce geste produit à la fois un déhanchement, une cambrure des reins du personnage et une torsion des épaules. La ligne se poursuit sur la jambe d’appui pour s’engager le long de la cuisse gauche décalée en arrière et revenir à nouveau sur la jambe droite pour atteindre le talon et finir à l’extrémité du soulier à la poulaine. C’est le principe de l’équilibre balancé appelé Contrapposto que l’on retrouve dans la ligne chère à MICHEL-ANGE.

En manifestant un sens aigu de la forme solidement structurée, combiné avec une appréhension dynamique de l’espace rappelant les grands maîtres flamands comme VAN EYCK, WEERTS prouve dans cet exemple, sa parfaite assimilation des leçons du passé. En ce qui concerne l’organisation des masses colorées, le peintre a accentué leurs effets par une habile utilisation de la lumière. Les tâches claires sont réparties au centre du tableau. Elles concernent exclusivement le héraut, le jeune page qui lui fait face et le paysage.

Les taches sombres sont en revanche reléguées dans les deux parties latérales. Le rôle de ces deux masses sombres est évidemment de contribuer à la mise en valeur du héraut. Ce dernier a fait l’objet d’une étude préparatoire qui a été reprise totalement dans l’œuvre définitive pour ce qui est du mouvement. Les retouches de l’artiste se limitent à la modification de la couleur des chausses –du noir on passe à un ocre jaune -, à l’introduction de chaussures à la poulaine, et à l’amélioration du tracé de la charte. Il a en effet préféré un dégradé de couleurs jaunes ponctuées des taches rouges des cachets de cire.

Le personnage a ainsi gagné en finesse et en harmonie. Les coloris qui s’attirent et s’attisent sont un heureux dégradé de jaunes d’une grande luminosité, accentuée par le mouvement des drapés des manches créant des ombres chaudes. Les modifications introduites par WEERTS sont minimes, mais suffisantes cependant pour percevoir son désir d’augmenter l’intensité globale du jaune en faisant presque jaillir une couleur pure, près d’une coloration sourde conjuguées à des demi-teintes.

Face au personnage central, et en guise de réponse au héraut, se tient le jeune page fixant le regard émerveillé, la charte que brandit le héraut. Le peintre l’a représenté à l’aide de couleurs pastel, une tunique rose pâle par-dessus une chemise blanche et des chausses bleues claires. Placé devant le groupe des notables où prédominent les couleurs sombres. Ce jeune page fasciné joue le rôle d’ambassadeur du groupe qui le suit. Il est le seul à poser le pied sur la marche des officiels et par ce geste, il relie les deux groupes, celui de la suite de Pierre de Roubaix, constituée de la noblesse et du clergé, et celui des échevins et bourgeois.

De style purement tectonique et traités à la manière de portraits de groupes, ces derniers personnages sont formés par la juxtaposition de figures dont chacune a une importance et un rôle à jouer. L’unification se trouve justement dans le rôle de chacun dans la scène. Ils sont tous certes eux-mêmes, des spectateurs de la proclamation de la charte, mais sans se détacher du mouvement d’ensemble, ils constituent un motif dominant d’ordre du tableau et lui confère son rythme. Leur rôle est de faire apparaître les différentes classes sociales : noblesse, clergé, bourgeois, paysans, rassemblés, réunis, unis, émus par l’événement qu’ils partagent en commun.

L’intensité des regards en direction de la charte est telle qu’elle met en valeur deux personnages qui, tout en s’intégrant parfaitement à cette scène idyllique ne s’intéressent qu’aux spectateurs que nous sommes. L’un d’entre eux, le troisième situé à droite, vêtu du peliçon marron à grandes manches frangées n’est autre que le peintre lui-même. Le second, placé à l’extrême droite du tableau, s’appuie sur une canne, porte une aumônière pendue à la ceinture. Il est habillé d’un peliçon de couleur bleue recouvert d’une chasuble ocre jaune et coiffé d’un chaperon noir dont la queue du turban décrit un mouvement circulaire sur sa large poitrine. De ce personnage, le musée de Roubaix possède deux études à peu près semblables dans l’attitude mais différentes quant aux visages. La première porte à l’inventaire le nom de Jean. Il s’agit de Jean CAU, ami personnel du peintre, homme d’affaires roubaisien dont la corpulence présentait des similitudes avec celle du maire de l’époque Eugène MOTTE et qui en conséquence a servi de modèle au peintre. La deuxième étude est répertoriée comme étant le portrait d’Eugène MOTTE. Celui-ci adopte la même attitude que jean CAU, mais le regard cette fois est ostensiblement dirigé vers le spectateur, comme pour l’inviter à participer à ce moment solennel ou encore le prendre à témoin de l’importance de l’événement.

Bon nombre d’études de personnages de La Charte des Drapiers relèvent de l’art du portrait. En réalité, nous l’avons vu, la charte constitue un regroupement d’hommes et de femmes en une vaste galerie de portraits, témoignant de l’attrait qu’exerçaient les visages sur la personnalité du peintre. Ainsi l’une des deux femmes élégantes placées au côté de Pierre de Roubaix n’est autre que le portrait de la fille de l’artiste : Jeanne AURICOSTE-WEERTS. L’homme situé à sa gauche est le portrait d’un adjoint au maire de Roubaix, Edouard ROUSSEL, l’un des deux ecclésiastiques représentés, l’évêque, a pris les traits de Monseigneur BERTEUX. Le musée de Roubaix possède une esquisse préparatoire d’Edouard ROUSSEL et de l’évêque. La touche serrée, lisse et précise à laquelle WEERTS était attachée dans les œuvres achevées, fait place ici dans ces études, à un traitement nerveux. La vivacité de la touche, le sentiment de la couleur et de la lumière font songer irrésistiblement aux effets des impressionnistes. Ce ne sont que larges coups de brosse, jetés à la hâte, avec force et conviction, laissant apparaître la couche de préparation de la toile. Les expressions des visages sont reproduites avec une grande économie de moyens, peu de matières pour la plupart. Quant aux vêtements, les traits verticaux, horizontaux ou entrecroisés prouvent que l’artiste souhaitait aller à l’essentiel : donner un ton, un mouvement, une expression. Les personnages sont représentés dans des attitudes conventionnelles. Il est fort probable que l’artiste a voulu accorder une priorité à l’impression d’ensemble, à l’atmosphère, plutôt qu’aux personnages eux-mêmes.

Il est évident que Jean-Joseph WEERTS s’est servi de son entourage et des personnalités en vue, pour fixer les traits des notables incarnés dans sa décoration. Dès lors, elle se transforme en un véritable kaléidoscope des hommes et des femmes qui peuplaient l’univers du peintre. Si cette pratique constitue une spécificité au 19e siècle, il n’en demeure pas  moins qu’elle a été utilisée de tout temps : Raphaël, en peignant L’Ecole d’Athènes par exemple, constitue à cet égard un exemple connu.

Après avoir saisi les traits des visages, l’artiste a replacé les personnages qu’il a fabriqués dans le cadre du Moyen Age. Pour cela, il a réuni une abondante documentation dans laquelle il a puisé. Ses carnets de croquis révèlent qu’il a consulté Les Chroniques de FROISSART et celles de Georges CHASTELLAIN ainsi que la FLANDRIA ILLUSTRATA de SANDERUS, les travaux de Charles BOURGEOIS. Mais sa source majeure est le travail encyclopédique de VIOLLET-LE-DUC. Muni de ces différents matériaux, le peintre a réalisé des études à la mine de plomb, rassemblées dans un carnet de croquis n° 14.

Il s’agit d’études de personnages de la bourgeoisie, de marchands, de seigneurs, de paysans flamands, de hérauts d’armes, d’arbalétriers et d’archers, de coiffes féminines et masculines, d’étendards, de portraits de PHILIPPE LE BON et de CHARLES LE TEMERAIRE qui ont servi de base à la description des différents personnages figurant dans l’œuvre achevée. Ainsi, la plupart des hommes d’armes ont été construits grâce aux indications de VIOLLET-LE-DUC.

Le porte-étendard, par exemple, représenté appuyé contre l’épais pilier porte le vêtement de guerre, la brigantine, décorée de spallières, ces sortes de cercles légèrement coniques qui permettaient de protéger la poitrine des coups, et des genouillères de fer. Il est coiffé d’un chapel de fer sans visière posé sur une longue tunique de mailles, le haubert. De la main gauche, il maintient un pavois, c’est à dire un long bouclier décoré aux armes du comte de NIEUWERKERKE : le château à deux tours crénelées et reliées. De la main droite, il empoigne la hampe d’une bannière dont le carnet de croquis conserve une étude préparatoire complétée des indications de WEERTS.

Derrière ce porte étendard apparaît un homme revêtu de la tenue réservée aux arbalétriers, peut-être en hommage à Pierre de ROUBAIX qui institua l’Ordre des Arbalétriers de Saint-Georges. Les traits du visage sont les mêmes que ceux du soldat se trouvant dans le groupe de la noblesse, mais présenté cette fois de profil.

Les femmes de l’aristocratie entourant Pierre de Roubaix ont aussi été décrites à l’aide des indications de VIOLLET-LE-DUC. Elles portent une robe à collet en pointe de fourrure descendant jusqu’à la ceinture. Elles sont coiffées du hennin d’où s’échappent des voiles de mousseline. L’une d’entre elles a des voiles de plus grande envergure et une voilette transparente retombant sur le visage.

Le cavalier portant bannière, placé à la droite du tableau, dissimulant en partie une autre bannière à l’emblème du lion morné couronné, est en revanche une réplique de Gilles de RAIS d’après une illustration d’Howard PYLE. Placé à l’extrémité du groupe des bourgeois et marchands, sa fonction essentielle est de fermer le groupe des spectateurs.

La mise au point du portrait de Pierre de ROUBAIX a été plus délicate et dépasse les indications fournies par VIOLLET-LE-DUC. De lui, l’artiste a en effet réalisé une copie d’un dessin du portrait de PHILIPPE LE BON, figurant dans le carnet n° 14  qui sera repris dans l’œuvre définitive pour ce qui est du vêtement. Cependant, la solennité du moment exigeait que Pierre de ROUBAIX fût représenté, non pas debout, mais assis majestueusement dans un fauteuil. Aussi, le dessin a-t-il été retravaillé, comme le prouve une étude préliminaire. Pierre de ROUBAIX apparaît donc  assis, revêtu du costume traditionnel de velours rouge, ceint du collier attaché à l’Ordre de la Toison d’Or –ordre créé par le duc de Bourgogne en 1430-. Quant au visage, nous savons qu’il a préoccupé le peintre puisque ce dernier n’a pas hésité à se rendre au musée de Berlin afin d’étudier un portrait attribué à VAN EYCK. C’est en réalité Baudouin DE LANNOY, dit Le Bègue, seigneur de Molembais et non Pierre de ROUBAIX dont on ignore encore, de nos jours, la véritable physionomie. Aux pieds de Pierre, WEERTS a représenté un tapis sur lequel figure un écusson répété tant au sommet du dais que sur le dorsal et emprunté lui aussi à VIOLLET-LE-DUC. En revanche, l’attitude de Pierre, et le mobilier qui l’entoure, relèvent de la pure tradition de la peinture religieuse de VAN EYCK, en particulier dans La Vierge du Chanoine Van Der Paele, que WEERTS est allé admirer à Bruges ou encore de Pétrus CHRISTUS dans La Vierge à l’Enfant assistée de Saint Jérôme et Saint François.

Pour qui connaît l’œuvre de Jean Joseph WEERTS, il est aisé de constater que La Fête du Lendit et La charte des Drapiers offrent, en bien des aspects, de grandes similitudes. On peut donc en déduire que WEERTS s’est inspiré aussi de lui-même. Bon nombre de musiciens composant les différents cortèges, qu’ils soient à pied ou à cheval, sonnant de la busine ou frappant du tambour, se ressemblent. De même, certains visages des spectateurs de la foule accusent les mêmes traits et portent les mêmes vêtements. Il est vraisemblable que l’artiste a réemployé des études qu’il avait réalisées au cours des dix années (1894 à 1904) qu’il a consacrées à l’élaboration de La Fête du Lendit.

Dans l’emploi des coloris, WEERTS nous réserve une allégresse de couleurs d’une grande vivacité encore visible de nos jours. Ainsi, le vêtement de Pierre de ROUBAIX est parcouru de plis épousant la position des jambes, provoquant des jeux d’ombre et de lumière. La masse carminée devient alors plus ou moins sombre. L’effet de masse est atténué par la présence de deux autres couleurs, le bleu cobalt des manches et le vert foncé du chaperon dont le pan est négligemment posé sur les genoux à la manière d’un voile. En guise de réponse, on retrouve ces mêmes couleurs dans le groupe opposé, le rouge pour le rocher qui cerne la poitrine, le bleu cobalt et le vert foncé sur de longs pourpoints.

La richesse de la variété des couleurs est accentuée par le jeu de la lumière avec laquelle le peintre joue pleinement. Elle provient de la droite du tableau, se plaque sur les corps dont les ombres se reflètent sur le carrelage, et tressaille sur les visages pour mieux en laisser jaillir le modelé. WEERTS s’est astreint à exécuter les modelés en couches transparentes, appliquées après séchage, sur des couches intermédiaires isolantes, afin d’intensifier la luminosité. Ainsi, les formes étaient modelées dans des tons successivement clairs et foncés, les limites de chaque ton se fondant dans le précédent.

Cette méthode, fondée sur la superposition de couches picturales de nature différente et jouant entre elles par transparence est aussi celle qu’aurait, semble-t-il, utilisé le peintre VAN EYCK. De la sorte, on obtient de subtiles combinaisons difficiles à atteindre autrement.

Tout aussi complexe est l’application de la couche finale par la pose d’un vernis. Appliquée sur une peinture parfaitement sèche, la couche de vernis doit être aussi légère que possible pour former un enduit délicat qui préserve ainsi les couleurs des atteintes du temps. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, l’œuvre de Jean joseph WEERTS ait conservé sa luminosité première.

Si de nos jours  La charte des Drapiers frappe par la vivacité de ses couleurs d’origine, on sait, par la correspondance du peintre que le choix des pigments et la mise au point de la technique ont retenu toute son attention. La Charte des Drapiers est une détrempe. C’est une technique extrêmement délicate. Séchant vite, elle exige une grande rapidité d’exécution et une sûreté de la main car elle accepte mal les repentirs. Mais elle offre d’excellents résultats, une grande intensité dans les tons si elle est préparée et appliquée avec soin et dextérité. Les archives du peintre contiennent un certain nombre de correspondances échangées avec une usine installée à Dusseldorf en Allemagne, spécialisée dans la fabrication de matériels, liants et de pigments destinés aux peintres. Toutes les lettres sont rédigées et signées par le fabricant lui-même, Anton RICHARD. Elles sont datées la première du 27 juillet 1912, la dernière du 26 mai 1914. Ces lettres apportent un grand nombre de renseignements sur les précautions prises par WEERTS pour sélectionner ses couleurs, mais également témoignent du souci constant qu’il avait de s’entourer de toutes les garanties nécessaires quant à la méthode de marouflage idéale pour de grandes compositions murales. Les explications qu’elles contiennent permettent en outre d’affirmer avec certitude que toute cette correspondance s’attache à la réalisation de la décoration de Roubaix : La Charte des Drapiers.

Le choix de WEERTS pour un fabricant allemand n’est pas le fait d’un hasard, mais plutôt le fruit d’une longue recherche. En effet, un article de Denis-Henri PONCHON nous apprend les déboires de Jean Joseph WEERTS survenus pendant le marouflage de la dernière décoration monumentale qu’il avait réalisé, en 1911, à Lyon sur le thème Un Concours d’Eloquence à Lyon, Sous Caligula. L’huile contenue dans l’enduit de marouflage appliqué sur le mur avait en effet traversé la toile par les trous réalisés lors du report du tracé du dessin. Ce fut une véritable catastrophe pour WEERTS. L’œuvre devait être inaugurée trois jours plus tard, et ce laps de temps fut très court pour procéder à sa réparation, c’est à dire faire disparaître les coulées sombres d’huile, qui, si elles n’étaient pas traitées rapidement, risquaient de détériorer définitivement le tableau. On comprend ainsi pourquoi le peintre a procédé à une enquête fouillée. En aucun cas il ne souhaitait le renouvellement de cette sinistre aventure. En même temps, cette expérience révèle aux historiens de l’art les difficultés techniques que posent non seulement le choix des pigments, mais également la méthode employée.

Anton RICHARD suggère à WEERTS d’abord d’enduire la toile avant de la peindre avec la colle spécialement conçue par sa fabrique, et d’avoir recours à cette même colle pour délayer les couleurs, si son choix de pigments se porte sur les couleurs gouache à la caséine. Dans l’hypothèse d’une préférence pour les couleurs marbres à la caséine, où d’emblée la force liante est trop pauvre Anton RICHARD conseille l’utilisation de son eau fixative à la caséine. Les quelques couleurs que WEERTS commande à ce moment-là lui permettent d’effectuer une série d’essais qui aboutissement à une nouvelle correspondance avec Anton RICHARD. Ce dernier conseille WEERTS sur la méthode susceptible d’accroître d’adhérence des pigments à la toile et lui propose un nouveau blanc de zinc, mélangé d’un tiers de céruse qui devrait lui donner entière satisfaction. Après plusieurs essais et la réalisation d’un tableau, avec les couleurs d’Anton RICHARD, apparemment un portrait, WEERTS décide de porter son choix pour la réalisation de La Charte des Drapiers de Roubaix sur les couleurs marbres à la caséine. D’autres commandes de pigments interviendront. Nous savons qu’il s’agira encore de couleurs marbres à la caséine.

Les réponses d’Anton RICHARD prouvent cependant que la grande hantise de WEERTS demeure ce qui a trait à l’encollage de l’œuvre sur la paroi. Deux correspondances d’Anton RICHARD tentent de répondre à ce souci, et d’ôter toute crainte dans l’esprit du peintre, de se retrouver dans la même situation qu’à Lyon. Le premier conseil donné est celui d’enduire le revers de la toile de liant caséine Q, le deuxième est d’appliquer ce liant non dilué et à la brosse, puis le troisième conseil est de bien laisser sécher. L’avantage de ce procédé qui se base sur une colle à froid, est de garantir une plus longue durée d’assemblage que la colle chaude à la gélatine, qui s’emploie ordinairement. La fluidité de la colle chauffée étant un risque de pénétration et d’altération des peintures, il vaut mieux dans ce cas utiliser une colle à froid qui ne présente pas ce type d’inconvénient.

La lettre du 26 mai 1914 se fixe pour objectif de rassurer à nouveau le peintre sur les risques d’écaillage : si des craquelures doivent se produire, répond Anton RICHARD, c’est peu de temps après l’application des couleurs. S’il n’y en a pas eu à ce moment-là, il ne faut alors rien redouter. Anton RICHARD poursuit en expliquant les diverses opérations du marouflage. Il ajoute à sa correspondance un mode d’emploi détaillé de trois pages dactylographiées.

Pour diminuer les craintes de WEERTS, il lui signale le cas d’un artiste peintre allemand, le Professeur H. PRELL, de Dresde, qui avait exécuté les grandes peintures sur toile destinées aux murs du Palais CAFFARELLI à Rome, abritant l’Ambassade d’Allemagne en Italie. Cet artiste avait eu, lui aussi, les mêmes appréhensions que WEERTS pour le marouflage. Il s’est servi de la colle de la Maison RICHARD, en suivant scrupuleusement les indications et en a retiré une très grande satisfaction. Anton RICHARD propose à WEERTS non seulement d’entrer en contact avec lui, afin d’écarter de son esprit toutes les craintes qu’il pourrait encore avoir, mais encore de le rassurer totalement en faisant venir à Roubaix, un spécialiste allemand du marouflage, Monsieur GERHARDT qui pourrait faire le voyage dès lors que l’enduit posé sur le mur serait tout à fait sec. Compte tenu de la dimension de l’œuvre, il envisage pour réaliser le marouflage une période de deux jours. Nous n’avons retrouvé aucun élément susceptible d’affirmer, lors de l’opération du marouflage, la présence de Monsieur GERHARDT à Roubaix.

En avril 1914, l’œuvre est achevée et l’artiste la présente d’abord au Salon de la Société Nationale des Beaux Arts. C’est un véritable succès. Elle est en effet remarquée par le Président de la République d’alors, Raymond POINCARE et par la presse nationale et internationale. Citons par exemple le commentaire élogieux du NEW-YORK HERALD :

« Le grand panneau décoratif peint par WEERTS pour l’Hôtel de Ville de Roubaix est traité par cet artiste avec sa haute conscience et sa profonde connaissance de la peinture murale. Monsieur WEERTS a su admirablement éviter les écueils de la peinture documentaire. Son œuvre est très vivante et aura le plus grand succès ».

Pendant ce temps, la ville de Roubaix s’apprêtait à célébrer officiellement l’inauguration de  La charte des Drapiers et la promotion de l’artiste au grade de Commandeur de la Légion d’Honneur (41).

L’Association des Anciens Elèves de l’ENSAIT prit la direction des opérations. Il fut décidé d’organiser « une magnifique réception, comme jamais Roubaix n’en fit » (43). La cérémonie fut fixée le 19 juillet 1914. Ce matin-là, venant de Paris, l’artiste fut accueilli à la gare de Roubaix. Et sans plus attendre la fête commença. La presse nous en livre aujourd’hui l’écho : « un landau le dépose à l’Hôtel de Ville… les rues sont pavoisées, la foule se presse le long des trottoirs pour acclamer l’illustre enfant de Roubaix (44) ». Lorsque le voile qui recouvrait La Charte des Drapiers tomba, un cri d’admiration unanime monta de la foule « vive WEERTS ». De nombreuses allocutions furent prononcées. Ainsi celle de Victor CHAMPIER, Directeur de l’ENSAIT qui loua l’œuvre en ces termes : « Cette composition s’harmonise à merveille avec la pâleur des murailles qui l’entourent et la tache colorée qu’elle produit quand on la considère dans son ensemble, agréable aux yeux, ni trop claire, ni trop éclatante, d’un ton apaisé, bien réparti et soutenu, répand dans toute la salle comme un air d’allégresse aimable et distingué ».

Ce fut une fête inoubliable pour WEERTS qui, malgré les difficultés qu’il éprouvait à parler en public déclara : « Ma ville natale a été pour moi, durant le cours de cette journée mémorable, la plus douce et la plus bienfaisante des mères ». La cérémonie se termina par un concert.

Un message ?

A la lumière de toutes ces festivités, il est indéniable que cette journée fut la consécration à la fois de l’œuvre et de l’artiste. Et pour cause, puisqu’il avait non seulement rempli son contrat, mais qu’en outre il était allé, grâce au message implicite contenu dans la charte, au devant des désirs inconscients de ses commanditaires.

Mais de quel message s’agissait-il ? Le choix du sujet est éminemment fondé sur l’essor de Roubaix au Moyen Age. Mais en y intégrant des visages d’hommes du 20e siècle, WEERTS arrive à la fois à abolir l’effet de recul dans le temps et à inscrire du même coup l’essor moderne dans une dynamique ancienne, mais encore il contribue à donner une légitimité à l’élite patronale républicaine et modérée de l’époque et l’affirme ainsi comme continuatrice de l’esprit de la cité responsable et garante de la prospérité.

Il a rassemblé autour du point central, la charte, toutes les classes sociales, manière de prouver qu’il s’agit là d’un événement qui concerne la ville toute entière. Ainsi, il fonde l’idée d’une identité collective au besoin en gommant les clivages de classe.

L’acteur principal et le principal bénéficiaire de l’opération semble bien être le maire de l’époque, Eugène MOTTE. L’artisan de cette mise en scène, c’est le peintre. Tout deux vérifient du regard si l’effet recherché sur le spectateur est le bon. C’est pour cela que ce dernier jouit d’une position de supériorité, en surplomb, comme s’il était convié à participer, en tant que témoin, à partir de son statut d’homme du 20ème siècle. Le traitement particulier du maire et du peintre semble aussi vouloir signifier qu’il s’agit là des deux organisateurs de cette féerie. Il y a en effet quelque chose de magique dans cette reconstitution : magie des couleurs, magie des ombres et des lumières, atmosphère d’irréalité de la ville. Tout se passe comme si la scène était une Annonciation, plus exactement un pastiche d’Annonciation sécularisée. L’objectif est bien de célébrer la réussite d’une ville et de son élite, capables de s’offrir le luxe d’une superbe mairie et d’un superbe décor retraçant le souvenir de sa gloire annoncée, grâce au talent d’un peintre rompu à ce genre d’exercice.

On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, que le tableau ait une dimension incontestablement narcissique. Il agit comme un miroir. Il n’évoque donc pas le Moyen Age au sens strict. Il travestit la réussite présente en la transcrivant dans un cadre médiéval, sans nous laisser croire un instant à l’authenticité de ce Moyen Age. Jean-Joseph WEERTS a choisi d’offrir aux édiles de la cité une vision idéalisée d’eux-mêmes. Pour ce faire, il a été conduit à donner symboliquement à voir un ordre social qui consacre le pouvoir de l’élite bourgeoise capitaliste satisfaite, parce que paternaliste et sociale, mais au fond toujours inquiète de la légitimité d’une réussite matérielle fondée sur l’exploitation de l’autre. Il faut en conséquence, la rassurer et lui offrir le spectacle d’un monde harmonieux où, chacun à sa juste place, collabore à la prospérité de tous.

Le tableau est fondé sur le droit de produire un bien matériel et par conséquent le droit de s’enrichir est presque religieusement légitimé. L’ordre privilégié qu’est le clergé est cependant présent mais peu mis en valeur. Sans doute parce qu’une place plus importante aurait détourné le tableau de sa fonction d’exaltation de la réussite matérielle. L’aristocratie, autre ordre privilégié occupe toute la partie gauche du tableau. Le seigneur est privé de la vedette au profit de la charte. Il est, au propre et au figuré, relégué dans l’ombre. Il semble curieusement absent, comme si sa fonction décorative et historique était sa seule réelle fonction. Il joue en réalité un rôle d’effigie. Mais on ne pouvait faire sans lui. On remarquera cependant que la hiérarchie dans l’espace est limitée. Son visage est pratiquement à la même hauteur que celui des maîtres d’aujourd’hui, dans la partie droite qui lui est opposée. L’élite des bourgeois constitue le deuxième groupe. L’autre pouvoir, le pouvoir réel. Le reste, c’est le peuple dont les bourgeois ont la charge. Il est présent de deux façons : comme témoin oculaire de l’événement au centre du tableau et vers l’est, plus bas et plus petit que les notables, comme peuple en liesse, s’esbaudissant sur les prairies, mangeant, dansant au pied du mât de cocagne. L’unanimisme est créé par la convergence de tous les regards vers la charte. Le message qu’il induit c’est le travail, la production du drap, être industriel, être ouvrier, voilà ce qui nous unit, voilà notre raison d’être. En somme ce tableau annonce, sur le mode de l’idylle reconstituée et le faisant savoir, la réussite actuelle de la ville et consacre la toute puissance de son élite. Il fabrique une référence mythique historicisée dont le but est bien de satisfaire le narcissisme d’une bourgeoisie à l’apogée de sa puissance. Le peintre a très habilement réussi à traduire tout cela en frôlant le style de la peinture troubadour.

Aujourd’hui la fête est finie. Roubaix, ville prospère au début du siècle est actuellement en crise, parsemée de friches industrielles en quête de reconversion. 

Chantal ACHERE-LENOIR
Maître en Histoire de l’Art – Université de Lille III

Archives de la Société d’Emulation de Roubaix

Pierre-Joseph Couvreur

INTRODUCTEUR DU THÉÂTRE A ROUBAIX
Pierre Joseph Couvreur est né le 8 février 1810 à Herrines en Belgique, à une dizaine de kilomètres au nord de la ville de Tournai. Il arrive à Roubaix encore enfant, âgé seulement de neuf ans. A cette époque, on commençait à travailler très jeune. Et c’est ainsi qu’il excerce successivement les métiers de bâcleur, rattacheur puis fileur.
Le 3 septembre 1838, il épouse à Roubaix Ide Roose, née à Sweveghem en Belgique, fille de Pierre Joseph et de Marie Joseph Depaemelaere. Lors de leur mariage, les époux reconnaissent un enfant prénommé Théophile, né à Roubaix le 6 août 1837.
Pierre Joseph Couvreur s’intéresse très tôt à tout ce qui touche au théâtre de marionnettes. Pendant ses rares loisirs, il taille dans le bois des figurines grossières qui sont ensuite habillées par son épouse. Il les met en scène dans des pièces, drames ou vaudevilles qu’il compose lui-même.
Avec son ami Flamencourt, il commence à donner des représentations au « Moulin de Roubaix » vers 1835. Mais cette association dure peu de temps et, tandis que Flamencourt garde le Moulin de Roubaix, Pierre Couvreur s’installe au « Fort Bayart » puis, plus tard, dans un grenier de la rue du Temple et enfin, rue de la Redoute.
Désireux d’apprendre la comédie, il part à Paris pour être figurant dans divers salles de théâtre. Revenu par la suite à Roubaix, il rassemble toutes ses économies et crée un nouveau théâtre au 8, rue du Fontenoit, dans un hangar du fort Wattel. Les représentations se font dans un local de fortune où les spectateurs s’assoient sur des planches à peine dégrossies et où le sol est fait de terre battue.
Voici une anecdote connue que nous avons plaisir à rappeler : « En hiver, les spectateurs avaient froid et s’en plaignaient, le régisseur qui n’était autre que le directeur Pierre Couvreur lui-même, annonça que pour la représentation prochaine, la salle serait chauffée. Et en effet, à la séance suivante, on put constater la présence d’un feu calorifère allumé. Les spectateurs en furent enchantés. Mais en réalité, il y avait supercherie car on avait simplement placé trois chandelles allumées à l’intérieur du poêle ! ».
Le plus difficile  reste de recruter des artistes parce qu’il n’avait pas les moyens de les rétribuer. C’est donc tout naturellement parmi ses collègues de travail qu’il trouve les acteurs et comme beaucoup ne savent même pas lire, il apprend à chacun son rôle.
L’immense travail accompli à cette époque par Pierre Couvreur mérite que son nom ne reste pas dans l’oubli. Plus tard, une vraie salle de théâtre est construite, propre et spacieuse, qui prend le nom de « Théâtre du Fontenoit » et Pierre Couvreur est nommé Directeur. Dans la fosse d’orchestre, car il y en avait une, trois musiciens peuvent prendre place. Outre les spectacles de marionnettes, on peut aussi applaudir des vaudevilles et diverses saynettes. A diverses occasions, il engage quelques artistes, ce qui donne plus de relief à son théâtre. On y joue : « La grâce de Dieu », « Lazare le pâtre », « Le curé Mérino », « Jacques Cœur », « Les Pauvres de Paris » et d’autres pièces.
En ces temps où il n’y avait ni cinéma, ni télévision, ce théâtre populaire était fort apprécié des roubaisiens. Pierre Joseph Couvreur perd son épouse Ide Roose qui meurt à Roubaix le 28 janvier 1859. Il se remarie ensuite à Roubaix le 12 septembre 1860 avec Amandine Vanhuffel, née à Kain en Belgique, fille de Jean Baptiste, facteur de graines et de Scholastique Philippo.                       
Il aura huit enfants dont 5 deviennent comédiens. Et sa fille Marie Louise, née à Roubaix le 10 octobre 1845 y épouse le 3 juillet 1859, Gustave Grégoire Deschamps, né à Roubaix le 4 novembre 1842, fils de Liévin Joseph, entrepreneur de bâtiment et de Catherine-Henriette Wauquiez. C’est lui qui dirigea par la suite le théâtre du Fontenoit, perpétuant ainsi l’œuvre de son beau-père.
Pierre Couvreur ne s’est pas enrichi. Sur la fin de sa vie, il devient cabaretier puis, par la suite, obtient de la ville, la fonction de garde du square Notre Dame. Il meurt à Roubaix le 25 novembre 1871.

Le patois

Le patois n’est pas, comme l’a dit Littré, du français débraillé, déformé dans la bouche d’un peuple, mais bien un dialecte qui a servi à la formation de la langue française. L’Etat même qui, autrefois, le traitait avec mépris, s’est aperçu qu’il méritait d’échapper au discrédit et a bien voulu accorder à l’Université de Lille la création d’un certificat d’études picardes et wallonnes, anciennes et modernes. Dans cet ordre d’idées, il a été adressé aux instituteurs et institutrices un questionnaire sur la signification et l’étymologie de 5 à 600 mots.

Au pays de Mistral, c’est avec lyrisme que les Félibres chantent la Provence en leur idiome qui n’est autre que la langue d’Oc. Pourquoi, nous, en notre langue d’Oil, qui a bien aussi ses quartiers de noblesse, ne chanterions nous pas notre Flandre bien-aimée ! Rien ne rajeunit comme les vieux souvenirs et qui pourrait mieux nous les remémorer que le langage du pays natal !

Le patois est aux paysans comme leur terre ; ils l’ont trouvé de leurs parents : c’est le lait de leur mère. Le soir aux veillées d’hiver, enfants, ils écoutèrent les vieilles légendes racontées en patois. Plus tard au printemps quand ils suivent le petit chemin dans le bois, pour causer avec leur promise, ils ne trouvent de tendres mots qu’en patois. Le Breton devant l’orage et la tempête fait son signe de croix en priant en patois. Le Provençal ne s’exprime pas avec plus de joie que dans la langue du terroir. Et puis, pendant la guerre le « ch’timi » du Nord savait endurer toutes les souffrances pendant des années entières en chantant le P’tit Quinquin. Certains sont tombés en chantant une dernière fois les airs en patois de leur pays !

Le patois, cette fleur sauvage plus qu’une autre parfume, c’est le doux appel du soir d’une mère à ses enfants.

Ah ! Ce patois, c’est si bon de l’entendre parler lorsqu’on est loin de chez soi : même étant à Paris, où, chaque année, les Lorrains, Alsaciens, Bretons, Provençaux, Bourguignons, se réunissent en un joyeux banquet pour parler ensemble dans la langue maternelle. Et les enfants du Nord et du Pas-de-Calais, autrefois réunis au Grand Véfour du Palais Royal, ont acclamé le Broutteux dans ses pasquilles et chansons en patois du pays natal.

Or, le pays ce n’est pas seulement le foyer, le clocher, ni ces mille liens invisibles qui nous rattachent à la petite patrie : le pays c’est aussi ses amis.

Comme documentation, je crois intéressant de donner quelques extraits d’une étude de M. Escadié de Douai :

 » Le patois vrai et légitime n’est pas un argot factice, un jargon temporaire du caprice : c’est une langue, un dialecte, un idiome, si l’on veut, mais qui a ses règles raisonnées, ou raisonnables, qui a ses richesses, ses beautés « .

Ces règles, ces lois, quoiqu’elles ne soient pas écrites dans une grammaire ou fixées par une syntaxe, ne sont pas pour cela arbitraires ou irrationnelles : elles relèvent directement de la logique naturelle, c’est à dire de ce qu’on appelle le sens commun. C’est au lexicographe de les rechercher et d’en trouver les raisons. Et, pour faire un travail utile, il doit se montrer plus difficile sur le choix des locutions et des mots qu’il admet, que désireux d’en réunir un grand nombre. Une condition qui me semble être essentielle pour arriver à un bon résultat c’est de recueillir les mots directement aux sources ou du moins, le plus près possible des sources où ils ont été conservés avec le moins de mélange. Nous ne disons pas cela, toutefois, pour certains mots ou de certaines façons de dire très légitimes et rationnelles comme « damage » qui a sa raison dans la filiation étymologique du latin dammuns ; on dit en français à mon grand dam pour à mon grand détriment. « Cras » pour gras de crassus « carbon » pour charbon de carbon carbone, etc.

Il en est de même de beaucoup de verbes que le beau langage a déformés et irrégularisés et qui, néanmoins, sont restés dans le patois ce qu’ils étaient primitivement et tels que les conjuguent encore tous les jours selon la loi logique de la formation des temps les enfant avec leur bon sens naturel, ainsi que les étrangers qui ayant appris les règles de notre langue n’en connaissent pas les innombrables exceptions. On trouve dans les vieux écrivains : « nous craindons » pour nous craignons, vous « prendez », pour vous prenez, « ils veneront » pour ils viendront, nous « voirons » pour nous verrons. Au demeurant, la recherche des mots et locutions tombés dans le patois est une étude amusante et assez curieuse. C’est de l’archéologie linguistique. Le patois est éminemment conservateur ; il est par rapport aux ustensiles du langage, ce que sont les vestiaires, les garde-meubles, par rapport aux petits monuments de l’archéologie. Véritablement, le langage n’est-ce pas le costume de la pensée ?

Or, le patois conserve ; il fait plus, il utilise les vieilles locutions, les défroques, que les caprices de la mode ont réformés ou déformés, et, en fait, abandonnées souvent sans qu’on les ait remplacées. Et ces mots, ou des tournures de phrases, mis au rebut, ne sont plus que des curiosités archéologiques qu’on n’exhibe que pour s’en servir maladroitement ou pour s’en amuser comme des costumes des vieux âges en temps de carnaval.

Pour peu qu’on n’y prenne garde, on s’aperçoit que les prétendus ennoblissements et enrichissements de la langue ne sont plus souvent que des appauvrissements des adultérations de la langue. On voit que presque toujours on a rejeté le mot précis et directement expressif pour y substituer des termes généraux et vagues. Tous nos grands écrivains, ces illustres ouvriers du langage, ont lutté contre ces mutilations. Je ne parle pas de nos plus anciens chroniqueurs mais les poètes : Corneille, Molière, La Fontaine ont sauvé et remis en usage le plus qu’ils ont pu de ces joyaux de la vieille langue française. La Bruyère, dans quelques pages, déplore l’abandon qu’on a fait des mots anciens de la langue qu’il reproduit en une longue kyrielle. A ces anciens écrivains de talents ajoutons Marcelline Desbordes, dont la statue figure à douai, sa ville natale. Cet illustre enfant de Gayant, pour obtenir des dons destinés à la fondation d’une crèche, a composé sous ce titre « Oraison pour la crèche », un petit chef d’œuvre en tercets commençant ainsi :

« Dong ! Dong ! ch’est pou chés p’tiots infants

Rassennés din l’ville ed Gayant

Comm’ des tiots’maguett din chés camps ».

Gustave Nadaud fut aussi l’auteur d’une chanson en patois sur Roubaix dont voici le refrain :

« Ch’est à Roubaix, qu’in fait tout mieux qu’ailleurs

Les Roubaignos i sont toudis vainqueurs »

Le célèbre chansonnier roubaisien fit un jour présent au Broutteux des deux volumes de ses chansons illustrées par ses amis. Il les expédia sur deux brouettes comme le dit ce quatrain en patois :

« Puisque t’aim’ben mes canchonnettes,

Watteeuw,

J’te les invos sur deux brouettes,

Broutteux »

Le Broutteux a répondu :

« Mi, j’grippe d’sus m’brouette

Ben haut,

Et j’crie : Vive l’poète

Nadaud ! »

Concluons : nous unissant aux défenseurs du patois, proclamons notre devoir de conserver la langue du pays de nos ancêtres. Ce n’est point avec l’intention (elle serait enfantine) de la voir perpétuer au détriment de notre merveilleuse langue française. Plus modeste est notre but : faire aimer notre petite patrie en popularisant son esprit de gaieté. Laissez-nous jouir de sa beauté, peut-être fruste, mais sûrement captivante pour qui la pénètre. Laissez-nous notre patois pour ses qualités naturelles bien françaises et parce qu’il éveille en nous l’esprit de clocher et les si douces souvenances de notre cher pays natal, résumées en cette devise du Broutteux :

« Y n’a rin d’pus bon qu’ims’ ma mère,

Y n’a rin d’si beau qu’sin pays ! »

Jules Watteuw

Administrateur de la Société d’Émulation de Roubaix

Séance de la Société d’Émulation de Roubaix du 21 octobre 1943