Jean Prouvost, patron de presse

Tous ceux qui l’ont approché ont été subjugués, Jacques Séguéla en témoigne :

 « Match » fut ainsi mon université en communication. L’amphithéâtre s’appelait  » bouclage « . C’étaient les deux heures fatidiques hebdomadaires où Jean Prouvost, en personne, changeait la face de son journal en scrutant celle du monde. … L’instant qui faisait l’actualité. Des quatre coins du monde, nous ramenions de quoi remplir plusieurs fois l’édition de la semaine. Nous étalions le tout sur la moquette de son bureau. Jean Prouvost allait d’un article à l’autre, l’acceptant ou le refusant, d’un revers de canne, avec une violence qu’il ne maîtrisait pas. Mon journal s’appelle Match, hurlait-il, parce que la presse est un combat et vous ne montrez que de la guimauve. La photo n’est pas une illustration. C’est une information. Foutez-moi tout ça à la poubelle! Mes lecteurs ont besoin de choc, pas de chic. »

Surprenant assemblage de grand bourgeois et de poulbot, il savait se mettre à l’écoute de ce qu’il appelait « le trottoir », cet homme et cette femme de la rue dont il percevait les désirs et les besoins. Ce crocodile avait une âme de midinette et la midinette une âme d’aventurier … » (1)

Sa personnalité marque à la fois le textile et la presse durant près de … 70 ans. Pourtant on parle de lui en oubliant que son activité a été aussi  remarquable avant la guerre, qu’elle ne le fut après la guerre, quand à 60 ans, il poursuivit sa nouvelle carrière pendant 30 ans encore.

Son rôle dans le textile est clairement celui d’un créateur ! Il n’a pas  » reçu  » ce que des ancêtres lui auraient légué. Il a lancé lui même ! Certes, au début,  il a bien imaginé de prendre une place d’associé et gérant dans le groupe Prouvost créé par les deux familles Prouvost et Lefebvre en 1850… surtout après avoir épousé Germaine Lefebvre, mais les Lefebvre se sont opposés à sa venue pour des raisons d’équilibre entre les des deux familles : « un Prouvost pour un Lefebvre ». Il va donc créer  avec un sens marketing éblouissant un secteur qui n’existait pas dans le groupe : le fil de laine à tricoter. Ce sera « la Lainière » sous la marque : Laines du Pingouin, vendues en franchise et qui vont devenir leader sur le marché. Il en confiera la gestion à son fils Jackie et à des grands collaborateurs de talent comme Marc Midol.

Son « come back » après la guerre est impressionnant. Il concerne cette fois son groupe de Presse. Sa période d’avant guerre a été déjà très fructueuse avec les créations que l’on connaît : Paris Soir, Marie Claire, Match… mais c’est avec un acharnement exceptionnel qu’il se remet au travail en 1947 (il a 64 ans ! ) après trois ans de clandestinité, pour reconstituer un nouvel empire : ce seront Paris Match, Marie Claire, Télé 7 Jours, Parents, … sans compter la reprise du Figaro, un défi de taille.

Contrairement à ces fins de règnes douloureuses, surtout dans le textile (Le groupe textile Prouvost SA a fermé en 1999), son groupe de presse a trouvé une relève dans les mains de ses petites-filles. Si le nom de Prouvost est encore connu en 2000, c’est bien grâce à la presse dirigée aujourd’hui par sa petite fille Evelyne du Groupe Marie Claire.

Les collaborateurs de Jean Prouvost dans leurs livres de souvenirs (Marcel Haedrich, Hervé Mille et surtout Philippe Boegner dans son passionnant « oui Patron »), son neveu Albert Prouvost (« toujours plus loin ») ou le Who’s Who du XXe ont largement évoqué son parcours et sa personnalité

Jean (Jehan) PROUVOST est né à Roubaix en 1885 et décédé et inhumé à Ivoy-le-Marron (Loir-et-Cher), en 1978. Il est le fils d’Albert Prouvost-Devemy. Il épouse donc en premières noces en 1905, à Roubaix (Nord), Germaine Lefebvre, petite fille d’Henri Lefebvre-Mathon. Il attendra d’être veuf en 1973 pour épouser en janvier 1974 à Paris, Elisabeth Danet qui l’a accompagné toute sa vie. De son premier mariage, il a un fils Jacques (1906-1960) père de ses cinq petites filles.

Coté textile il sera bien sur gérant de la Lainière de Roubaix mais aussi gérant du Peignage Amédée Prouvost et Cie, créé par son grand-père, puis PDG de la Lainière de Roubaix-Filatures Prouvost-Masurel, cogérant de Prouvost et Lefebvre. L’ensemble devenu Prouvost  S.A.

Il entame sa carrière de journaliste ou plutôt de patron de presse dès 1917, à la demande de Clemenceau et de Louis Loucheur (son compatriote et ministre). Il leur rend le service d’acheter un journal défaitiste, Le Pays, pour le seul motif de le saborder. En 1924, toujours conseillé par Louis Loucheur, il crée la Société française d’information et de publicité dans le but d’acquérir un journal financier, Paris-Midi, mais, cette fois-ci, c’est pour l’adapter à une nouvelle clientèle et le développer.

Dix ans plus tard, Paris-Midi est devenu le grand journal de la mi-journée. En 1930, il acquiert avec Ferdinand Beghin, le quotidien Paris-Soir. Il s’adresse au grand public en recrutant des écrivains et de grands journalistes (Pierre Lazareff, Hervé Mille, Paul Bringuier…) et développe l’usage de la photographie.

En neuf ans, de 1930 à 1939, Paris-Soir passe de 70 000 exemplaires à plus de trois millions et dans le même temps, l’édition hebdomadaire Paris-Soir-Dimanche tire à plus de 2,4 millions d’exemplaires. Puis il crée un grand magazine d’actualités, Match (précédemment hebdomadaire sportif qu’il a racheté, toujours à parts égales avec Ferdinand Beghin, au groupe l’Intransigeant) et un magazine féminin, Marie Claire.

En 1940, du 5 au 16 juin, il entre au gouvernement en tant que ministre de l’Information dans le cabinet Paul Reynaud, où siégeait aussi de Gaulle puis, favorable à l’armistice, il devient Haut-Commissaire à la propagande française du 19 juin au 10 juillet 1940, dans le cabinet du maréchal Pétain, dernier cabinet de la IIIe  République. Après le vote du 10 juillet 1940 donnant au maréchal les pleins pouvoirs, il démissionne et se replie à Lyon en zone sud jusqu’en 1943, créant l’hebdomadaire Sept Jours.

Mais les Allemands continuent de faire paraître le journal sous l’occupation. Après la Libération, il est poursuivi en tant qu’ancien ministre du maréchal Pétain et les Autorités lui refusent de reprendre le titre et les bureaux de Paris-Soir. En 1947, il bénéficie d’un non-lieu. Il a 62 ans et s’apprête à retrouver sa place dans la presse !

Le rebond date de 1949, il relance l’idée du Match d’avant la guerre avec un nouvel hebdomadaire de reportages et de photos en noir et en couleur, toujours avec les Béghin ; c’est Paris-Match.  Toujours avec eux en 1950, il prend une large participation dans le Figaro rachetée à Madame Cotnaréanu, ex-femme du parfumeur François Coty. Ils reprennent le solde en 1965.

Dès 1953, Il relance Marie Claire qu’il préside, puis, en collaboration avec Hachette, créée l’hebdomadaire de télévision Télé 7 jours. Dix ans plus tard, c’est la Maison de Marie Claire et en 1969, Parents. En 1966, Il  rachète avec le groupe Hachette une participation dans la compagnie luxembourgeoise de télédiffusion Télé-Luxembourg et en devient administrateur délégué.

En 1970 : il rachète à Ferdinand Béghin toute la participation qu’il détient dans le Figaro mais ne s’entend pas avec l’équipe de la rédaction. En 1975, supportant encore des charges financières trop importantes, il cède le contrôle du Figaro à Robert Hersant et, en 1976 vend à la Librairie Hachette la plupart des autres titres de son groupe, dont Paris-Match, Parents et Télé 7 Jours, toutefois il lègue à trois de ses petites-filles le mensuel Marie Claire.

Maire depuis 1951 d’Ivoy-le-Marron, dans le Loir-et-Cher, il y décède en 1978, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Durant les années 60 et 70, grâce à son entregent dans la presse, il fait venir à Ivoy-le-Marron, pour la fête de la commune, les artistes les plus connus de France et de Navarre, de Claude François à Johnny et Sylvie, de Bécaud à Mireille Mathieu sous la houlette de Gilbert et Maritie Carpentier. Ces années-là, le Festival dYvoy le Marron, village de moins de 500 habitants, étonne la France entière.

Coté textile, les difficultés vont commencer au début des années 1970. « La Lainière » gère 25 sociétés telles que Pingouin, Stemm, Rodier et Korrigan, Prouvost-Masurel, les tissages Lepoutre. Elle se transforme en holding en 1973 (groupe V.E.V.) ; elle représente alors 2,4 milliards de chiffre d’affaires. Mais le secteur du fil à tricoter entre en crise et l’expansion du groupe à l’étranger (Espagne, Tunisie, Hong-Kong, Porto-Rico) se révèle onéreuse. En 1977, « La Lainière » annonce 200 licenciements. Malgré une restructuration (fermeture du site de Tourcoing et rapatriement de toute la production à Roubaix), l’entreprise reste en difficulté.

La suite de la Lainière tourne ensuite au drame : en 1980 Christian Derveloy, directeur de « La Lainière », obtient la fusion des sociétés Amédée Prouvost, Prouvost-Lefebvre et la S.A.I.T sous la raison sociale Prouvost S.A. Ce groupe éclate en 1986 en deux sociétés distinctes. Le secteur vêtements (Rodier, Vitos,  Stemm…) constitue la société « Intexal ». « La Lainière » ne conserve plus que la branche filature (fils à tricoter Pingouin, Welcomme, Pernelle, industriel de bonneterie et tissage; filiale Christory). Elle représente encore 1,5 milliards de chiffre d’affaires.

Ce chiffre s’effondre au cours des années 1980. Malgré des tentatives de redressement, les ventes de laine à tricoter, qui représentent 40 % du chiffre d’affaires, diminuent de moitié en 1988-1989. Les effectifs se  réduisent au rythme des cessions et des fermetures de sites : 3000 ouvriers en 1988, 2000 en 1989 puis après un nouveau licenciement de plus de 750 personnes, un plan industriel est mis en place. Sont privilégiés le réseau Pingouin (laine et pulls), avec moins de points de vente; le fil industriel, avec une forte réduction de production.

Mais ce plan ne suffit pas à redresser la situation. En 1991, « La Lainière » doit encore licencier 200 salariés. En juillet 1991, Pierre Barberis, nouveau P.-D.G. de Prouvost S.A., décide de spécialiser ses entreprises dans la confection. « La Lainière » (sans la marque Pingouin, qui a été filialisée) est désormais en sursis au sein du groupe. Les effectifs passent à moins de 1000 employés entre 1991 et 1993. Cette situation aboutit à la vente de « La Lainière » en juin 1993 : elle est rachetée par la filature de l’Espierre, société belge dont le directeur, Filip Verbeke, se spécialise dans le rachat d’entreprises en difficulté dans le Nord de la France.

En décembre 1999, La Lainière de Roubaix et ses derniers 208 salariés, rendent les armes  comme l’exprime Yves Durand de façon très poétique dans la Voix du Nord : « Le monument érigé par Jean Prouvost en 1912 vivra ses dernières heures dans la sérénité, embrassant furtivement un millénaire que plus personne n’osait lui promettre.  Quelques mois plus tôt, le Peignage Amédée Prouvost et ses 130 salariés avait déjà fermé ses portes. C’est la fin d’une grande affaire industrielle et humaine. »

A ce moment, en 2000, les magazines du Groupe Marie Claire qui se sont développés à l’International sous la direction d’Evelyne Prouvost-Berry, sont déclinés en 52 éditions à travers le monde, dans 34 pays, sur 5 continents et en 18 langues …

(1) Jacques Séguéla « autobiographie non autorisée » 2009

Pierre Wibaux, le cow-boy d’amérique

Pierre Wibaux, après avoir achevé son service militaire au 14ème dragon fait un long séjour en Angleterre dans le but de se préparer à entrer au sein de l’entreprise familiale. Mais, dans ce pays, il rencontre des explorateurs qui lui parlent des charmes de la vie d’éleveur aux Amériques.

Au printemps de l’année 1883, au lieu d’entrer dans la fabrique, il décide de partir au Canada avec 50 000 francs et va s’installer sur les bords de la rivière des Castors sur le territoire du Montana. Après avoir pris possession du sol, il part acheter son premier troupeau.
L’année suivante, en 1884, il revient en Europe, se marie avec Mile Nelly Cooper et se procure des capitaux afin de développer son élevage. A son retour dans le Montana, il commence la construction d’une maison et, pendant qu’il l’achève, il se réfugie avec sa jeune femme dans une cabane faite de troncs d’arbres où ils vivent un an.
C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Théodore Roosevelt qui deviendra Président des Etats-Unis de 1901 à 1908. Celui-ci possède aussi un « range » et vit sur la prairie qu’il parcourt avec Pierre Wibaux. En 1886, Pierre Wibaux bâtit à l’endroit où il s’est fixé la première fois une maison coquette et confortable. Son exemple est suivi et bientôt de nombreux cottages s’élèvent. Une ville nait, à laquelle les habitants donnent le nom de « Wibaux ».
A partir de 1890, il établit son installation principale : un « range » immense dans les états du Montana et du Dakota. Dans ces vastes prairies, il possède jusqu’à plus de 50 000 têtes de bétail. En plus de son activité d’éleveur, Pierre Wibaux occupe également la fonction de Président de la Banque Nationale de Miles-City dans le Montana. Il fonde aussi à Forsythe une nouvelle banque nationale dont il est également président. A ce titre, il sera certainement le seul Français qui ait droit de signer des billets de banque aux Etats-Unis.
Il est encore président d’une société qui exploite une mine d’or située dans les montagnes noires du Sud Dakota. Cette compagnie est appelée la « Clover Leaf Gold Mining Company ». Les actionnaires, par reconnaissance envers Pierre Wibaux, donnent à la ville qui se crée autour de la mine le nom de « Roubaix ».
Bien que très sollicité par ses nombreux amis, Pierre Wibaux refuse toujours de prendre la nationalité américaine. Il demeure fidèle à la ville de ses ancêtres et s’inquiète du bien être de ses habitants. En effet, il figure parmi les premiers souscripteurs de l’hôpital de la Fraternité et, en 1903, il écrit à l’administration municipale de Roubaix en promettant une somme de 25 000 francs pour : « établir des fermes modèles dont le lait pourrait être distribué dans les meilleures conditions aux familles nécessiteuses ».
Car, à cette époque, plus d’un nouveau-né sur cinq meurt avant l’âge d’un an. Cela est du, en grande partie, aux mauvaises conditions d’hygiène de l’alimentation. Les biberons ne sont pas bouillis, quelquefois rincés et remplis d’un lait douteux. Afin de lutter contre cet état de fait, un comité roubaisien de protection de l’enfance s’est créé en 1897. Le don de Pierre Wibaux permet de développer l’action de ce comité qui crée alors l’oeuvre de la « Goutte de lait ». Cette oeuvre a pour but de promouvoir l’allaitement maternel et fournit aussi aux mères qui ne peuvent allaiter un lait sain et contrôlé.
Pierre Wibaux est nommé président d’honneur de l’oeuvre, qui est ouverte au n°12 de la rue de Lille, le 1er février 1904.
Quelques mois auparavant, Pierre Wibaux avait été nommé Chevalier de la Légion d’Honneur. Il meurt le 21 Mars 1913, à Chicago, des suites d’une intervention chirurgicale. Un mois auparavant, pressentant peut-être une issue fatale, il avait écrit : « C’est à Roubaix que je compte les affections les plus sûres et mon coeur, malgré toutes mes pérégrinations, est encore associé au pays natal ». Ensuite sa famille rentrera en France et se fixera à Paris. De son union avec Nelly Cooper est né un fils : Cyril Wibaux.
(NB de mai 2019 / Un autre article, plus développé, a été publié sur le même sujet par Samuel Facq en mars 2016 dans le numéro 20 de Gens et Pierres de Roubaix)

Henri Selosse, ou l’origine du musée de Roubaix

par Les Veilleurs
Henri SELOSSE naquit à Tourcoing en 1857 d’une famille modeste. A 14 ans il entra au service échantillonnage de la firme Lorthiois frères où il se fit rapidement remarquer par son ardeur au travail, son dynamisme et son sens du commerce. C’est pourquoi on lui confia une fonction commerciale qui l’amenait chaque jours rue de la Fosse-aux-Chênes à Roubaix où plus de 50 entreprises représentaient des clients possibles pour les laines de la firme Lorthiois.
 
Sa réussite fit de lui un des piliers de la maison à tel point qu’on lui offrit de partir pour Buenos Aires en République Argentine comme acheteur de laines. Il se révéla très vite un excellent négociateur, n’hésitant pas à explorer les provinces éloignées pour se procurer des matières de qualité à des prix avantageux. Lors de ses retours à Tourcoing, il confortait sa réputation mais il comprit vite que son indépendance seule lui permettrait de tirer le maximum de ses capacités.
 
Il quitta donc la firme Lorthiois et s’installa à Roubaix pour créer un Négoce de laines pour la vente des produits que le réseau de relations qu’il avait tissées en République Argentine lui permettait de se procurer. Son affaire prit rapidement un bon développement et Henri Selosse put donner libre cours à ses goûts d’esthète et cultiver ses relations qui étaient nombreuses à Roubaix, dont il avait fait sa ville d’adoption.
 Ame d’artiste, il encourageait les peintres et s’était constitué une collection de tableaux qu’il était fier de présenter à ses amis.
Quand la guerre de 1914 éclata, il n’envisagea jamais de quitter Roubaix alors qu’il en avait la possibilité mais choisit de rester sur place pour veiller sur son entreprise et ses collections. Homme généreux et de tempérament énergique, il contribua à soutenir le moral de ses concitoyens. En 1915 il fut l’un des 131 otages arrêtés le 1er Juillet et déportés à Gustrow en Allemagne. Il s’y montra un compagnon plein de courage et de fraternité.
Cette épreuve fut toutefois préjudiciable à sa santé. A son retour de captivité, il ressentit les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter le 1er Septembre 1923. Les funérailles d’Henri Selosse furent célébrées à l’église Saint Martin et son corps fut inhumé à Tourcoing, sa ville natale.
N’ayant pas de famille, Henri Selosse avait décidé dès Janvier 1923 de léguer toutes ses collections à la ville de Roubaix. Dans ce but, il avait rédigé un testament par lequel il léguait à l’Etat, à titre perpétuel pour la Ville de Roubaix, ses meubles d’art et ses tableaux. Parmi ceux-ci se trouvait le célèbre tableau de Rémy Cogghe, « Combats de Coqs en Flandre », que tout le monde connaît.
Le 7 Décembre 1923, l’Administration municipale décida d’exposer ce témoin de l’Histoire des arts roubaisiens dans l’Hôtel de Ville où il fut longtemps présent aux regards des visiteurs au troisième étage du bâtiment. Les autres tableaux avaient été déposés au Musée de la Ville.
 
 

Eugène Mathon, Patron du Textile

Beaucoup ont entendu parler de l’entreprise MATHON et DUBRULLE mais peu connaissent la personnalité du fondateur Eugène MATHON, un bourgeois catholique entreprenant, sorti du tableau de REMBRANDT « Le syndic des drapiers », un homme qui a dominé l’industrie de la laine en France comme AKYO MORITA domine la firme SONY aujourd’hui. Un patron en avance sur son temps dans beaucoup de domaines et qu’il convient de resituer dans l’histoire de son époque.

Né sous le Second Empire, il en connaît la chute, puis sa vie se déroule pendant la 3e République, parlementaire. avec ses gouvernements changeants. Il est contemporain de la Révolution industrielle, de ses transformations sociales, des idéologies nouvelles, du développement du catholicisme social; il connaît la Belle Epoque, la guerre 1914-1918, les difficultés de l’après guerre, la reprise économique, la grande dépression des années 30 et la montée des fascismes…

Eugène MATHON un patron issu d’une famille de tradition textile 

Au Moyen Age un bourgeois du nom de Jehan MATHON s’installe à Arras pour la fabrication de draps fins, que continue son fils. Ce dernier chassé sous Louis XI, s’implante à Avesnes-le-Comte en 1479 où il établit un peignage, un tissage, une filature de laine et de lin… Plus tard, le grand père d’Eugène, Henri MATHON, vient à Roubaix en 1832 après avoir épousé une roubaisienne en 1800, Adélaïde Lepers. Son père, prénommé aussi Henri est fabricant de tissus, c’est lui qui est à l’origine des écoles libres de Roubaix, il épouse Céline Warembourg.

Eugène est le 3e fils de ce mariage, né le 21 décembre 1860 à Roubaix. Son éducation est essentiellement humaniste, à base de latin, donnée au couvent des dominicains Albert le Grand à Paris, qui reçoit surtout les jeunes gens des familles industrielles du Nord : il y côtoie Eugène MOTTE, les frères LE BLAN… Son père s’associe à un ancien officier Jean DUBRULLE. Les deux rachètent le tissage SCREPEL-ROUSSEL à Roubaix. Eugène épouse Louise MOTTE, soeur de son camarade de collège, il succède à son père, non sans avoir appris le tissage et l’anglais. En 1887, il achète un terrain Boulevard Gambetta à Tourcoing près de la voie ferrée… Il y a là 150 métiers.

Qui est-il ce nouveau patron tourquennois ? Un homme de grande taille, fortement charpenté, solide, tranquille, un industriel lettré et cultivé : c’est ÉRASME pour les idées, STENDHAL pour la prose, TACITE pour l’argumentation, un homme qui veut bousculer les routines, ennemi de la médiocrité, parfois chimérique, et ignorant des obstacles qui se dressent devant lui

Son épouse Louise est une femme dynamique et « sociale ». Du couple naissent 4 filles dont 3 meurent rapidement. Pour lui, la famille est un élément essentiel dans la société : en 1897, il fait bâtir une maison en bordure du Boulevard d’Armentières à Roubaix, au milieu des vergers et des près.

 Eugène MATHON, un patron novateur dans son entreprise

A l’usine, les ouvriers apprécient « Monsieur Eugène » pour ses connaissances du métier, à la différence des autres patrons. Il a compris l’importance du bureau d’études sur le bureau de vente : sa grande préoccupation est le « sacro saint » prix de revient. Il pense aussi qu’il faut informer l’ouvrier et a l’idée de faire des conférences à l’intérieur de l’usine, il rédige même un décalogue du chef d’entreprise « le premier devoir d’un patron est de ne pas faire faillite » écrit-il.

Eugène MATHON a bien compris que l’économie est mondiale. En dehors de Tourcoing, d’abord, il possède une filature de laine peignée à Anor « les Anorelles » et un tissage à Avelghem en Belgique, mais surtout il dispose d’agences dans tous les continents : 24 en Europe, 4 en Asie, 3 en Afrique, 2 en Amérique, 12 en Amérique Centrale, 12 en Amérique du Sud et 4 en Océanie.

Les établissements MATHON associés à Maurice DUBRULLE (fils de Jean) fabriquent des articles réputés pour hommes et femmes : des lainages, des doublures en tous genres : en 1899, ils font construire un important établissement de teinture et d’apprêts et une retorderie de l’autre coté du Boulevard Gambetta, soit au total 3 000 ouvriers et 1 000 métiers.

Eugène MATHON travaille avec son beau-fils Eugène RASSON : leur marque est Gallus symbolisée par un coq sur un globe… de l’inusable ! Il s’intéresse à son personnel auquel il donne des primes de fidélité : « la prime tabac » et une participation aux bénéfices non négligeable quand les affaires marchent bien.

 « Rester à Tourcoing, c’est brouter au piquet » dit son beau-frère (le Motte), c’est pourquoi il voyage à travers le monde. On le retrouve aux Indes, au Sénégal, au Japon (« nous n’avons rien à leur apprendre » dit-il des japonais), et à Honolulu. C’est là que malade en 1935, il rentre en France et décède quelques temps plus tard d’une embolie, le 23 novembre 1935, à Paris.

Eugène MATHON, un patron aux fonctions multiples 

Eugène MATHON a cumulé les fonctions. Il est juge au Tribunal de Commerce de Roubaix, président du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, il est l’organisateur de l’Exposition internationale de Roubaix en 1911 ; pendant 1914-1918, il est délégué régional de la Croix Rouge.

Sa femme, elle, est infirmière. Après la guerre, il crée l’Association des sinistrés du Nord de la France, il est conseiller du commerce extérieur, en 1922, il est président du Syndicat du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, administrateur de la Banque de France et président de l’Union des fabricants de tapis de France.

Eugène MATHON, un patron « frondeur » 

Il critique le régime parlementaire de la 3e République et ses incapacités. Dans les banquets, il admoneste même les ministres. Il se retrouve à droite dans l’Action Française (condamnée par la papauté en 1926). C’est ainsi qu’avec les adhérent de cette dernière, il se rend à Rome en 1923 pour y rencontrer Mussolini et le Pape. Il est foncièrement anti-marxiste et hostile à toute tendance qui s’y rapprocherait, tels ceux qu’A. Cavalier évoque dans son livre : les « Rouges chrétiens ». S’il admet l’encyclique de Léon XIII « Rerum novarum », il s’en prend aux Républicains démocrates et aux prêtres « sociaux ».

Eugène MATHON. un patron paternaliste et social

Son catholicisme le porte au paternalisme. Il est à la fois chef et père dans l’entreprise et estime qu’il doit assurer à son personnel des retraites, des allocations familiales, des logements : il fait construire pour ses ouvriers les maisons de la rue Pasteur à Mouvaux, reprenant une initiative ancienne, il crée les allocations familiales, donnant à l’ouvrier père de 4 enfants, un sursalaire équivalent à 5 jours de travail payés en plus.

La question sociale l’amène à créer le Consortium de l’industrie textile de Roubaix-Tourcoing en 1919, dont il confie le secrétariat à un homme qu’il a rencontré l’année précédente Désiré Ley et qui groupe, en 1921, 312 usines soit 60 000 salariés. Pour remettre en marche l’économie, après la guerre 14-18, il pense qu’il faut un accord capital-travail et donc un nouveau système économique fondé sur la corporation, avec des syndicats d’entreprise, garants de la paix sociale, théorie s’inspirant de Le Play (1806-1882) et de la Tour du Pin (1834-1924), et des corporations de métiers organisées au niveau local, régional et national, sans intervention de l’Etat, comprenant la corporation économique et la corporation sociale. C’était sans compter sur la guerre, la Révolution russe de 1917 et le bolchévisme.

Eugène MATHON, un patron face aux syndicats chrétiens 

Après la loi de 1889, s’étaient formés des syndicats tels CGT ou CGTU (unitaires), en 1920, se constituent les syndicats chrétiens, la CFTC par exemple, Eugène MATHON les critique parce que selon lui, ils pratiquent la lutte des classes, se font des alliés des « Rouges » et attaquent les patrons qui donnent des allocations familiales. C’est pourquoi il rédige deux rapports qu’il soumet au Pape Pie XI. Le premier fin 1923, le second en 1924, dans lesquels il critique les Syndicats chrétiens et les prêtres qui les soutiennent.

Dans les conflits sociaux de l’après guerre, notamment ceux d’Halluin : grève chez SION, grève des « Dix Sous » (1928-29), le consortium, par Désiré LEY, s’en prend plus aux syndicalistes chrétiens qu’aux unitaires ; dans ces grèves longues et dures, les grévistes ont besoin de soutiens financiers pour aider leurs membres. C’est pourquoi ils lancent une souscription à laquelle participe Monseigneur Achille LIENART, ancien curé-doyen de St Christophe à Tourcoing, devenu évêque de Lille, prenant ainsi nettement position.

Cela entraîne une réaction d’Eugène MATHON et une réponse de l’évêque de Lille : « J’ai rempli mon devoir de charité en venant au secours de la misère physique, lorsqu’un conflit social en vient à menacer des vies et des santés humaines, la charité doit aller au secours de ces misères, elle n’a pas à se demander qui a tort et qui a raison ».

C’est pendant ces conflits qu’arrive la réponse de Pie XI aux rapports d’Eugène MATHON, prenant acte de ce qu’a fait le Consortium mais critiquant les méthodes de Désiré LEY et reconnaissant l’action des Syndicats Chrétiens, réponse publiée dans la « Semaine religieuse » par celui qui devint à 46 ans le Cardinal LIENART. L’action du Consortium et de Désiré LEY se continue dans les années de crise 1930-1931, mais son attitude intransigeante amène plusieurs patrons à faire dissidence…

Eugène MATHON a donc été un capitaine d’industrie, une personnalité qui a défendu sa profession, sa région, qui a eu des idées d’avant garde. N’a-t-il pas préconisé la décentralisation ? mais il n’a peut-être pas bien perçu les changements du monde de son époque.

Les établissements MATHON et DUBRULLE deviennent UTINOR en 1964, puis sont rachetés par TERNYNCK Frères en 1972. Aujourd’hui ils n’existent plus, mais il reste la mémoire de ce « patron choc » qu’a été Eugène MATHON.

Par Francis Delannoy

 

Ferdinand Deregnaucourt, architecte roubaisien

Ferdinand Deregnaucourt est né le 16 mars 1826 à Orchies. Il est le fils de Jean-Marie Deregnaucourt, tourneur en bois et d’Adélaïde Rogier. Il fait ses études au pensionnat d’Haubourdin et, à l’âge de 16 ans, il entre dans les bureaux de M. Achille Dewarlez (1797-1871), architecte de la ville de Roubaix.

Là, à son contact, il acquiert les compétences qu’il n’a pas acquises à l’école et après 25 ans de collaboration, il passe l’examen d’architecte et s’installe à son compte au 1, rue de Blanchemaille. Achille Dewarlez ayant pris sa retraite, c’est naturellement vers lui que se tournent ses clients et il reçoit de nombreuses commandes.

Il édifie de nombreuses maisons particulières, usines, églises. Sur Roubaix, nous lui devions l’église du Sacré-Cœur, bâtie à partir de 1871 ainsi que l’église du Saint Sépulcre dont la première pierre fut posée le 30 mars 1873. Il est aussi architecte agréé pour les travaux des communes et des établissements hospitaliers.

Pendant ses loisirs, il remplit le rôle de secrétaire de la commission des logements insalubres.

Ferdinand Deregnaucourt s’était marié, à Roubaix, le 25 juin 1851 à Angélique Adèle Plouvier. Son fils aîné, Jules-Ferdinand, né le 27 juin 1857, embrasse aussi la carrière d’architecte.

En 1879, il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts de Paris dans le cours Moyaux. Reçu architecte, il collabore avec son père. Il est inscrit à la Société Régionale des Architectes du Nord de la France.

Ferdinand Deregnaucourt meurt le 30 août 1900. Il est enterré à l’église Notre Dame. Les coins du poêle sont tenus par M. Barbotin, architecte à Roubaix et par M. Liagre, architecte à Lille et petit-fils d’Achille Dewarlez.

Son fils s’installe alors au 51, rue de l’Alouette où nous retrouvons sa trace jusqu’en 1938.

Dr. Xavier Lepoutre

Les fondateurs de la Grande Industrie

DYNAMISME ET ÉQUILIBRE

La liberté commerciale absolue, reconnue intangible, ouvrait la voie aux individualités fortes bien décidées à utiliser toutes les chances qui leur étaient offertes par la législation nouvelle. Ne s’attardant pas à observer les faits, les fondateurs de la Grande Industrie, hommes d’action avant tout, s’engageront avec ardeur dans le système économique libéral dont ils feront le succès. En examinant la liste des Egards et des Maîtres drapiers de l’Ancien Régime, on relève peu de leurs héritiers parmi les notabilités industrielles du XIXème siècle. Rarement, en effet, la conjoncture a été plus favorable aux empiristes dégagés des souvenirs anciens ; ils forcent le destin, alors que les attardés, timides, supputent leur chance et la laissent passer.

Les figures marquantes du XIXème siècle industriel à Roubaix seront celles de chefs de file, bâtissant leurs entreprises au jour le jour, prêts à saisir toutes les occasions heureuses. A la manière des découvreurs de terres inconnues, ces pionniers adoptent la machine à vapeur, les métiers mécaniques à filer et à tisser, entreprennent des voyages de prospection et appliquent dans leurs usines les moyens de production nouveaux. C’est l’époque où les héros de Balzac jonglent avec les lettres de change que l’extension du crédit fait circuler à travers les grandes villes de commerce. Et Daumier nous livre avec Robert Macaire, flanqué de Bertrand, la caricature de ce monde d’affaires.

Mais à Roubaix, les chances de la fortune sont exploitées avec plus de modération et de sagesse et souvent avec mesure. Les créateurs de la Grande Industrie, possédaient non seulement du talent, mais cette sorte de génie divinatoire, apanage des hommes neufs aux muscles solides et à la tête froide.

L’APPORT DES RURAUX

Autour du cœur de la cité, la campagne toute proche a fourni à la Manufacture les bras courageux et les cerveaux clairs dont elle avait besoin. La promotion nouvelle avait préparé son ascension dans le calme du sillon et la patience d’un labeur séculaire tenace et fécond. Ainsi, les cadets de l’Ancienne France retournaient à la charrue et, après ce contact avec la terre tutélaire, leurs ascendants réapparaissaient au premier plan. La création de la Grande Industrie fut une œuvre de force et de santé. La relève, fournie avant tout par le monde rural, possédait une confiance à toute épreuve.

L’historique des censes de Roubaix est évocateur à cet égard. Les Spriet, Mulliez, Lecomte, Leuridan, Pollet, Dubar-Delespaul, Lefebvre, Prouvost, sont tous descendants de cultivateurs. Les ruraux, autant que les ouvriers de qualité ont fondé la grande industrie. Certaines usines importantes ont été construites au cours du XIXème siècle, sur l’emplacement ou à proximité des terres que cultivait, la veille encore, l’ancêtre immédiat ou le nouveau manufacturier. « Si nous nous penchons sur l’origine de la plupart des hommes qui, de nos jours, se sont distingués, nous découvrons derrière eux, une longue ascension et une longue patience. » Ainsi s’exprimait, très justement, Jacques Bainville, dans son discours de réception à l’Académie Française. La claire vision des nécessités de l’heure animait la race des bâtisseurs de nos usines. Les cheminées que, successivement, ils élèveront dans le ciel de la cité, constitueront autant d’actes de foi dans la pérennité de leurs fondations. Ces hommes ne connaissaient pas la crainte des lendemains. Dans ces heures de plénitudes, une race est forte, elle ne cherche pas à maintenir, mais à créer et à poursuivre, en la développant, la tâche entreprise. Qui ne vise qu’à durer, porte déjà dans ses flancs, les traces de la destruction. Par là, la vie opère des coupes sombres ; elle porta des coups mortels aux entreprises de l’Ancien Régime et la sélection continue.

DE QUELQUES-UNS D’ENTRE EUX

Alexandre Decrême (1) qui, en précurseur, entreprit après 1789 la fabrication des tissus de coton, était fils d’ouvrier et la génération suivante, ses descendants, s’allieront aux familles les plus notables. En 1819, un modeste artisan fonda la firme Hannart Frères, l’une des maisons d’apprêts des étoffes qui comptait à la fin du XIXème siècle parmi les plus importantes du monde entier.

Emile Roussel débuta à 14 ans dans l’industrie. En 1865, il aida sa mère à créer une petite teinture et fonda une firme de grande renommée. La firme Wibaux-Florin, qui connut son apogée au XIXème siècle, fut fondée en 1810 par un cultivateur aisé. Né le 16 février 1787, à la ferme de la Mousserie, Hippolyte-Joseph Wibaux épousa Félicité Florin, fille de Pierre-Constantin Florin, premier maire de Roubaix et sa descendance figure parmi les dynasties industrielles du XIXème siècle. Cette firme se spécialise dans les tissus de chaîne coton et de trame de laine peignée et son effacement par la suite doit être attribué à un changement de mode. Ce sont les créations nouvelles qui poussent au zénith les maisons modestes ; mais ce sont elles aussi qui, plus tard, les écartent du succès.

La famille Prouvost est originaire de Wasquehal. Elle occupait une situation rurale de premier plan avant la Révolution. Le Chanoine C. Lecigne écrivit une biographie du poète Amédée Prouvost, dans laquelle il peint en traits brillants, le grand-père de l’écrivain. « Il aimait voyager. Un beau jour, il monta à cheval, il parcourut la France, s’extasiant devant les paysages, s’arrêtant à la porte des usines, mêlant dans ses carnets des impressions d’artistes et des notes d’affaires, exemplaire inédit du Roubaisien à la fois aventureux et positif… Il crée le peignage mécanique de la laine, il lutte dix ans contre les préjugés populaires, les obstinations intéressées et la concurrence étrangère. A force de raison, de calme bon sens, d’efforts continus, il développe l’industrie nouvelle, groupe deux mille ouvriers autour d’elle et dote Roubaix du plus grand établissement de peignage de France. C’est un grand citoyen en même temps qu’un grand industriel. » (2)

Louis-Joseph Brédart épousa en 1754, Anne-Marie Lepers, issue d’une famille rurale très considérée dès le XVIème siècle. De ce mariage naquit, entre autres enfants, Louis-Antoine-Joseph, lequel continua la descendance. L’un de ses enfants, une fille, Pauline, épousa Jean-Baptiste Motte, d’une famille urbaine de Tourcoing, et dont la profession de marchand laisse supposer une profession de négociant en laines. La postérité de la famille Motte-Brédart prend un rôle de premier plan dans la création de la grande industrie de Roubaix. L’aîné Louis Motte-Bossut fonde la filature de coton la plus considérable pour l’époque et fait preuve, au cours de sa carrière industrielle, d’un esprit d’entreprise exceptionnel qui s’est perpétué dans sa descendance. Son cadet, Alfred Motte, se destinait tout d’abord au notariat. En secondes noces, il avait épousé Léonie Grimonprez, fille de Eugène Grimonprez, le promoteur à Roubaix de la filature de la laine peignée et l’un des hommes les plus actifs de la nouvelle promotion industrielle. Après un premier échec, il construit un véritable complexe industriel textile englobant tous les stades de la fabrication, du peignage au tissage. Il fit participer à son succès de multiples associés. Sa formation juridique favorisa sa réussite et après quelques entreprises hasardeuses, il prit soin de limiter ses risques par une clause résolutoire.

Eugène Motte-Duthoit, Député du Nord de 1896 à 1908, est issu de ce mariage. Tandis que la famille Grimonprez s’est effacée, la filiation d’Alfred Motte-Grimonprez occupe présentement encore une importante situation industrielle. Les descendants de Motte-Brédard joignaient à un sens précis des réalités, une activité débordante. Louis Motte-Bossut disait la nécessité « de diriger son affaire personnellement ». « Il faut valoir quelque chose par soi-même, sans chercher trop de distraction en dehors ». Déjà gravement malade en 1882, Alfred Motte-Grimonprez poursuivra sa tâche jusqu’à sa mort, en 1886. Devant une telle ardeur qu’il eût fallut modérer, on constate qu’il est plus dur de rester inactif que d’entreprendre de grandes actions.

Dans ce Roubaix en plein développement économique, le hasard des mariages amena bien des changements de situation. Dans le discours qu’il prononça en 1927, lors de l’anniversaire de la naissance d’Alfred Motte-Grimonprez, son fils, Eugène Motte-Duthoit raconte de quelle façon son aïeul Jean-Baptiste Motte « en prenant à travers champs le chemin le plus court, cueillant pavots et bleuets pour former un bouquet de fiancé pour Pauline Brédart qui habitait Tourcoing, s’arrêtait en chemin à la grande ferme Ducatteau pour parler amicalement avec la fille du fermier. Cette ferme était la première sur le territoire de Roubaix et s’étendait du pont Vanoutryve au Conditionnement et au pont Saint-Vincent-de-Paul.

« Marie Rose, vous êtes trop maligne pour rester fermière disait-il à cette jeunesse, vous devriez vous marier avec un fabricant et vous feriez belle carrière ».

Et cette prédiction s’accomplit. Elle épousa M. Lefebvre et la Maison Lefebvre-Ducatteau, sous sa direction, devint l’une des premières maisons de la Fabrique de Roubaix. Elle commandita plus tard, en 1852, la Maison Amédée Prouvost, les premiers peigneurs de Roubaix et les plus réputés, et Henri, Jean et Louis Lefebvre ont hérité de l’esprit délié et entreprenant de Marie-Rose ».

En 1820, Louis Dubar épouse Marie-Joseph Delespaul, à la ferme du Hutin et fonde une importante entreprise. La famille Bayart était originaire de la ferme de l’Hornuyère de Wattrelos. Pierre-Joseph Bayart épouse en 1798, Sylvie Lefebvre et le jeune ménage s’installa comme fabricants. Dans leur descendance, on retrouve les Bayart-Cuvelier, Bayart-Lefebvre, Ernoult-Bayart et maintes autres familles qui ont fait carrière brillante dans l’industrie.

En 1853, les frères Dillies installent quelques métiers à tisser. Véritables vulgarisateurs du tissage mécanique à Roubaix, ils seront en 1860, propriétaires de 400 métiers. Simple tisserand, Julien Lagache devient un remarquable fabricant. François Frasez installe des métiers à tisser dans des maisons construites à cet usage (chaque maison recevait quatre métiers) et inaugure ainsi une méthode qui a été reprise avec succès dans d’autres régions. Commentant l’exposition de 1853 et s’arrêtant au nom de MM. Eugène Grimonprez et Cie, Théodore Leuridan dira qu’il a été frappé « du grand nombre de maisons inconnues jusqu’ici ».

A partir de 1850, la plupart des affaires se montent en associations à cause du coût élevé des industries mécanisées. De plus, la direction d’une usine exige la présence à peu près constante des patrons. Pour leur permettre de rester à leurs affaires, des maisons de commissions sont fondées. C’est M. Bossut qui fonda la première maison du genre. Par la suite, la Manufacture s’efforcera de se passer de leurs services.

Les frères Delattre, industriels avisés, Henri qui fut Maire de Roubaix en 1848 et Louis épousèrent respectivement Adèle et Pélagie Libert, filles du fermier de la Potennerie. Fondée en 1827, leur entreprise avait pris rapidement un développement considérable. La veuve Libert épousa en secondes noces Pierre Pollet-Delobel de Sainghin et leur descendance honore de nos jours encore l’industrie roubaisienne. La Maison Toulemonde-Destombes, fondée en 1820 trouve son origine dans un tissage à la campagne et il est fort probable, comme ce fut le cas de plusieurs industriels dont le fondateur mena tout d’abord de pair la culture et le tissage, que la ferme ne fut délaissée qu’après emprise sûre dans la manufacture.

On pourrait poursuivre des recherches en ce sens. « Il n’y a aucune maisons ayant tenu quelque place à Roubaix qui n’ait eu ses fondements dans une connaissance approfondie de la matière et du métier » écrit M. Gaston Motte dans son « Histoire de Roubaix ». La grande industrie fut fondée par une promotion nouvelle, artisans parvenant au patronat de souche roubaisienne ou immigrés, mais, le plus souvent, les industriels du XIXème siècle sont d’origine rurale.

Ces hommes nouveaux, ancrés sur la réalité, osent tout risquer et tout entreprendre. Leur tournure neuve de pensée et d’action a édifié la cité moderne. Les hautes cheminées dominaient de véritables fiefs industriels. « Plus riche en outils qu’en fonds d’Etat, l’héritier ne pouvait s’évader » dira Eugène Motte lors de l’inauguration de l’Hôtel de Ville, le 30 avril 1911.

D’après les travaux de recherche de Georges Teneul,

Président de la Société d’Émulation de Roubaix

et son « Histoire économique de Roubaix – Réflexions sur notre temps » 1962

1 Ancienne famille notable qui avait connu un effacement momentané.

2 Chanoine C. Lecigne : « Amédée Prouvost ».

Les Seigneurs de Roubaix

La ville de Roubaix, si universellement connue par son industrie drapière, remonte à une haute antiquité. La première mention du nom de Roubaix se trouve dans la carte de Nicaise Fabius, reproduite par Sandérus dans la Flandria Illustrata. Cette carte remonte au IXème siècle, à 863 et désigne sous le nom de Robacum la localité placée entre Arx Buccensis (Château du Buc – Lille) et Turnacum (Tournai).

Ce n’était point encore une ville importante, pas même un bourg, mais une simple «villa», agglomération de maisons autour d’une métairie. La « villa Robacensis » était une ferme qui comprenait le manoir du propriétaire du domaine avec les dépendances les  » curtes  » et les « mansae  » administrées et régies par des métayers. Il y avait là le premier embryon de ce que devait être le village de la constitution féodale.

A cette époque, vivait parmi les habitants de la « villa Robacensis » une femme d’une d’une grande noblesse rehaussée surtout de dignité et d’une charité qui répondait à sa grandeur d’âme. Elle se nommait Thècle et était aveugle. On a même cru voir en elle l’aïeule du chevalier Robert qui, au commencement du Xème siècle, inaugura la longue série des seigneurs de Roubaix. La vie de la pieuse Thècle fut favorisée de prodiges. Les hagiographes racontent en effet que, durant la nuit du 18 septembre 881, l’évêque de Tournai, saint Eleuthère, lui apparut et lui ordonna de se rendre dans son ancienne ville épiscopale et de faire connaître à son successeur Heydilon que le tombeau renfermant ses reliques se trouvait dans l’église de Blandain. Deux nuits de suite, la même apparition se manifesta. Convaincue, Thècle se fit conduire à Tournai et fit connaître à l’évêque Heydilon le message dont elle était chargée. Le prélat écoutant la voix de l’envoyée, retrouva à Blandain le corps d’Eleuthère. Ce fut l’occasion de nombreux miracles ; en particulier, Thècle recouvra la vue.

Après une vie toute de dévouement et de charité, Thècle mourut dans la « villa Robacensis », après avoir demandé à être enterrée dans l’église de Blandain. Son vœu fut exaucé : son corps inhumé d’abord dans l’église, fut ensuite placé dans une chapelle de cette même église. Près de son tombeau jaillit même une source dont les eaux procuraient de merveilleuses guérisons. Ainsi finit l’histoire de Thècle de Roubaix. Mais le nom de sa villa devait revivre avec le premier seigneur de Roubaix, le chevalier Robert, sorti d’une souche inconnue.

On sait peu de choses de la vie et des œuvres de ce seigneur. Une charte de mai 1047 nous apprend cependant qu’il assista à la fête de Sainte Rictrude, fille des seigneurs de Mons et qu’il apposa son sceau comme témoin d’une donation. Cette charte est en effet un acte par lequel Bauduin, comte de Flandre, fils de Bauduin le Barbu et d’Ogive de Luxembourg, donnait à l’abbaye de Marchienne tout ce qu’il possédait dans le pays situé entre l’Escaut et la Scarpe. Le chevalier Robert de Roubaix inaugurait brillamment la série des seigneurs qui allaient régir la ville et sa seigneurie jusqu’à la Révolution. C’était le premier anneau de la chaîne qui avec Isabeau et Pierre, allait aboutir aux Melun, aux Rohan et aux Soubise.

Guillaume de Bretagne, fils d’Alain et de Mathilde de Gand en allait être le second. Nommé seigneur de Roubaix par Robert le Frison, il allait diriger la nouvelle seigneurie de 1072 à 1083. L’hermine de Bretagne allait passer ainsi dans les armoiries de Roubaix (chef de gueules au champ d’hermine). C’est le souvenir le plus durable du second seigneur de Roubaix.

Thècle, Robert et Guillaume méritent d’être connus : ils furent les premiers maîtres de la petite seigneurie qui devait être le berceau de la grande ville de Roubaix.

ALARD DE ROUBAIX

Au IXème siècle, le nom de la ville de Roubaix était acquis à l’histoire. Les premiers seigneurs, Thècle, Robert et Guillaume, sont les premiers bienfaiteurs de la petite seigneurie qui devait être le berceau de la grande cité industrielle. Mais bientôt le nom de la ville et de ses seigneurs est davantage connu. Le premier châtelain important est Jean de Roubaix (1270 – 1285) qui, dans la seconde moitié du XIIIème siècle, fait rayonner le nom de son « castrum ». C’était alors le temps où les bonnes comtesses, Jeanne et sa sœur Marguerite, régnaient sur le comté de Flandre et portaient le nom de notre province au faîte de sa puissance et de sa renommée.

Jean eut comme fils Alard de Roubaix qui devait gouverner la seigneurie de 1285 à 1310. Les archives nous ont laissé des traces de son administration et ont témoigné de son activité. En 1270, il aide son père dans le procès de réhabilitation de Jean de la Vigne, accusé d’avoir fait payer plus qu’il ne fallait une terre vendue à sa nièce ; en 1282 et en février 1285, le comte de Flandre, Guy de Dampierre, qui avait succédé à sa mère Marguerite de Constantinople, cite son féal seigneur, Alard de Roubaix, dans plusieurs de ses lettres. Alard devait, à partir du 3 décembre 1292, ne plus quitter le comte de Flandre et siéger avec lui à la cour de Lille. La puissance du Comte de Flandre, le plus redoutable feudataire de la couronne se dressait devant le roi de France comme un sérieux obstacle.

Guy de Dampierre avait alors gravement indisposé contre sa personne en voulant toucher à leurs privilèges, les communes de Gand, Ypres et Bruges ; Philippe le Bel en profita pour soutenir ces trois villes ou par des promesses flatteuses, il réussit à se créer des partisans que le peuple désigna sous le nom de « partisans du Lys ».

Parmi les « hommes de Monseigneur de Flandres », Alard de Roubaix resta fidèlement, luttant contre ceux qui « furent de le parti Roy, en tant de were ». La campagne engagée par Philippe le Bel devait avoir un dénouement désastreux. «Abandonné comme un agneau au milieu des loups » selon l’expression de l’historien flamand Jacques de Meyère, trahi de tous côtés, séduit peut-être par quelque conseiller dont il ne soupçonnait pas la perfidie, Guy de Dampierre prit le parti d’aller avec ses fils, Robert et Guillaume, en compagnie de cinquante chevaliers flamands, se mettre à la discrétion du roi de France.

Au nombre de ces braves, se trouvait Alard de Roubaix, en compagnie de Jean de Bondues, Yves de Werwick, Guy de Thourout, Amel d’Audenarde, Gauthier de Nivelle. Le seigneur de Roubaix fut enfermé au château de Falaise, tandis que Guy était jeté dans un cachot du donjon de Compiègne.

Les terres de Flandre et des seigneurs fidèles furent confisquées et distribuées par Raoul de Clermont, connétable de France, à divers chevaliers, comme indemnité que le roi leur avait promis d’assigner sur les biens du comté. Mais les Flamands ne se soumirent point facilement au roi Philippe ; un parti, celui des Clauwarts ou hommes de la griffe, c’est à dire attachés au vieux Lion de Flandre, les appela à la révolte au cri de « Vlaenderen den Leeuw » (Flandre au Lion).

Après les sanglantes Matines de Bruges, ce fut la victoire flamande de Courtrai ou bataille des éperons d’or (1302), suivie bientôt de la bataille de Mons-en-Pévèle, avant laquelle les Flamands s’arrêtèrent à Roubaix, menaçant le camp des Français.

Une trêve fut signée le 20 décembre 1303 entre les princes flamands et Philippe le Bel ; et tandis que Guy de Dampierre mourait à Compiègne, son fils, Robert de Béthune, signait le traité de paix. Alard de Roubaix revint alors dans sa seigneurie, fidèle toujours à son suzerain, réorganisant ses terres dévastées par les ravages de la guerre. En 1310, il assista, en compagnie de 69 chevaliers, au tournoi donné à Mons par Guillaume, comte de Hainaut. Ce fut le dernier acte officiel du seigneur de Roubaix qui, bientôt après, s’éteignit dans son château. Alard est le premier qui porta les armes de la terre de Roubaix ; à ce titre, son souvenir mérite d’être conservé.

JEAN DE ROUBAIX (1401 – 1449)

Parmi les plus célèbres seigneurs de Roubaix, il faut citer Jean de Roubaix qui, de 1401 à 1449, tint sous sa tutelle, la ville naissante. Jean de Roubaix naquit vers 1369, Son père était un des plus grands seigneurs de la Cour de Bourgogne. On croit communément que c’était Robert, seigneur d’Escaudoeuvres, époux de la fille de Rasse de Herzelles. Jean accompagna son père à la fameuse bataille de Roosebeke, en 1382, bataille qui marqua le triomphe de la noblesse sur les communes et pendant laquelle Van Artevelde et dix mille des siens tombèrent sous l’effort irrésistible de la cavalerie française.

En 1390, Jean de Roubaix participa à la croisade commandée par le duc de Bourbon, oncle du roi, organisée pour secourir les Génois, victimes des Sarrasins qui, venant des côtes d’Afrique, pillaient le territoire de la République de Gênes. Cette croisade fut marquée par quelques faits saillants : arrivée des croisés à Gênes vers la fin juin, débarquement sur la côte d’Afrique le 22 juillet puis siège de Carthage. Ce siège dura deux mois ; malgré quatre assauts et une bataille, le siège dut être levé sans résultat et l’armée revint en Europe.

L’humeur aventureuse de Jean de Roubaix n’était pas satisfaite car après des voyages à Jérusalem, au Mont Sinaï, à Rome, il fit partie, en 1396, de l’armée du comte de Nevers, Jean sans Peur, envoyée par Charles VI au secours du roi de Hongrie, menacé par Bajazet, conquérant de la Valachie et de la Bulgarie.

Seigneur de Roubaix en 1401 après la mort de son père, Jean de Roubaix fit faire le dénombrement de son fief le 4 novembre et donna à la bourgade le nom de ville.

En 1406, Jean devint conseiller et chambellan du duc de Bourgogne ; il reçut de son souverain la seigneurie d’Herzelles, sans le comté d’Alost, confisqué à messire Sobier de Herzelles qui avait conspiré contre le comte Louis de Maele et le duc Philippe le Hardi, en prenant le parti des Gantois et de Jacques Van Artevelde.

Lorsque Jean sans Peur alla à Paris assister au Conseil de Régence organisé pendant la folie de Charles VI, Jean de Roubaix fit partie des huit cents chevaliers de Bourgogne et de Flandres qui entouraient leur souverain ; il accompagna ensuite le duc dans son expédition contre les Liégeois qui ne voulaient point recevoir Jean de Bavière comme évêque ; enfin, aidé par les sires de Helly et d’Uterque, il arrêta Montaigu, principal appui des Armagnacs, qui eut la tête tranchée et le corps pendu au gibet de Montfaucon.

Les missions de confiance accordées ensuite à Jean de Roubaix furent de plus en plus nombreuses : il fut envoyé en ambassade auprès du roi d’Angleterre, Henri V, malheureusement sans succès puis il fut nommé, avec le baron de la Viefville, gouverneur du jeune comte de Charolais qui devait devenir Philippe Le Bon. Aussi, il obtint de Jean sans Peur l’autorisation de créer, sur la terre de Roubaix, sept échevins en remplacement des juges cottiers, comme le porte l’acte de Gand, conservé dans le septième registre de l’ancienne Chambre des Comptes de Lille.

En 1416, Jean de Roubaix assista au Grand Conseil de Valenciennes (le 13 novembre) ; en 1418, il fut chargé de la garde du château de Lille et des gens des comptes.

En récompense de ses bons et loyaux services, Jean de Roubaix fut comblé de faveurs. Le 1er juin 1420, Philippe, devenu duc de Bourgogne, accorda à son « amé et féal conseiller, la haute justice et échevinage sur tous les fiefs et arrières fiefs de la terre de Roubaix » ; « Et avec ce, ledit seigneur aura au lieu de tous les juges cottiers qu’il avait auparavant, sept échevins qu’il créera et renouvellera ou fera créer et renouveler par son bailli ou son lieutenant une fois l’an. Lesquels échevins, au conjurement dudit bailli, auront connaissance de toute justice haute, moyenne et basse sur le gros dudit fief de Roubaix et sur toutes les terres renteuses et cottières tenues dudit seigneur de Roubaix ».

En 1423, nouvelle faveur : l’hôtel que Jean avait acheté à Lille, rue Basse, fut rattaché par lettres patentes du 22 juillet 1423, au fief de Roubaix et en prit le nom. En 1424, Jean de Roubaix fut nommé premier chambellan du duc et reçut le fief du Fontenoit détaché de la Salle de Lille et les seigneuries de Leuvillers et de Dourier ; de plus, une pension de 300 francs d’or lui fut accordée sur les revenus de la terre de Ninove, une autre de 500 francs sur les revenus de Blaton et de Feignies, et il eut le droit de recevoir 2 000 faisceaux de bois de la forêt de Nieppe. Outre ses gages de gouverneur, une somme de trois francs par jour lui fut attribuée pour l’entretien de ses gens et de ses chevaux.

Après avoir participé à l’expédition organisée pour défendre le roi de Chypre et le grand maître de Rhodes contre les Sarrasins, Jean de Roubaix fut chargé de négocier le mariage de Philippe avec Elisabeth de Portugal. Il s’embarqua le 19 octobre 1428 à l’Ecluse et réussit pleinement sa mission. Le 24 juillet 1429, Jean de Roubaix signa le contrat de mariage au nom de son maître et le 25, le mariage par procuration. Sur la route du retour, Jean tomba malade et fut soigné en Galice, à Ribadeo. Rapidement guéri, il débarqua à l’Ecluse le 6 décembre, précédant de quelques jours la nouvelle duchesse. Il assista au mariage solennel célébré le 7 janvier 1430 à l’Ecluse, par l’évêque de Tournai.

En récompense de l’heureux succès de sa mission, Jean de Roubaix fut nommé Chevalier de la Toison d’Or. Il fut le troisième des vingt-quatre chevaliers de ce nouvel ordre.

Après une intervention dans le différend entre les villes de Gand et de Bruges, au sujet de la préséance, Jean de Roubaix reçut, en 1432, de Jacqueline de Bavière, la terre, la forteresse et la seigneurie d’Escaudain ; en 1433, du Magistrat de Lille, un terrain au-delà de la Deûle, derrière l’hôtel de Roubaix ainsi que le pont appelé pont de Roubaix.

Le 7 juin 1449, à l’âge de 80 ans, Jean de Roubaix mourut ; il fut enterré dans la chapelle saint Jean Baptiste de l’église Saint Martin, laissant un fils, Pierre, héritier de sa valeur et de ses charges.

MICHEL DE ROUBAIX

Grammairien du treizième siècle

La ville de Roubaix si manufacturière, entièrement consacrée à l’industrie et au commerce, n’a point été cependant rebelle aux lettres et aux arts. Dès le XIIIème siècle, elle donna naissance à un grammairien qui devint célèbre : Michel de Roubaix.

On ne connaît aucun détail sur la vie de ce personnage ; mais on connaît une de ses œuvres : De modo significandi, traité de grammaire latine très complet pour l’époque et indispensable pour l’enseignement des écoles de ce temps. Cet ouvrage nous a été conservé dans deux manuscrits de la fin du XIIIème siècle, conservé à la bibliothèque Nationale.

Le premier provient du fonds latin de l’abbaye de Saint Germain des Près (N° 1465). C’est un recueil in-4° sur parchemin dont les gardes sont couvertes de pièces datées de la période entre 1328 et 1339. Le traité de Michel de Roubaix est suivi de plusieurs fragments anonymes sur la grammaire d’après le grand ouvrage de Priscien et surtout d’après ceux d’Evrard de Béthune et d’Alexandre de Villedieu. A la suite de ces fragments, il y a des gloses assez étendues sur les hymnes de l’Eglise, dont le texte accompagne partout le commentaire.

Le second manuscrit est un recueil provenant de l’ancienne Sorbonne (côte 940) ; c’est un grand in-folio sur parchemin. L’ouvrage de Michel de Roubaix suit le traité Summa Modorum significandi, de Siger de Courtrai, professeur aux écoles de la rue du Fouarre. Mais cet exemplaire est incomplet ; il lui manque un des feuillets du premier manuscrit ; de plus, il y a quelques différences dans les règles et les exemples.

Le traité commence par ce vers placé en épigraphe : Ne scriban vanum, due, pia Virgo, manum. (Pour que je n’écrive aucun mot vain, dirige ma main, pieuse Vierge.) Vient ensuite un préambule, dans lequel l’auteur annonce son projet : Il veut, dit-il, faire un petit ouvrage sur les parties du discours et sur leurs divers modes, en recueillant presque partout les leçons des autres, en essayant quelquefois de les expliquer ; « ad praesens minimum oposculum faciens, circa hujus partes orationis cum suis modis significandi… vestigia aliorum in plerisque imitando, et in aliquibus eccrum obscuritates explanando… » Son but est d’exposer toutes les questions de grammaire avec leurs modes essentiels et accidentels, car cette étude doit précéder celle des sciences philosophiques, le plus vif et le plus sincère plaisir de tout vie ; « essentiales et accidentales modos significandi, in quibus consistit melior et major pars grammatice philosophicarum disciplinarum studia praetermittendo in quibus in hac vita sincerissima summaque consistit delectatio. »

La grammaire proprement dite suit ce préambule. Après, la définition des mots « vox », « dictio », « oratio », Michel de Roubaix prend la marche habituelle de tous les traités de grammaire ; il donne les règles du nom, du pronom, du verbe, de l’adverbe, de la conjonction, de la préposition et de l’interjection.

A la fin du traité se lit, dans le premier manuscrit, au bas de la seconde colonne du trente-huitième feuillet, cette finale habituelle aux ouvrages de l’époque : «Expliciunt Modi sifinificandi compositia Magistro Michaele de Robasio». Ainsi se termine la grammaire composée par le maître Michel de Roubaix.

Que penser de cette œuvre de notre savant compatriote ?

Sans doute n’a-t-elle qu’un mérite tout ordinaire, la forme en trop souvent sèche et monotone ; elle est parfois peu originale, imitant de près le traité de Donat. Mais Michel de Roubaix, par ses nombreuses transitions et ses fréquentes incidentes, a inauguré une sorte de grammaire philosophique ; il a fait la philosophie de la grammaire. Fidèle disciple d’Aristote dont l’ « Organon » était alors universellement connu, il use d’une subtilité particulière dans la dialectique.

Michel de Roubaix, dans ce domaine spécial de la grammaire, participe ainsi au brillant renouveau littéraire du XIIIème siècle, l’âge d’or de la scolastique. Dans son enthousiasme pour la philosophie du maître, il a appliqué les principes d’un sage péripatétisme à une nouvelle branche du savoir humain. Il l’a fait selon des règles d’une orthodoxie irréprochable.

Ce n’est pas un petit honneur pour Roubaix d’avoir donné le jour à un grammairien éminent, à un philosophe éclairé qui, dans les écoles si renommées de la rue du Fouarre, près de l’antique Sorbonne, a révélé et fait glorifier le nom de sa petite patrie, de sa ville natale.

D’après les travaux de recherche de H. J. DUMEZ

LE TERROIR – Bulletin du Cercle Littéraire Amédée Prouvost – 1925

Fonds d’Archives La Muse de Nadaud

Jean De Lannoy

En l’an de grâce 1459, sous le règne de Charles VII, fils infortuné, père plus malheureux encore, qui ne sembla monter sur le trône que pour en éprouver les désagréments, règne néanmoins illustré par les exploits de Dunois, le dévouement de Jeanne d’Arc, fille célèbre qui sût ranimer le courage abattu des Français et valut à son roi le surnom de Victorieux, messire Jean, Seigneur de Lannoy, les Rumes, Sébourg et Bossu sur l’Escaut, chevalier de la Toison d’Or, obtint du duc de Bourgogne, investi du comté de Flandre, le gouvernement de la ville de Lille.

Blason de la famille de Lannoy Domaine public

C’était un vaillant capitaine que messire Jean, issu de l’illustre maison de Croy, un noble et généreux seigneur ; il avait entouré la ville de Lannoy de murailles et de fossés, relevé son église, augmenté et fortifié son château dont les tours au somptueux crénelage planaient fièrement sur les champs d’alentour, érigé dans ce château du consentement de l’évêque de Tournay et de l’abbaye de Cysoing, une chapelle où il se proposait d’établir des chanoines, et fondé dans la ville un couvent de chanoines réguliers de Sainte Croix, dits CROISES.

Ce fut donc le 20 Juin 1459 que le nouveau gouverneur de Lille alla prendre possession de son gouvernement ; reçu à l’entrée de la ville par les Rewart, Mayeur, Echevins, Conseillers et voir Jurés, preud’hommes et Appaiseurs, c’est au milieu d’une double haie de soldats, au bruit des acclamations du peuple, des tambours, des fanfares, au son de toutes les cloches, qu’il se rendit en la salle des Etats, somptueusement décorée, pour y prêter le serment de maintenir et garder les franchises et privilèges des bourgeois et manants, puis conduit processionnellement en l’église collégiale de Saint Pierre pour y assister au Te Deum qui devait se célébrer en actions de grâces. Jean ne devait pas jouir longtemps du gouvernement, noble récompense de ses services.

Jean de Lannoy tiré du Trésor de la Toison d’Or folio63v

Louis XI, de qui l’on a dit avec raison, qu’il n’était ni bon fils, ni bon père, ni bon mari, ni bon frère, ni bon ami, ni bon allié, succéda en 1461 à Charles VII, et la troisième année de son règne d’astuces et d’intrigues devait être fatale au seigneur de Lannoy. Jean ayant donné au Duc de Bourgogne le conseil de rendre à Louis XI les villes qu’il tenait sur la Somme, se fit un ennemi puissant du comte de Charolois, qui résolut de se venger et le poursuivre de son implacable haine ; forcé de quitter son gouvernement, il courut s’enfermer dans son château de Lannoy, espérant pouvoir y braver la colère du comte. Dans la première semaine de mars 1464, de Charolois donna l’ordre au seigneur de Roubaix d’aller, avec force gens de guerre, s’emparer de la ville de Lannoy, de son château et de saisir et appréhender Jean ; mais jean, averti à temps des forces considérables qu’on dirigeait contre lui trop faible pour leur résister, se retira à Tournay avec sa femme et ses enfants, emportant avec lui son or, son argent et ses meilleurs biens.

Lannoy extrait des albums de Croy http://miniatures-de-croy.fr/

Cependant le seigneur de Roubaix s’empara de la ville et du château et fut trouvé dans le châtel par la garnison de Caen, de cent à cent vingt pourceaux salés, et de farines grand planté, avec blé et avoine a grande largesse, et si estait séant un moulin tout neuf à moudre bled. Et tot après le comte de Charolois donna la ville de Lannoy et son chastel à Jacques de Saint Pol, frère du compte de Saint Pol (*) Monstrelet

Jean de Lannoy, le 24e gouverneur de Lille depuis le siège qu’en fit Philippe le Bel en 1296, mourut le 18 mars 1492 ; il fut inhumé à Lannoy, dans l’église des Croisés qu’il avait fondée ; l’épitaphe suivante, qui résume l’histoire de cet homme illustre, se lisait sur une lame de cuivre attachée à la muraille du chœur :

Je fus jadis au monde en grand prospérité,

D’honneur, de biens avoie à très large planté

Car je fus serviteur du Duc Philippe le Bon.

Ce bon seigneur me tint tous tenus de sa Maison

Et l’un des Chevaliers de l’Ordre du Toison

Dont aux Rois et aux Princes fut per et compagnon ;

En Hollande et Zélande me fit son Lieutenant

Pareillement de Frize où je le fus servant

Quinze ans ou environ, puis me fit Gouvernement

De Lille, Douay et Orchies, dont j’eus tant plus d’honneur

Puis me fit Capitaine et aussi Sénéchal

De toute Gorrechom, office espécial.

En plusieurs ambassades lui plut moi envoyer,

Où grans honneurs rechus dont Dieu doit merchier,

Et assez tost après, du voloir et bon gré

De ce bon Duc mon Maistre et Seigneur redoublé,

Je fus bailli d’Amiens de par le Roi commis,

Du dit Amiens aussi fus Capitaine mis

Et tout pareillement de Dourlens et Cité,

Encore voit le Roi, par sa grande bonté

Moi retenir à lui et à sa pension

A deux mille bons francs par an dont j’eus le don.

J’allais en Angleterre de par ses deux seigneurs,

Car seul pouvoir me donnèrent oncques ne vis grigneurs

Car seul pouvoir avois de traiter paix finalle,

Entre les deux royaumes, par grace espécialle.

Le donjon de Lannoy et le chastel aussi,

Avec le chapelle et ceste Eglise-ci,

Je fis en mon tems faire en la ville aisément,

Qui est privilégié moult bien et grandement.

La Chapelle de Lys fis faire à mes despens ;

J’acquis Rume et Sébourg par estre diligens.

Le Chasteau de le Marche et ville de Forchies,

Le Locquon et Courchelles dont j’eus plus seignories.

Deux fois fus marié, dont ma femme première,

Fut Dame de Brimeu seule fille héritière,

Ensemble eumes deux filles, dont l’une fut donnée

Au seigneur de Gaesbeque auquel fut mariée,

Et l’autre trespasse en assez josne eage.

Et ma seconde femme que j’eus en mariage,

De Ligne et Brabenchon elle fut fille ainée

De huit enfans aussi fumes nous assemblée.

Et après par envie fortune massailly

Moy cuidant tout détruire, mais Dieu y pourvoy,

C’est par vraie vertu et Dame vérité

Avec passience d’honneur fut suscité

Et plus que par avant fut par-tout honnouuré.

Dieu par sa grace fasse à mes nuysans pardon,

Et ung chascun réduite à devenir très-bon.

Après moi florissant en honneur et en grace,

Depuis que j’eus vu une bien longue espace

Le plaisir de mon Dieu, mon juge et Créateur

Fut de moi envoyer du monde la doleur ;

C’est la mort qui tout mord sans nulluy épargnier,

Ainsi finis mes jours sans plus pouvoir targier

En l’an nostre Seigneur, mil quatre cens

Et quatre-vingt et douze payant de mort le cens

Chy fisant qu’il leur plaise Dieu pour moi requérir

Afin qu’à leurs prières puisse à grace venir.

Cette épitaphe a été la proie du vandalisme, lors de la démolition du couvent des Croisiers.

Ce texte est paru dans l’Indicateur de Tourcoing le 29 mars 1840, journal qui fut l’un des premiers supports pour les écrits de Théodore LEURIDAN père.

 

Visite du roi Makoko

Bien avant l’arrivée d’Africains, de Sénégalais en particulier, avant l’arrivée sur les champs de bataille de la Grande Guerre des tirailleurs et autres troupes coloniales, la ville est honorée de la visite du roi Makoko en 1887, entouré de quelques uns de ses guerriers. Il est l’attraction de la Grande Cavalcade du Congo, charitable et publicitaire, organisée par les frères Vaissier qui exploitent la savonnerie des Princes du Congo. Exotisme ! C’est, en effet, un palais des mille et une nuits, orientalo-hindou qu’ils allaient se faire construire rue de Mouvaux. L’image de l’autre, celle de l’étranger est aimablement folklorique, l’Afrique défile sur des chars mêlant vrais Africains et Roubaisiens grimés pour l’occasion.

Il serait bien dangereux de conclure que l’humanisme, le respect de l’autre et le refus du racisme règnent à Roubaix dans cette fin de siècle et au début du XXe siècle. La ville, pourtant va atteindre le sommet de sa puissance industrielle, sa population approchera 125.000 habitants en 1896 et la vague de migration belge est bien achevée.

Depuis 1886, un courant de sentiment anti-étranger se développe sur le thème de la défense du travail national. Il ne disparaîtra pas rapidement alors que la loi de 1889 sur la nationalité aboutit à la naturalisation des Belges. Roubaix va cesser d’être une ville belge (elle est déjà la Manchester du Nord, une ville américaine et la Mecque du Socialisme !).

Mais la tribu du roi Makoko, elle, ne vient pas à Roubaix pour y travailler. Au début du siècle on trouvera un Noir oeuvrant dans la ville, marchand ambulant de friandises à la noix de coco. Martiniquais, il est surnommé Patakoko, son cri de marchand. Il est « drôle et sympathique, le nègre Banania » local ! Nous ne sommes pas loin de l’époque où un Président de la République française qui avait été prévenu de la présence d’un Noir parmi les élèves d’une grande école qu’il allait passer en revue, lâcha, surpris tout de même, cette phrase historique « Ha! C’est vous le nègre… Et bien, continuez ! »

Entre 1905 et 1907, dans les théâtres roubaisiens et au « Théat’Louis » avec les marionnettes, on manifeste son soutien aux Boers, son intérêt pour les guerres du Transvaal : les pièces sur ces sujets font un triomphe ! Sans doute faut-il penser que dans les régions textiles, même entre 1870 et 1914, l’ennemi héréditaire est l’Anglais qu’on est ravi de voir en difficulté en Afrique. « Ha ! Soyez maudite, Angleterre ! » chante Louis Catrice.

C’est pourtant de 1897 que date la célèbre chanson de Louis Pontier « Les pots au burre ou la peste à Roubaix ». Ces Flamands frontaliers « pus traîtes que l’vermine » sont présentés là en briseurs de grèves… pendant que Jules Guesde est accusé d’être le candidat des Belges et des étrangers. On notera que d’autres chansons, au contraire, défendent les Belges.

Allons, les pots au burre.

N’faites pas enn’si drol’de fid’gure

Car nous aut’s in n’veut pos

Vous faire payi des drots

(Henri Carré, dit Dartagnan, pseudonyme d’Henri Carrette)

Louis Catrice, dans « la Roubaisienne » livre un beau refrain internationaliste :

Salut à nos frères de la Belgique!

De tous les pays, Allemands ou Français

Vous qui luttez pour une République

Ou régneront le travail et la paix.

Il a cependant oublié de citer les Anglais !

Mais depuis la défaite de 1870, on se prépare à la guerre, ou on prépare la guerre… Puisque si tu veux la paix… On peut être surpris de voir des enfants dans les écoles publiques enrôlés dans les bataillons scolaires avec uniforme, défilés, exercices militaires … et stands de tirs dans les amicales laïques.

ll s’agit de former des soldats citoyens qui ne sombreront pas dans l’idéologie militaire des nationalistes … Mais le sentiment national est pourtant vif. On notera qu’en 1910 au Congrès de Nice, les socialistes blâmeront leur section du Nord pour ses positions nationalistes sur la protection du travail des français.

Louis Catrice avait chanté le vrai Roubaigno parle pato. Avis aux Flamands qui abandonnent le flamand dialectal pour passer au français via le picard (ou patois). Car au fond, à vrai Roubaigno s’oppose Flamin dont la langue sonne faux (une cloche au mauvais son parle flamin). Il s’agit sans doute plus du jugement du citadin, ce vrai Roubaigno regarde avec condescendance ce villageois, ce paysan… ce blédard dirait-on aujourd’hui. Mais Catrice pourtant ne chante les grands idéaux, la République et la Révolution, qu’en français, dans la langue du Progrès ! A la fin du XIXe siècle au théâtre Louis Richard, les jeunes ouvriers qui le fréquentent souhaitent voir supprimer le boboche avec ses personnages picardisant pour le remplacer par un acte de plus de la pièce en français pourtant fort longue. Ce seront les spectateurs de 1905, époque où les fils de Louis Richard proposent des séances bon marché le jeudi soir, qui demandera le rétablissement du boboche. Le pato ne sera plus la marque du vrai Roubaigno. « Roubaisien parle français » pouvait-on lire dans un lycée professionnel de Roubaix. « L’emploi du patois et des expressions grossières est interdit » lisait-on dans l’ancien règlement intérieur de l’Institut Turgot, Le parleu d’pato c’est le vulgaire dans toutes les acceptions du terme et non plus le vrai Roubaigno.

Au bout du chemin, dans les armées de la guerre 14-18, ces gens au fort accent et au français régional marqué par des picardismes recevront le sobriquet de chtimis …. Et ceux qui partent se réfugier dans d’autres régions de France verront s’inscrire sur leurs papiers de résidents la mention « étranger » (étranger à la commune, bien sûr). Dans la formulation populaire cela donnera l’expression boches du Nord pour désigner ces Français du Nord.

Avec Makoko et Patakoko, l’étranger faisait rire en cette fin du XIX e siècle! Avec un boboche, le couteau magique de Louis Richard, originaire de Bruges, son public des Longues Haies majoritairement flamand, riait aussi … de Pitche Flamin ! Dans cette pièce, Morveux Courtelapette pour soutirer un peu d’argent à son oncle Dominique invente une histoire de couteau magique …. On peut tuer quelqu’un et le ressusciter avec une petite chanson.

Vers 1930, Léopold Richard, fils de Louis fera de Pitche Flamand le trosime farceu (avec Jacques et Morveux) qui fera semblant de mourir et de ressusciter. A l’époque de Louis Richard, Pitche Flamin serait plutôt farcé : il est tué! Et ça fait rire tous les ex-Flamins! Le meurtre est à la fois rituel et symbolique même si la marionnette peut-être, par définition, alternativement morte et vivante.

En vérité, le monde devient bien compliqué : des Français peuvent traiter un Roubaisien de boche du Nord, les soldats de la France peuvent être noirs, l’obéissant capitaine Dreyfus devenir l’étranger intégral et nous faire peur, Makoko et Patakoko nous faire rire. Le meurtre pour rire de Pitche flamin symbolise pourtant les affrontements et la violence verbale (ou celle des articles de presse de l’époque) qui accompagnèrent la transmutation du Flamin en français.

Un chansonnier roubaisien anti-collectiviste proposa d’envoyer Jules Guesde et ses sangsues (ou sangsures) en Afrique ! Le député de Roubaix n’est pas patriote… il sera, pourtant, bientôt ministre d’Etat à la guerre ! En 1917 sur les champs de bataille, la mort apparaîtra comme un étranger plus redoutable que l’Allemand. L’inversion se traduira par des crosses en l’air ! Un autre étranger réapparaîtra sur ce même champ de bataille : le loup sorti d’on ne sait où et qui, affamé, aurait mangé, fait rarissime, de la chair humaine.

Le loup était-il responsable de la famine et de la mort? Makoko et ses cannibales avaient fait rire les Roubaisiens ; le loup lui, l’étranger, n’amuse pas ! Tout vient se bousculer en cette fin de siècle et d’époque, à Roubaix, construite sur l’immigration, plus qu’ailleurs. L’école gratuite, publique, obligatoire et laïque, la généralisation du français, le colonialisme pour éviter la Révolution en France et exporter le Progrès et les mesures pour l’extermination du loup, concentrent la pensée et l’action politique de Jules Ferry. On trouve de curieuses réfractions dans l’imaginaire et dans la réalité surtout dans une ville aussi républicaine que Roubaix. Les médailles ont toujours un revers !

 

Alain GUILLEMIN