Alfred Reboux et le Journal de Roubaix

LE SUCCESSEUR

Alfred Reboux est né à Lille le 13 Mars 1848, et son destin est très vite lié à celui du Journal de Roubaix. L’anecdote veut qu’il ait été associé très jeune au lancement du Journal à sa création, le 18 juin 1856 [1]: le premier journal fut tiré par Alfred Reboux, alors qu’il n’avait que huit ans. Lorsque tout fut prêt, au moment décisif, on amena l’enfant à l’atelier, un ouvrier le prit dans ses bras, et lui fit tirer le levier, après quoi, il retira lui même la feuille imprimée et la remit à son père.

Le Journal de Roubaix a multiplié ses éditions et paraît désormais quotidiennement depuis 1869. Les bureaux et le matériel ont été transportés au n°1 de la rue Nain. Alfred Reboux écrit son premier article dans le Journal de Roubaix à l’âge de 18 ans. Lorsqu’il succède à son père, il a 24 ans et c’est lui qui va progressivement transformer la modeste imprimerie paternelle, en une entreprise industrielle.

Alfred Reboux, patron de presse

Alfred Reboux fonde à Lille le journal La Dépêche (1879) et  le Nouvelliste du Nord Pas de Calais (1882). Il fusionne dans ces journaux l’ancien Mémorial de Lille, et l’ancien Propagateur, dont il s’était rendu propriétaire. Puis ces journaux passeront à une société lilloise en 1886. Il est propriétaire directeur du Journal de Roubaix, mais également du Courrier de Tourcoing et de la Gazette d’Armentières. Sa seconde femme qui lui succédera évoque ses projets et ses réalisations dans une conférence [2]: il avait rêvé de doter notre région d’organes destinés à défendre les idées de liberté et d’égalité qui étaient les siennes.(…) C’est chez lui que s’initient des fondateurs de journaux comme l’abbé Trochu, directeur de l’Ouest Eclair. Il conçoit une vaste Agence de Presse réalisée après lui…

La profession lui rendra hommage en faisant de lui le Président d’Honneur de l’Association professionnelle des journalistes du Nord, lors de la création de cet organisme. Alfred Reboux a donc passé la vitesse supérieure : le publiciste se fait journaliste, voire reporter. Le directeur de journal devient un patron de presse.

Esprit pratique et éclairé, il avait compris l’importance de la grande presse populaire à bon marché, et le premier en France, il fit paraître son journal à six et à huit pages, ne reculant pour lui devant aucun sacrifice [3].

Le formidable développement du Journal de Roubaix s’appuie sur des éléments bien précis : la modernisation de ses équipements, un grand réseau de distribution, une bonne agence de presse, une conception forte des devoirs du journaliste, et une forte imprégnation de la vie publique et politique. A ce dernier point, Alfred Reboux consacra huit ans de sa vie.

Alfred Reboux en politique

La politique l’accapare bientôt : il se présente comme catholique, libéral et démocrate. Il est candidat au Conseil d’Arrondissement en 1880, et il échoue de peu. A l’occasion des élections complémentaires des 16 et 23 Avril 1882, il est élu avec un frère des Ecoles Chrétiennes, et il entre au Conseil Municipal sous la mandature de Léon Allart. La majorité est aux républicains radicaux, et l’heure est aux grandes lois laïques. Ses joutes oratoires avec Emile Moreau resteront célèbres et dépasseront largement cette époque. L’hommage d’Alfred Reboux à son vieil adversaire en 1889 montre assez le caractère du directeur du Journal de Roubaix :

« Si les partis politiques avaient le sentiment de la reconnaissance, il y a dix ans que Monsieur Emile Moreau serait député de Roubaix ».

En 1884, il est réélu, cette fois-ci dans un Conseil Municipal majoritairement conservateur, sous la mandature de Julien Lagache. Il est omniprésent et participe à un grand nombre de commissions, sans toutefois cesser de s’occuper de son journal, pour lequel il est au cœur des débats, et par lequel il influe parfois sur ces mêmes débats. Le journaliste n’a pas longtemps hésité à utiliser les informations de première main que lui fournissait l’homme politique. Les élections générales des 6 et 13 mai 1888 voient la fin de sa carrière politique, mais il poursuit le débat en se consacrant désormais à la direction de son journal.

[1] Anecdote rapportée par l’Echo du Nord cité par le Journal de Roubaix du 13 Avril 1908.

[2] Conférence donnée par Madame Reboux Hottiaux à l’école de journalisme de l’Université Catholique en mars 1930

[3] Extrait de l’éditorial de la Rédaction du Journal de Roubaix du 12 avril 1908.

Edouard Duquenne et les sociétés mutuelles

A 25 ans, en 1890, il entre dans une Société de Secours Mutuels. A ce moment, Edouard Duquenne, qui avait connu une enfance et une adolescence laborieuses et avait été le témoin des misères qu’entraînent la maladie, le décès prématuré, le chômage, prend conscience du rôle essentiel des Secours Mutuels. Dorénavant il n’aura de cesse de promouvoir ce mode de secours. En 1894, il fonde avec un petit nombre d’amis, qui deviendront ses collaborateurs, la Société de retraite des «Prévoyants de l’Industrie et du Commerce Roubaisiens».
 
Le 23 septembre 1896, il épouse à Roubaix, Clémence, Coralie Krabansky, sœur de l’artiste peintre roubaisien Gustave Krabansky, qui lui donnera huit enfants. Edouard Duquenne est à l’initiative de la création d’un grand nombre de Sociétés mutuelles à Roubaix : plus de soixante-cinq en 1913. Parmi celles-ci, on peut citer : La Mutualité Maternelle Roubaisienne, La Mutuelle Nadaud, La Société de Secours Mutuels Saint Joseph, La Société « L’Employé »…
 
Son action ne se limite pas à Roubaix, par plus de 600 conférences, de déplacements, de consultations, d’articles, il fait éclore de nombreuses Sociétés Mutuelles dans la région mais aussi dans la France entière et même à l’étranger. Son action le fait nommer à des postes importants de la Mutualité, il devient Président de l’Union Départementale des Sociétés de Secours Mutuels du Nord, vice-président de la Fédération Nationale de la Mutualité Française, membre du Conseil Supérieur de la Mutualité…
 
Son dévouement lui vaut aussi de se voir décerner un certain nombre de distinctions : en 1904, il reçoit la médaille d’Or de la Mutualité, en 1920, il est élevé au grade de chevalier puis en 1924, d’officier de la Légion d’honneur.
 
L’Union : La plus grande boulangerie de France
 
Sur le plan professionnel, tout en se dévouant pour les autres, son travail le hisse au rang d’industriel : il devient président-directeur de la coopérative « L’Union », la plus grande boulangerie de France dont il fait, au point de vue social, un établissement modèle. Il est également directeur propriétaire du journal « Nord Mutualiste ».
Edouard Duquenne décède le 23 septembre 1927 à son domicile, 478 rue de Lannoy à Roubaix, à l’âge de 62 ans. Ses funérailles ont lieu en l’église provisoire Saint Michel, avenue Linné, en présence d’une foule considérable.
Les coins du poêle sont tenus entre autres par MM. Duvivier, commissaire général de l’Union Départementale des Sociétés de Secours du Nord, Eugène Motte, ancien Député Maire de Roubaix, Joseph Wibaux, Président de la Mutualité Maternelle, Eugène Ernoult, Administrateur de l’Union… Dans l’assistance, on remarque MM. Gustave Dron, Sénateur Maire de Tourcoing, Georges Petit, Maire de Lambersart et Président de la Fédération Nationale de la Mutualité Française.
Dès le lendemain du décès d’Edouard Duquenne, le Journal de Roubaix, avec l’accord des instances de la Mutualité Française, lance une souscription pour l’érection d’un buste à sa mémoire. Cette souscription recueille en quelques jours plus de 16.000 francs. Ce buste, œuvre du sculpteur lillois Soubricas, est inauguré sur sa tombe au cimetière de Roubaix le 4 novembre 1928. Un second est érigé au square Pierre Catteau.

Louise Delmasure et « l’aide aux mères »

(NB, mai 2019 : voir également le n°19 de Gens et Pierres de Roubaix)

LOUISE DELMASURE FONDATRICE DE L’ASSOCIATION « L’AIDE AUX MÈRES DE FAMILLE DE ROUBAIX »

Mariés en avril 1913, le couple habite 33, rue Daubenton et leur première fille, Lisette (Mr et Mme Pierre Catrice) naît en 1914. La première guerre mondiale sépare les époux, elle part à Paris puis se réfugie à Arcachon. 

A la fin de la guerre, elle retourne à Roubaix et s’installe 150 bis, rue du Collège, dans une maison contigüe à l’entreprise « Delmasure Fils », négoce de laine. Sa vie est alors une suite de naissances et de soins aux enfants : de 1914 à 1934, elle met au monde 12 enfants dont 10 filles et 2 garçons.
Toutes les maladies y passent et le décès douloureux d’un petit Bernard âgé de 2 ans d’une broncho-pneumonie la touche profondément. « Ce qui fit ma santé, disait-t-elle, c’est le mois de repos que je m’impose après chaque naissance et l’aide dévouée de personnes fidèles » à qui elle prodiguait amitié et affection.
 
Malgré sa charge familiale, elle se rend chaque jour à pied de la rue du Collège à la rue Sébastopol soigner sa mère paralysée à la suite d’une congestion cérébrale. Femme de devoir, son sens pédagogique était net : « Il faut, il ne faut pas », « ne pas rester inoccupée… », « On fait ce que l’on doit faire »… Elle apprenait à lire à ses enfants avant la scolarisation (7 ans).
Vers 1928, elle réalise la nécessité de se faire aider car elle a 8 enfants en bas âge et la difficulté d’y parvenir. Elle pense aux mamans fatiguées et songe aux jeunes filles disposant d’un peu de temps qui pourraient rendre d’appréciables services, tout en acquérant des connaissances ménagères.
C’est ainsi que s’organisent des activités telles que les promenades du jeudi, le service du raccommodage, les garderies d’enfants dans des jardins, l’aide aux courses, les bourses aux livres de classes et de vêtements…
Tout cela se fit dans un échange bénévole de services qu’on appelait « l’œuvre d’entraide » et « le secours aux mamans ». Avec la participation de mesdemoiselles Delerue et Despré au dévouement total, progressivement, une petite indemnité intervint.
Monsieur Delmasure, militant familial, perçoit qu’il faut assurer la continuité dans l’action en mettant en place une structure permanente. Dès 1930, il apprend qu’à Paris l’idée a fait son chemin autour de madame Violet en 1920 et plus tard à Versailles, Lyon ou Marseille. Roubaix fait école à Lille et Tourcoing. L’association pour l’aide aux mères de famille est créée. Elle a son siège au 2 rue de la Sagesse et en expansion, au 49, boulevard Gambetta, au 6, rue Sébastopol et à ce jour 48, rue du Maréchal Foch.
Dans la période entre les deux guerres Mme Delmasure permit à son mari l’action sociale militante qu’il eut dans la région du Nord. Réciproquement, il l’a aidée, conseillée, épaulée lors de la Fondation de « L’Association de l’Aide aux Mères ».
La guerre de 1940 amène la famille à La Réole en Gironde, en zone non occupée. Des trésors d’économies et d’ingéniosité sont débloqués pour nourrir quinze à vingt personnes : enfants, parentée, des jeunes démilitarisés, des juives en transit vers l’Espagne, tout ce monde que, là-bas, on appelait « les boches du Nord ».
Cette deuxième guerre lui occasionne l’angoisse de la séparation d’avec son mari, délégué régional à la Famille à Marseille. Pendant quatre années, elle a transcrit sur des cahiers la vie au jour le jour de cette période.
A Roubaix, en 1943 Annette Delmasure, sa fille, prend le relais de Mlle Despré et organise suivant les directives de Madame Violet à Paris et Mlle Isnard à Lyon, un foyer pour loger, la semaine, les jeunes filles sorties des écoles ménagères du Pas-de-Calais, en recherche de travail. Cette formule durera 30 années et permit une excellente formation d’avenir pour les jeunes filles, en même temps qu’une parfaite disponibilité aux appels des familles.
L’indemnité du début devient salaire, une profession était née. La « Travailleuse Familiale » succède à « L’Aide aux Mères ». Le financement régulier par la Caisse d’Allocation Familiale se substitua aux subventions. La Direction départementale d’Action Sociale, la Caisse d’Assurance Maladie interviennent devant le prix horaire qui s’élève, les familles ne participant qu’en fonction de leurs ressources.
 
Vers 1950, d’autres organismes se créent avec des objectifs spécifiques. 120 associations se regroupent en une Fédération Nationale reconnue d’Utilité Publique. Après le décès de son mari en 1978, Madame Delmasure, invalide et dépendante décède chez sa fille le 22 avril 1986 au 6, rue Sébastopol.
Elle fut baptisée, confirmée, mariée, inhumée en l’église Saint Martin de Roubaix et décorée de la Médaille d’Or de la Famille Française. En 1957, elle est faite Chevalier de la Santé Publique.
 
En 1996, l’Aide aux Mères de famille a répondu à l’appel de 456 familles de Roubaix, Tourcoing et environs. Cette association se nomme aujourd’hui AMFD (Aide aux Mères et Familles à Domicile) et son siège social se situe maintenant Résidence Flandre, entrée 19 – avenue de Flandre 59170 Croix.
  
 Les Veilleurs
 

Les fondateurs de la grande industrie

(NB : D’après les travaux de recherche de Georges Teneul, Président de la Société d’Emulation de Roubaix, Histoire économique de Roubaix – Réflexions sur notre temps, 1962)

DYNAMISME ET EQUILIBRE

La liberté commerciale absolue, reconnue intangible, ouvrait la voie aux individualités fortes bien décidées à utiliser toutes les chances qui leur étaient offertes par la législation nouvelle. Ne s’attardant pas à observer les faits, les fondateurs de la Grande Industrie, hommes d’action avant tout, s’engageront avec ardeur dans le système économique libéral dont ils feront le succès. En examinant la liste des Egards et des Maîtres drapiers de l’Ancien Régime, on relève peu de leurs héritiers parmi les notabilités industrielles du XIXe siècle. Rarement, en effet, la conjoncture a été plus favorable aux empiristes dégagés des souvenirs anciens ; ils forcent le destin, alors que les attardés, timides, supputent leur chance et la laissent passer.

Les figures marquantes du XIXe siècle industriel à Roubaix seront celles de chefs de file, bâtissant leurs entreprises au jour le jour, prêts à saisir toutes les occasions heureuses. A la manière des découvreurs de terres inconnues, ces pionniers adoptent la machine à vapeur, les métiers mécaniques à filer et à tisser, entreprennent des voyages de prospection et appliquent dans leurs usines les moyens de production nouveaux. C’est l’époque où les héros de Balzac jonglent avec les lettres de change que l’extension du crédit fait circuler à travers les grandes villes de commerce. Et Daumier nous livre avec Robert Macaire, flanqué de Bertrand, la caricature de ce monde d’affaires.

Mais à Roubaix, les chances de la fortune sont exploitées avec plus de modération et de sagesse et souvent avec mesure. Les créateurs de la Grande Industrie, possédaient non seulement du talent, mais cette sorte de génie divinatoire, apanage des hommes neufs aux muscles solides et à la tête froide.

 

L’APPORT DES RURAUX

Autour du cœur de la cité, la campagne toute proche a fourni à la Manufacture les bras courageux et les cerveaux clairs dont elle avait besoin. La promotion nouvelle avait préparé son ascension dans le calme du sillon et la patience d’un labeur séculaire tenace et fécond. Ainsi, les cadets de l’Ancienne France retournaient à la charrue et, après ce contact avec la terre tutélaire, leurs ascendants réapparaissaient au premier plan. La création de la Grande Industrie fut une œuvre de force et de santé. La relève, fournie avant tout par le monde rural, possédait une confiance à toute épreuve

L’historique des censes de Roubaix est évocateur à cet égard. Les Spriet, Mulliez, Lecomte, Leuridan, Pollet, Dubar-Delespaul, Lefebvre, Prouvost, sont tous descendants de cultivateurs. Les ruraux, autant que les ouvriers de qualité ont fondé la grande industrie. Certaines usines importantes ont été construites au cours du XIXe siècle, sur l’emplacement ou à proximité des terres que cultivait, la veille encore, l’ancêtre immédiat ou le nouveau manufacturier. « Si nous nous penchons sur l’origine de la plupart des hommes qui, de nos jours, se sont distingués, nous découvrons derrière eux, une longue ascension et une longue patience. » Ainsi s’exprimait, très justement, Jacques Bainville, dans son discours de réception à l’Académie Française. La claire vision des nécessités de l’heure animait la race des bâtisseurs de nos usines. Les cheminées que, successivement, ils élèveront dans le ciel de la cité, constitueront autant d’actes de foi dans la pérennité de leurs fondations. Ces hommes ne connaissaient pas la crainte des lendemains. Dans ces heures de plénitudes, une race est forte, elle ne cherche pas à maintenir, mais à créer et à poursuivre, en la développant, la tâche entreprise. Qui ne vise qu’à durer, porte déjà dans ses flancs, les traces de la destruction. Par là, la vie opère des coupes sombres ; elle porta des coups mortels aux entreprises de l’Ancien Régime et la sélection continue.

DE QUELQUES-UNS D’ENTRE EUX

Alexandre Decrême (1) qui, en précurseur, entreprit après 1789 la fabrication des tissus de coton, était fils d’ouvrier et la génération suivante, ses descendants, s’allieront aux familles les plus notables. En 1819, un modeste artisan fonda la firme Hannart Frères, l’une des maisons d’apprêts des étoffes qui comptait à la fin du XIXe siècle parmi les plus importantes du monde entier. Emile Roussel débuta à 14 ans dans l’industrie. En 1865, il aida sa mère à créer une petite teinture et fonda une firme de grande renommée. La firme Wibaux-Florin, qui connut son apogée au XIXe siècle, fut fondée en 1810 par un cultivateur aisé. Né le 16 février 1787, à la ferme de la Mousserie, Hippolyte-Joseph Wibaux épousa Félicité Florin, fille de Pierre-Constantin Florin, premier maire de Roubaix et sa descendance figure parmi les dynasties industrielles du XIXe siècle. Cette firme se spécialise dans les tissus de chaîne coton et de trame de laine peignée et son effacement par la suite doit être attribué à un changement de mode. Ce sont les créations nouvelles qui poussent au zénith les maisons modestes ; mais ce sont elles aussi qui, plus tard, les écartent du succès.

La famille Prouvost est originaire de Wasquehal. Elle occupait une situation rurale de premier plan avant la Révolution. Le Chanoine C. Lecigne écrivit une biographie du poète Amédée Prouvost, dans laquelle il peint en traits brillants, le grand-père de l’écrivain. « Il aimait voyager. Un beau jour, il monta à cheval, il parcourut la France, s’extasiant devant les paysages, s’arrêtant à la porte des usines, mêlant dans ses carnets des impressions d’artistes et des notes d’affaires, exemplaire inédit du Roubaisien à la fois aventureux et positif… Il crée le peignage mécanique de la laine, il lutte dix ans contre les préjugés populaires, les obstinations intéressées et la concurrence étrangère. A force de raison, de calme bon sens, d’efforts continus, il développe l’industrie nouvelle, groupe deux mille ouvriers autour d’elle et dote Roubaix du plus grand établissement de peignage de France. C’est un grand citoyen en même temps qu’un grand industriel. » (2)

Louis-Joseph Brédart épousa en 1754, Anne-Marie Lepers, issue d’une famille rurale très considérée dès le XVIe siècle. De ce mariage naquit, entre autres enfants, Louis-Antoine-Joseph, lequel continua la descendance. L’un de ses enfants, une fille, Pauline, épousa Jean-Baptiste Motte, d’une famille urbaine de Tourcoing, et dont la profession de marchand laisse supposer une profession de négociant en laines. La postérité de la famille Motte-Brédart prend un rôle de premier plan dans la création de la grande industrie de Roubaix. L’aîné Louis Motte-Bossut fonde la filature de coton la plus considérable pour l’époque et fait preuve, au cours de sa carrière industrielle, d’un esprit d’entreprise exceptionnel qui s’est perpétué dans sa descendance. Son cadet, Alfred Motte, se destinait tout d’abord au notariat. En secondes noces, il avait épousé Léonie Grimonprez, fille de Eugène Grimonprez, le promoteur à Roubaix de la filature de la laine peignée et l’un des hommes les plus actifs de la nouvelle promotion industrielle. Après un premier échec, il construit un véritable complexe industriel textile englobant tous les stades de la fabrication, du peignage au tissage. Il fit participer à son succès de multiples associés. Sa formation juridique favorisa sa réussite et après quelques entreprises hasardeuses, il prit soin de limiter ses risques par une clause résolutoire.

Eugène Motte-Duthoit, Maire de Roubaix, de 1896 à 1908, est issu de ce mariage. Tandis que la famille Grimonprez s’est effacée, la filiation d’Alfred Motte-Grimonprez occupe présentement encore une importante situation industrielle. Les descendants de Motte-Brédard joignaient à un sens précis des réalités, une activité débordante. Louis Motte-Bossut disait la nécessité « de diriger son affaire personnellement ». « Il faut valoir quelque chose par soi-même, sans chercher trop de distraction en dehors ». Déjà gravement malade en 1882, Alfred Motte-Grimonprez poursuivra sa tâche jusqu’à sa mort, en 1886. Devant une telle ardeur qu’il eût fallut modérer, on constate qu’il est plus dur de rester inactif que d’entreprendre de grandes actions.

Dans ce Roubaix en plein développement économique, le hasard des mariages amena bien des changements de situation. Dans le discours qu’il prononça en 1927, lors de l’anniversaire de la naissance d’Alfred Motte-Grimonprez, son fils, Eugène Motte-Duthoit raconte de quelle façon son aïeul Jean-Baptiste Motte « en prenant à travers champs le chemin le plus court, cueillant pavots et bleuets pour former un bouquet de fiancé pour Pauline Brédart qui habitait Tourcoing, s’arrêtait en chemin à la grande ferme Ducatteau pour parler amicalement avec la fille du fermier. Cette ferme était la première sur le territoire de Roubaix et s’étendait du pont Vanoutryve au Conditionnement et au pont Saint-Vincent-de-Paul. « Marie Rose, vous êtes trop maligne pour rester fermière disait-il à cette jeunesse, vous devriez vous marier avec un fabricant et vous feriez belle carrière ». Et cette prédiction s’accomplit. Elle épousa M. Lefebvre et la Maison Lefebvre-Ducatteau, sous sa direction, devint l’une des premières maisons de la Fabrique de Roubaix. Elle commandita plus tard, en 1852, la Maison Amédée Prouvost, les premiers peigneurs de Roubaix et les plus réputés, et Henri, Jean et Louis Lefebvre ont hérité de l’esprit délié et entreprenant de Marie-Rose ».

En 1820, Louis Dubar épouse Marie-Joseph Delespaul, à la ferme du Hutin et fonde une importante entreprise. La famille Bayart était originaire de la ferme de l’Hornuyère de Wattrelos. Pierre-Joseph Bayart épouse en 1798, Sylvie Lefebvre et le jeune ménage s’installa comme fabricants. Dans leur descendance, on retrouve les Bayart-Cuvelier, Bayart-Lefebvre, Ernoult-Bayart et maintes autres familles qui ont fait carrière brillante dans l’industrie.

En 1853, les frères Dillies installent quelques métiers à tisser. Véritables vulgarisateurs du tissage mécanique à Roubaix, ils seront en 1860, propriétaires de 400 métiers. Simple tisserand, Julien Lagache devient un remarquable fabricant. François Frasez installe des métiers à tisser dans des maisons construites à cet usage (chaque maison recevait quatre métiers) et inaugure ainsi une méthode qui a été reprise avec succès dans d’autres régions. Commentant l’exposition de 1853 et s’arrêtant au nom de MM. Eugène Grimonprez et Cie, Théodore Leuridan dira qu’il a été frappé « du grand nombre de maisons inconnues jusqu’ici ».

A partir de 1850, la plupart des affaires se montent en associations à cause du coût élevé des industries mécanisées. De plus, la direction d’une usine exige la présence à peu près constante des patrons. Pour leur permettre de rester à leurs affaires, des maisons de commissions sont fondées. C’est M. Bossut qui fonda la première maison du genre. Par la suite, la Manufacture s’efforcera de se passer de leurs services.

Les frères Delattre, industriels avisés, Henri qui fut Maire de Roubaix en 1848 et Louis épousèrent respectivement Adèle et Pélagie Libert, filles du fermier de la Potennerie. Fondée en 1827, leur entreprise avait pris rapidement un développement considérable. La veuve Libert épousa en secondes noces Pierre Pollet-Delobel de Sainghin et leur descendance honore de nos jours encore l’industrie roubaisienne. La Maison Toulemonde-Destombes, fondée en 1820 trouve son origine dans un tissage à la campagne et il est fort probable, comme ce fut le cas de plusieurs industriels dont le fondateur mena tout d’abord de pair la culture et le tissage, que la ferme ne fut délaissée qu’après emprise sûre dans la manufacture.

On pourrait poursuivre des recherches en ce sens. « Il n’y a aucune maisons ayant tenu quelque place à Roubaix qui n’ait eu ses fondements dans une connaissance approfondie de la matière et du métier » écrit M. Gaston Motte dans son Histoire de Roubaix. La grande industrie fut fondée par une promotion nouvelle, artisans parvenant au patronat de souche roubaisienne ou immigrés, mais, le plus souvent, les industriels du XIXe siècle sont d’origine rurale.

Ces hommes nouveaux, ancrés sur la réalité, osent tout risquer et tout entreprendre. Leur tournure neuve de pensée et d’action a édifié la cité moderne. Les hautes cheminées dominaient de véritables fiefs industriels. « Plus riche en outils qu’en fonds d’Etat, l’héritier ne pouvait s’évader », dira Eugène Motte lors de l’inauguration de l’Hôtel de Ville, le 30 avril 1911.

1 Ancienne famille notable qui avait connu un effacement momentané.

2 Chanoine C. Lecigne : « Amédée Prouvost ».